CA Paris, 2 mars 2022, n° 20/00484
PARIS
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
CYCLIFE FRANCE (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Avocats :
Me Bernabe, Me Quintin, Me Courtecuisse, Me Baechelin, Me Laurent
- contradictoire,
- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile,
- signé par Mme U... K..., Présidente de chambre, et par Mme B... O..., Greffière placée, présente lors de la mise à disposition.
Vu le jugement assorti de l'exécution provisoire rendu le 10 décembre 2019 par le tribunal de commerce de Marseille qui a :
- déclaré valables les conclusions écrites développées oralement à la barre par M. G... L...,
- vu les dispositions des articles 328 et suivants du code de procédure civile, reçu M. M... N... en son intervention,
- condamné la Société pour le conditionnement des déchets et effluents industriels (SOCODEI) à payer à Me L..., ès qualités , les sommes de :
- 393 427 au titre du manque à gagner sur l'appel d'offres dit de la Cuve DLI aqueux,
- 188 985 , à titre de dommages-intérêts calculés sur le montant du passif déclaré de la société Kepler,
- 8 000 au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- débouté Me G... L..., ès qualités, de ses demandes au titre des créances postérieures à l'ouverture de la liquidation judiciaire de la société Kepler et pour rupture brutale des relations commerciales,
- condamné la Société pour le conditionnement des déchets et effluents industriels (SOCODEI) à payer à M. M... N... les sommes de :
- 50 190 , à titre de dommages-intérêts, en réparation de son préjudice du fait de la perte de son emploi,
- 3 500 au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné la Société pour le conditionnement des déchets et effluents industriels aux dépens ;
Vu l'appel relevé le 20 décembre 2019 par la société Cyclife France, procédure inscrite au rôle sous le numéro RG 20/00484 ;
Vu l'appel relevé le 17 janvier 2020 par Me G... L..., en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société Kepler, et par M. M... N..., procédure inscrite au rôle sous le n° RG 20/01817 ;
Vu l'ordonnance du 30 juin 2020 par laquelle le conseiller de la mise en état a joint les procédures et dit qu'elles se poursuivraient sous le n° RG 20/00484 ;
Vu les dernières conclusions notifiées le 7 juillet 2020 par la société Cyclife, (ex SOCODEI) qui demande à la cour, au visa des articles 1113, 1114, 1210 et 1241 du code civil, 1101 ancien du code civil et L. 442-6-1 5 ° du code de commerce, de la déclarer recevable et bien fondée en son appel, y faisant droit :
1) constater :
- l'absence de toute responsabilité contractuelle de la société Cyclife à l'égard de la société Kepler représentée par Me G... Granier,
- l'absence de toute responsabilité délictuelle de la société Cyclife à l'égard de M. M... N...,
- l'absence de toute rupture brutale des relations commerciales entre la société Cyclife et la société Kepler,
2) en conséquence, infirmer le jugement en ce qu'il l'a condamnée :
- à payer à Me L..., ès qualités, la somme de 393 427 au titre du manque à gagner sur l'appel d'offres dit de la Cuve DLI aqueux, la somme de 188 985 à titre de dommages-intérêts calculés sur le montant du passif déclaré de la société Kepler et la somme de 8 000 au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- à payer à M. N..., la somme de 50 190 , à titre de dommages-intérêts, en réparation de son préjudice du fait de la perte de son emploi et celle de 3 500 au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- à payer les dépens de première instance,
3) confirmer le jugement pour le surplus, notamment en ce qu'il a débouté Me L..., ès qualités, de ses demandes d'indemnisation au titre des créances postérieures à l'ouverture de la liquidation judiciaire de la société Kepler et pour rupture brutale des relations commerciales
4) rejeter l'ensemble des demandes formulées pat Me L..., ès qualités, et par M. N... en cause d'appel,
5) fixer la créance de la société Cyclife à l'égard de la société Kepler à la somme de 15 000 au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens,
6) condamner M. N... aux entiers dépens et à lui payer la somme de 10 000 au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Vu les dernières conclusions notifiées le 17 avril 2020 par Me L..., ès qualités de
liquidateur judiciaire de la société Kepler, qui demande à la cour :
1) à titre principal, de :
