CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 2 mars 2022, n° 21/17962
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Eurofood (SAS)
Défendeur :
Tnuva Alternative (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dallery
Conseillers :
Mme Depelley, Mme Lignières
Avocats :
Me Etevenard, Me Thomas, Me Teytaud, Me Shalit
La société Eurofood est une société de droit français, créée en 1997 et qui a pour activité le commerce de produits alimentaires, en particulier le marché européen des produits casher et compte de nombreux clients, grossistes et professionnels de la restauration et de l'alimentation générale.
La société Soy Magic, société de droit israélien, fait partie du groupe Tnuva alternative (ci-après « Tnuva »), qui est le principal producteur de produits laitiers en Israël. La société Soy Magic est spécialisée dans la production des produits laitiers à base de soja.
Suivant contrat du 8 mai 2016, Tnuva a accordé à Eurofood la distribution exclusive de 8 produits sous sa marque Soy Magic en Union européenne et en Suisse pour 5 ans à compter du 1er mars 2016, en contrepartie d'objectifs quantitatifs.
Selon la société Eurofood, des ruptures d'approvisionnement et des annulations de produits imputables à la société Tnuva, l'ont empêchée d'atteindre les objectifs contractuels.
La société Tnuva met fin au contrat le 23 janvier 2020 au motif d'objectifs non atteints.
Estimant être victime de manquements contractuels et d'une rupture abusive du contrat, Eurofood a attrait la société Tnuva devant le tribunal de commerce de Paris, suivant acte extrajudiciaire du 31 juillet 2020.
Par jugement du 30 septembre 2021, le tribunal de commerce de Paris a :
Dit recevable et bien fondée l'exception d'incompétence soulevée par la Société de droit israélien TNUVA ALTERNATIVE anciennement dénommée SOY MAGIC LTD,
Décliné sa compétence et renvoie les parties à mieux se pourvoir,
Dit que le greffe procédera à la notification de la présente décision par lettre recommandée avec accusé de réception adressée exclusivement aux parties,
Dit qu'en application de l'article 84 du code de procédure civile, la voie de l'appel est ouverte contre la présente dans le délai de quinze jours à compter de ladite notification,
Condamné la SAS EUROFOOD à payer à la Société de droit israélien TNUVA ALTERNATIVE anciennement dénommée SOY MAGIC LTD, de droit israélien la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 CPC,
Condamné la SAS EUROFOOD aux dépens de l'incident, dont ceux à recouvrer par le greffe liquidés à la somme de 97,72 € dont 16,07 € de TVA,
Rejeté les demandes des parties autres, plus amples ou contraires.
Par déclaration en date du 14 octobre 2021, la société Eurofood a interjeté appel de ce jugement en y joignant des conclusions déposées et notifiées le même jour ;
Par ordonnance du 20 octobre 2021, la société Eurofood a été autorisée sur requête à assigner à jour fixe la société Tnuva Alternative à l'audience du 5 janvier 2022.
Vu l'assignation à jour fixe délivrée à la demande de la société Eurofood, par acte du 8 novembre 2021, à la société Tnuva Alternative tendant aux fins de :
Vu le jugement du 30 septembre 2021,
Vu l'article 14 du code civil,
Vu les articles 42 et suivants du code de procédure civile,
Vu les pièces produites aux débats,
INFIRMER le jugement du Tribunal de commerce de Paris du 30 septembre 2021,
RENVOYER les parties devant le Tribunal de commerce de Paris,
CONDAMNER la société TNUVA au paiement de la somme de 5 000 euros à la société EUROFOOD au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
CONDAMNER la société TNUVA aux entiers dépens.
Vu les conclusions de la société Tnuva, déposées et notifiées le 01 décembre 2021, par lesquelles il est demandé à la Cour de :
Vu les articles 42 et 46 du Code de procédure civile,
Vu les pièces versées au débat,
In limine litis et à titre principal :
CONFIRMER le jugement du Tribunal de Commerce de Paris du 30 septembre en toutes ses dispositions,
En conséquence,
SE DECLARER INCOMPETENTE,
A Y à mieux se pourvoir devant les juridictions israéliennes,
Subsidiairement, si la Cour jugeait utile de statuer concomitamment sur l'exception d'incompétence et sur le fond :
JUGER que la société SOY MAGIC LIMITED à présenter sa défense sur le fond du litige, conformément aux dispositions de l'article 78 du Code de procédure civile,
En tout état de cause :
CONDAMNER la société EUROFOOD au paiement de la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 699 du Code de procédure civile,
CONDAMNER la société EUROFOOD aux entiers dépens dont distraction au profit de Maître François TEYTAUD, Avocat, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Au soutien de la compétence des juridictions françaises, la société Eurofood se prévaut des dispositions de l'article 46 du code de procédure civile.
Elle fait valoir en premier lieu que le contrat du 8 mai 2016 est caractérisé par la prestation de service de distribution exclusive fournie à la société Tnuva sur le territoire européen, prestation principalement exécutée en France, pays dans lequel se situe son siège social.
A titre subsidiaire, si par extraordinaire la Cour devait retenir la qualification de contrat de vente, elle invoque le lieu de livraison des marchandises à Marseille, et non pas sur le territoire israélien comme l'a décidé le jugement.
Elle fait valoir en second lieu que les juridictions françaises ont compétence pour connaitre de sa demande fondée sur le fondement de l'article L 442-1 II du code de commerce au titre de la rupture brutale par la société Tnuva des relations commerciales qui les liaient. A cet égard, elle soutient qu'en droit interne, l'action fondée sur la rupture brutale des relations commerciales est de nature délictuelle et qu'en vertu de l'article 46 du code de procédure civile la victime de la rupture peut saisir la juridiction dans le ressort de laquelle elle exerce son activité et a son siège social, ce qui correspond au lieu où le dommage a été subi.
La société Tnuva rétoque que l'option de compétence offerte par l'article 46 du code de procédure civile est exclue, ne s'appliquant pas aux litiges relatifs aux contrats de distribution exclusive, de sorte que seule la juridiction du lieu du domicile défendeur est compétente en vertu de l'article 42 du code précité, à savoir le tribunal israélien compétent à X
En tout état de cause, elle soutient que si l'option de compétence prévue à l'article 46 du CPC était applicable, les juridictions israéliennes sont compétentes au regard du lieu de livraison des produits prévu par l'article 10 du contrat (livraison Z B incoterms 2010), s'agissant d'un contrat de vente.
Elle ajoute que le seul point de rattachement en France est la localisation du siège social de la demanderesse, ce qui est insuffisant pour conférer une compétence aux juridictions situées à Paris et que le contrat ne répond pas aux critères fixés par la Cour européenne pour être qualifié de contrat de prestation de services. A ce titre, elle souligne que l'obligation caractéristique du contrat est la vente de produits, de sorte que seul le lieu de livraison des produits peut être pris en compte pour déterminer la juridiction compétente.
Enfin, elle affirme que si la Cour devait considérer que le contrat comme étant un contrat de prestation de service, elle ne pourrait que considérer que l'obligation caractéristique du contrat consiste à assurer l'exclusivité de la distribution des produits, ce qui a d'ailleurs été reconnu par la société appelante.
Enfin, elle dit que les juridictions israéliennes sont exclusivement compétentes pour statuer sur les demandes formulées par la société appelante à son encontre de la concluante, au titre de la rupture brutale des relations commerciales établies, soutenant que l'action fondée sur l'article L. 442-1 II du Code de commerce revêt un caractère contractuel et non délictuel.
Elle relève qu'aucune des jurisprudences citées par la société appelante n'est transposable en l'espèce et que le fait que des dispositions impératives constitutives de lois de police s'appliquent au fond du litige ne fait pas échec à l'application des règles de conflit de juridiction.