- confirmer le jugement en ce qu'il a jugé que Cyclife a engagé sa responsabilité contractuelle en octroyant le marché relatif à la cuve R. 7245 à la société Sematec aux lieux et place de Kepler,
- infirmer partiellement le jugement en ce qu'il a cantonné le montant des dommages-intérêts alloués,
- statuant à nouveau, condamner SOCODEI à lui verser, ès qualités :
une somme correspondant aux pertes subies par Kepler du fait de ce manquement contractuel, en l'occurence 448 434 ,
une somme correspondant au gain manqué du fait de ce manquement contractuel, en l'occurence d'une part le montant du passif déclaré entre les mains de Me L..., soit la somme de 755 941,71 outre les créances postérieures à l'ouverture de la liquidation judiciaire, d'autre part la somme de 1 200 000 ,
2) à titre subsidiaire,
- d'infirmer le jugement et juger que SOCODEI a rompu brutalement les relations commerciales établies entre elle et Kepler,
- de condamner SOCODEI à lui verser, ès qualités :
la somme de 420 835 , correspondant à la marge brute annuelle moyenne réalisée par Kepler durant les trois exercices précédents la rupture,
la somme de 448 434 correspondant à la perte des investissements réalisés par Kepler pour les besoins de sa relation commerciale avec SOCODEI,
3) en toute hypothèse, de condamner SOCODEI aux entiers dépens et à lui payer, ès qualités , la somme de 10 000 au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Vu les dernières conclusions notifiées le 17 avril 2020 par M. M... N... qui demande à la cour, au visa de l'article 1241 du code civil, de :
- le déclarer recevable en son appel,
- infirmer partiellement le jugement,
- statuant à nouveau, condamner Cyclife à lui payer la somme de 200.760 , outre les intérêts au taux légal à compter de l'assignation introductive d'instance,
- condamner Cyclife aux dépens et à lui payer la somme de 3.500 au titre de l'article 700 du code
de procédure civile.
SUR CE, LA COUR
Il n'est pas contesté que la société Cyclife France, dont le nom commerciale est Cyclife, se trouve maintenant aux droits de la société SOCODEI.
La société SOCODEI, devenue Cyclife France, a pour activité le conditionnement de déchets et effluents industriels ; son usine, dénommée Centraco (Centre nucléaire de traitement et de conditionnement) est implantée sur le site nucléaire de Marcoule dans le Gard.
A partir de l'année 2009, elle a entretenu des relations commerciales avec la société Kepler, dont le dirigeant était M. N... et qui était spécialisée dans la conception et la réalisation de machines spéciales et d'opérations de génie mécanique, essentiellement pour les industries du nucléaire.
Le 18 décembre 2014, la société SOCODEI a adressé à la société Kepler ainsi qu'à d'autres sociétés, un appel d'offres ayant pour objectif de confier à un prestataire unique l'étude, la réalisation, la mise en place et la mise en fonctionnement sur son site Centraco d'une nouvelle cuve, dite 'Cuve DLI aqueux - Cuve R7245", destinée à stocker des déchets liquides incinérables.
Le 24 février 2015, la société SOCODEI a décidé d'attribuer le marché à la société Sematec, concurrent de la société Kepler.
Par lettre du 15 avril 2015, M. N... a protesté contre cette décision, estimant qu'un des candidats avait été privilégié, ayant eu l'opportunité de présenter une offre complémentaire après la date limite du dépôt des offres et ayant été retenu alors que le prix qu'il proposait était supérieur au sien. Il ajoutait que lors d'un rendez-vous du 27 février 2015, il avait été évoqué une compensation sous forme de nouvelles commandes au bénéfice de la société Kepler, mais que cette compensation ne s'était traduite par aucun fait depuis près de 7 semaines.
La société SOCODEI lui a répondu le 27 avril 2015 :
- que les critères fixés pour départager les candidats étaient composés à la fois d'éléments financiers, mais également qualitatifs et opérationnels,
- que si la société Kepler apparaissait comme la moins disante dans une grille de dépouillement des offres du 12 février 2015, il ne s'agissait pas d'un document définitif,
- que c'étaient bien des motifs essentiellement techniques et d'expérience en milieu sensible qui avaient déterminé le choix du candidat, le différentiel entre le prix proposé par la société Kepler et celui proposé par la société finalement reçue étant en réalité faible,
- qu'elle n'avait jamais proposé de l'indemniser, mais lui avait seulement fait savoir que, au même titre que d'autres prestataires, elle ne manquerait pas de lui proposer de soumissionner à d'éventuels futurs projets.
Suite à la procédure de sauvegarde ouverte le 24 mars 2015 à l'égard de la société Kepler, la liquidation judiciaire de cette société a été prononcée le 15 mars 2016, Me L... étant désigné en qualité de liquidateur judiciaire.
Le 31 août 2015, la société Kepler avait présenté une requête au président du tribunal de commerce de Nîmes pour voir désigner deux huissiers de justice afin de se rendre dans les locaux de la société Sematec et de la société Cyclife France pour rechercher et prendre copie de documents en lien avec l'appel d'offres. L'ordonnance du 3 septembre 2015 qui faisait droit à cette demande a été rétractée
par décision du 7 octobre 2015. Cette décision a été confirmée par arrêt de la cour d'appel de Nîmes du 14 janvier 2016.
C'est dans ce contexte que le 1er mars 2018, M. L..., ès qualités a saisi le tribunal de commerce de Marseille, reprochant à la société SOCODEI d'avoir engagé sa responsabilité contractuelle en octroyant le marché relatif à la cuve R 7245 à la société Sematec aux lieu et place de la société Kepler et, subsidiairement, d'avoir rompu brutalement les relations commerciales établies.
M. N... est intervenu volontairement à l'instance.
Le tribunal, par le jugement déféré, a retenu la responsabilité de la société SOCODEI pour avoir attribué le marché à une entreprise qui avait modifié son offre hors délai et l'a condamnée à payer des dommages-intérêts à Me L..., ès qualités, ainsi qu'à M. N....
En cause d'appel, Me L..., en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société Kepler, reproche à la société Cyclife :
- à titre principal, d'avoir violé le contrat d'appel d'offres conclu avec la société Kepler, en favorisant à son détriment un concurrent, la société Sematec,
- à titre subsidiaire, d'avoir rompu brutalement les relations commerciales établies en février 2015 .
M. N..., quant à lui, reproche à la société Cyclife :
- d'avoir commis des fautes pendant l'appel d'offres en communiquant à la société Sematec des informations sur le prix de la société Kepler, au mépris de ses propres engagements ainsi que du code de bonne conduite du groupe EDF, et en laissant la société Sematec formuler des offres hors délai,
- d'avoir commis des fautes après l'appel d'offres en 'blacklistant' la société Kepler, la plaçant sur une liste noire, de même que la société Camberra qui avait simplement demandé à la société Cyclife de se conformer à ses engagements.
La société Cyclife conteste tous les griefs formulés à son encontre.
Sur les demandes de Me L... en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société Kepler
Me L..., ès qualités, fait valoir qu'un contrat préparatoire a été conclu entre SOCODEI et Kepler, destiné à organiser les modalités de l'appel d'offres ; il expose en ce sens :
- que la lettre de Socodei du 18 décembre 2014 constitue une offre de contracter et que l'acceptation de cette offre par Kepler a scellé l'accord de volonté des parties,
- qu'une fois les critères librement choisis par SOCODEI, cette société s'engageait à s'y tenir, ce qu'elle n'a pas fait,
- que dans ses dernières écritures, SOCODEI affirme que si Kepler avait proposé un délai d'exécution de 18 semaines au lieu de 18 semaines et demi, elle aurait remporté le marché, ce qui constitue un aveu judiciaire sur la capacité de Kepler d'assurer la prestation.
Mais, il ne résulte aucun aveu judiciaire de SOCODEI alors que dans ses mêmes écritures, elle invoque les faiblesses que présentait l'offre de Kepler à raison du manque de qualification de son personnel, de sa fragilité financière et du recours massif à la sous-traitance.
SOCODEI, devenue Cyclife, analyse l'appel d'offres en une proposition de pourparlers et conteste l'existence d'un contrat, l'offre de contracter étant nécessairement subordonnée à un examen préalable par elle des différentes propositions présentées par les soumissionnaires.
Il est constant qu'en lançant son appel d'offres, SOCODEI s'est réservée le choix de désigner l'attributaire du marché ; cependant elle y a précisé :
- que le dépouillement des offres se ferait selon des critères pondérés notés, le prestataire obtenant le total le plus élevé remportant le marché, ces critères étant le prix (3), l'engagement et la garantie de tenue des délais annoncés (3) ainsi que la qualité technique de la réponse (2),
- la remise de l'offre devait intervenir au plus tard le 21 janvier 2015.