Ainsi, selon la société intimée, dans la mesure où l'action est de nature contractuelle et où la livraison des marchandises vendues a eu lieu à l'usine de Soy Magic située en Israël, en application de l'Incoterms « Ex Work » stipulé au contrat, les juridictions françaises ne sont pas compétentes pour trancher le litige qui oppose les parties sur le fondement de la rupture brutale des relations commerciales établies.
SUR CE, LA COUR
En l'espèce, la société Tnuva, défenderesse devant le tribunal de commerce de Paris, demeure en dehors de l'Union européenne (Israël) et en l'absence de clause attributive de juridiction et de règles de compétence exclusive, les règles du code de procédure civile s'appliquent à la détermination de la compétence internationale des juridictions françaises.
L'article 42 du Code de procédure civile pose la règle de principe selon lequel le défendeur est attrait devant les juridictions de l'Etat où il a son domicile.
L'article 46 du code civil dispose :
« Le demandeur peut saisir à son choix, outre la juridicion où demeure le défendeur :
- en matière contractuelle, la juridiction du lieu de la livraison effective de la chose ou du lieu de l'exécution de la prestation de service ;
- en matière délictuelle, la juridiction du lieu du fait dommageable ou celle dans le ressort de laquelle le dommage a été subi ;
... »
Ainsi, en matière contractuelle, en vertu de ces dispositions, il existe une option de compétence au profit de la juridiction « du lieu de la livraison effective de la chose ou du lieu de l'exécution de la prestation de service ».
Pour déterminer la règle applicable de la juridiction internationalement compétente, il convient de voir si le contrat de distribution exclusive liant les parties est un contrat de vente ou un contrat de prestation de service.
Il y a lieu d'identifier l'obligation caractéristique du contrat en cause.
Un contrat dont l'obligation caractéristique est la livraison d'un bien doit être qualifié de contrat de vente. Cependant, une telle qualification ne trouvera à s'appliquer à une relation commerciale durable entre deux opérateurs économiques, que si cette relation se limite à des accords successifs ayant chacun pour objet la livraison et l'enlèvement de marchandises.
Ainsi, la qualification de contrat de vente ne correspondra pas à l'économie d'un contrat caractérisé par un accord cadre ayant pour objet un engagement de fourniture et d'approvisionnement conclu pour l'avenir par deux opérateurs économiques, comportant des stipulations contractuelles spécifiques quant à la distribution des marchandises vendues.
S'agissant d'un contrat de « fourniture de services », la notion de « services », suppose au moins, que la partie qui les fournit effectue une activité déterminée en contrepartie d'une rémunération. Deux critères d'appréciation procèdent de cette définition : une activité et une contrepartie.
L'existence d'une activité, requiert l'accomplissement d'actes positifs, à l'exclusion de simples abstentions. Ce critère correspond, à la prestation caractéristique fournie par le distributeur exclusif lorsque ce dernier, en assurant la distribution des produits, participe au développement de leur diffusion au profit du vendeur, en particulier grâce à la garantie d'approvisionnement dont il bénéficie en vertu du contrat de distribution, à sa participation à la stratégie commerciale, notamment aux opérations promotionnelles. Il en est de même lorsque le distributeur est en mesure d'offrir aux clients des services et des avantages que ne peut offrir un simple revendeur et, ainsi, de conquérir, au profit des produits du concédant, une plus grande part du marché local.
Le second critère consiste en la rémunération accordée en contrepartie d'une activité. Une telle rémunération ne saurait s'entendre au sens strict du versement d'une somme d'argent. À cet égard, un contrat de distribution exclusive repose sur une sélection du distributeur. Cette sélection, élément caractéristique de ce type de contrat, confère au concessionnaire un avantage concurrentiel puisqu'il aura seul le droit de vendre les produits du concédant sur un territoire déterminé. Il en est de même lorsque le contrat de distribution exclusive prévoit une aide au distributeur en matière d'accès aux supports de publicité, de transmission d'un savoir-faire au moyen d'actions de formation, ou encore de facilités de paiements. L'ensemble de ces avantages, ont une valeur économique qui peut être considérée comme étant constitutive d'une rémunération.