La société Kepler a accepté de participer à la consultation selon les modalités énoncées.
Le déroulement de l'appel d'offres devait donc s'accomplir dans les conditions fixées par SOCODEI.
Me L..., ès qualités, reproche d'abord à SOCODEI d'avoir travesti les notes de Kepler et de Sematec relatives au prix et aux prestations techniques.
Il en veut pour preuve que :
- dans la grille de dépouillement intermédiaire le prix proposé par Sematec est de 596 480 , celui de Kepler de 464 800 , alors que les deux sociétés obtiennent la même note de 2/2,
- que dans la grille de dépouillement définitive, le prix proposé par Sematec, soit 515.000 , obtient la note inférieure de 1,5.
Mais la société Cyclife réplique à juste raison que la grille de dépouillement du 12 février 2015 n'est qu'une grille intermédiaire ne faisant pas mention des offres définitives des différents soumissionnaires, que seule la fiche de dépouillement finale du 24 février 2015 doit être prise en compte et que les notes ne tiennent pas uniquement compte du prix proposé mais également de sa concordance avec l'aspect technique de l'offre.
Me L..., es qualites, reproche ensuite à SOCODEI d'avoir sollicité une offre de Sematec après le 12 février 2015, date ultime fixée pour la dernière offre financière, soulignant que la baisse de prix consentie par Sematec ne peut s'expliquer que par le fait que cette société était informée du risque de perdre le marché. Il fait valoir que SOCODEI est mal fondée à imputer à la société Kepler une faiblesse financière, une déficience sur le plan technique, un manque de qualification du personnel ou encore un recours trop grand à la sous-traitance.
La société Cyclife réplique :
- qu'elle a respecté les critères énoncés dans l'appel d'offres, la date butoir pour le dépôt des offres consolidées ayant été reportée au 18 février 2015,
- qu'à cette date, la dernière offre de la société Kepler était de 464 221 (en réalité 495 000 après réajustement du prix) et la dernière offre de la société Sematec de 596 480 ,
- que malgré les précisions apportées par la société Kepler, des doutes persistaient sur sa capacité à réaliser la partie projet, notamment au regard du recours prépondérant à la sous-traitance,
- que sur le plan technique, l'offre de la société Kepler présentait des faiblesses évidentes tenant au manque de qualification de son personnel, à la fragilité de sa situation financière, au recours massif à
la sous-traitance et à la différence de traitement des déchets,
- qu'à l'inverse, la société Sematec présentait des points forts concernant le traitement des déchets, le niveau de sécurité et le fait qu'elle disposait d'effectifs ayant une expérience opérationnelle avérée pour réaliser des modifications sur le site de Centraco,
- qu'en toute hypothèse, la société Cyclife était libre de choisir son prestataire.
Mais Me L..., ès qualités, verse aux débats les pièces suivantes :
- une attestation de M. R... certifiant qu'il a été salarié de la société Kepler en tant qu'ingénieur mécanicien du 4 mars 2013 au 31 mars 2016 et qu'il a eu accès à plusieurs reprises en zone contrôlée sur le site de SOCODEI,
- une attestation de M. T..., qui était directeur de projet salarié de la société Kepler du 15 novembre 2010 au 29 mars 2016, et de M. P..., qui était chef de projet au sein de SOCODEI, lesquels déclarent que le personnel de la société Kepler connaissait les installations concernées par le marché de la cuve, disposait des qualifications nécessaires pour accéder en zone contrôlée et avait les compétences nécessaires pour intervenir,
- une sommation interpellative du 28 juillet 2016, dans laquelle Mme F..., en réponse à la question : Avez-vous estimé personnellement que la société Sematec avait été favorisée par rapport à la société Kepler dans le cadre de l'appel d'offres susvisé a déclaré Oui pour la partie projet mais pas pour la partie achat et ce pendant toute la durée de l'appel d'offres ; elle a aussi précisé : Compte tenu de l'attitude du chef de projet qui souhaitait privilégier la société Sematec en discréditant la société Kepler, j'ai mené des actions permettant à la société SOCODEI de comprendre la manoeuvre générale.