En l'espèce, il est constant que les ventes et livraisons successives entre Soy Magic et Eurofood sont régies par un contrat cadre qui détermine les conditions applicables à la livraison et à la distribution par Eurofood des produits livrés (pièce n°3).
Toutefois, les prestations prévues par ce contrat ne se limitent pas à la livraison et l'enlèvement de marchandises.
En effet, ce contrat inclut d'autres prestations qui s'imposent à Eurofood dans la distribution des produits livrés par Soy Magic.
Ainsi :
- le point 7 du contrat prévoit que tous les produits distribués dans le cadre de ce contrat doivent porter la certification Kasher,
- le point 18 du contrat, prévoit qu'une garantie d'approvisionnement est déterminée par la société Soy Magic et fixe d'ailleurs des quantités cibles annuelles « contraignantes » qui doivent être distribuées par Eurofood,
- le point 11 qui concerne les emballages démontre, comme le point 7 ci-dessus, une participation de la société Eurofood à la stratégie commerciale de Soy Magic.
Il résulte de ces éléments, que la société Eurofood exerce une activité pour le compte de la société Soy Magic qui ne se limite pas à la livraison et l'enlèvement de produits.
Par ailleurs, selon les points 2 et 3 du contrat, un droit personnel exclusif de distribution concernant le marché Kasher de l'Union européenne et de la suisse est accordé à la société Eurofood pour les produits livrés par Soy Magic. Selon le point 4, pendant la durée du contrat, Soy Magic ne doit pas concurrencer Eurofood sur ledit marché. Le point 20 prévoit la participation de Soy Magic aux coûts de promotion des ventes tandis que le point 5 prévoit que Soy Magic s'engage pendant la durée du contrat, à transmettre à Eurofood toutes les commandes ou demandes de renseignements qu'elle reçoit d'acheteurs dans les territoires concernés. Il en résulte que Soy Magic apporte une aide au distributeur en matière d'accès aux informations et à la clientèle. L'ensemble de ces avantages accordés par Soy Magic, ont une valeur économique qui peut être considérée comme étant constitutive d'une rémunération.
Au vu de l'ensemble de ces éléments, la qualification de contrat de vente doit être écartée au profit de celle de contrat de prestation de service.
La prestation caractéristique à savoir, les services consistant à la distribution des marchandises et la participation d'Eurofood à la stratégie commerciale de Soy Magic ont été exécutés en France.
Il en résulte la compétence des juridictions françaises pour connaitre dudit contrat sur le fondement de l'article 46 du code de procédure civile.
Le jugement est infirmé en ce que le tribunal s'est déclaré incompétent.
Il convient de renvoyer les parties devant le tribunal de commerce de Paris.
Le jugement est infirmé en ce que le tribunal a condamné la société Eurofood aux dépens et a condamné celle-ci à payer à la société Tnuva la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Il convient de condamner la société Tnuva aux dépens de première instance et d'appel et à payer à la société Eurofood la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, la demande de la société Tnuva sur ce fondement étant rejetée.
PAR CES MOTIFS
INFIRME le jugement sauf en ce qu'il a dit recevable l'exception d'incompétence soulevée par la société de droit israélien TNUVA ALTERNATIVE anciennement dénommée SOY MAGIC LTD, ;
Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant,
DIT que les juridictions françaises sont compétentes ;
RENVOIE les parties devant le tribunal de commerce de Paris ;
CONDAMNE la société de droit israélien TNUVA ALTERNATIVE aux dépens de première instance et d'appel et à verser à la société EUROFOOD la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
REJETTE toute autre demande.