- une attestation de Mme F..., datée du 16 janvier 2019, rédigée dans les termes suivants :
1) Je confirme avoir constaté au cours de l'appel d'offres des biais significatifs de la part du chef de projet, en faveur de Sematec. A titre d'exemples :
* Le chef de projet mettait systématiquement en avant Sematec , en arguant de nouvelles exigences techniques qu'ils auraient pu être les seuls à avoir. Mais à chaque nouvelle interrogation, les 3 fournisseurs de la short list (Endel de souvenir, Kepler et Sematec) étaient systématiquement consultés afin de faire confirmer leurs capacités sur ses nouveaux points.
* La grille de dépouillement, récupérée par Kepler pour sa défense dans un avis de réunion dans lequel ils n'étaient pas conviés, n'était en aucun cas le reflet de la réalité concernant la notation de la partie financière du point de vue du services Achats dont je dépendais. Nous avions volontairement glissé cette grille dans cet avis de rendez-vous avec la Direction Générale de SOCODEI afin de montrer notre scepticisme sur le jugement du chef de projet. Chef de projet, qui au demeurant, n'était pas le décisionnaire de cet aspect financier mais s'était tout de même permis de modifier la notation sur cet aspect. Nous avons émis oralement des doutes sur la probité du chef de projet dans cette affaire; cette grille devait appuyer nos dires..
2) Dans ce contexte emprunt de suspicion, le service Achats s'est attaché encore plus que d'ordinaire à ce que chacune des offres soit conforme techniquement et financièrement au cahier des charges ainsi qu'à chacune des nouvelles questions apparues au cours de cet Appel d'offres. Chaque nouvelle question a systématiquement fait l'objet de mails aux 3 fournisseurs afin que tous soient sur le même pied d'égalité.
En fin d'Appel d'offres, les offres techniques de Sematec et Kepler étaient donc équivalentes.
3) Compte tenu de ces éléments et au vu des offres financières, le service Achats et sa Direction se sont donc prononcés en faveur de l'offre Kepler qui était la moins disante. La Direction Générale a choisi de suivre les recommandations du chef de projet, en faveur de Sematec.
4) De cet appel d'offres, rien ne pouvait présumer que Kepler serait incapable d'assurer la prestation technique en raison d'une insuffisance technique ou de qualification ou d'habilitation. Kepler connaissait très bien les installations de SOCODEI du fait des autres projets d'études qu'ils menaient ou avaient mené au sein même de Centraco.
5) La pratique de la sous-traitance par Kepler ou Sematec était conditionnée aux mêmes exigences pour l'une ou pour l'autre. Ils avaient d'ailleurs en commun de souhaiter faire travailler la société AMS pour la partie chaudronnerie.
6) Monsieur D... C..., l'autre intervenant sur la partie technique avec le chef de projet, et qui a mené tous les entretiens avec moi, m'a confirmé que l'offre technique de Kepler était viable et solide. Je confirme qu'il a également prononcé dans des termes approchant ceux-ci après mais dont le sens est bien celui-ci : 'en trente ans de carrière, je n'ai jamais vu un fournisseur baisser son prix comme Sematec l'a fait' (Je pense me souvenir que cette phrase ait été prononcée en entretien devant le fournisseur lui-même).
7) Enfin, je confirme qu'une offre de Sematec a été émise et reçue dans des conditions qui ne répondent pas au mode de fonctionnement prévu pour l'appel d'offres.
Lors de ma demande de dernière meilleure offre, seule la société Sematec a choisi de modifier son offre. Entel et Kepler m'ayant notifié noir sur blanc qu'ils ne modifieraient plus leurs propositions ; lorsque Sematec est revenue quelques heures ou le lendemain avec une autre proposition à la suite d'une erreur qu'ils auraient faites dans la précédente, j'ai bien entendu décidé de l'accepter'.
La société Cyclife verse elle-même aux débats la fiche de dépouillement du 24 février 2015, qui précise notamment, sous la rubrique 'Déroulé du dépouillement' :
- que le 12 février 2015, suite à la réception des offres, une demande de meilleure offre financière a été adressée aux 3 sociétés retenues, une réponse étant attendue pour le soir même, et que seule Sematec a proposé une nouvelle offre à la baisse (596 480 ),
- que le 13 février 2015, de nouvelles questions étant apparues, il avait été décidé de renvoyer ces questions aux trois fournisseurs,
- que le 18 février 2015, Sematec a proposé une nouvelle offre financière (558 515 ) et que les offres techniques de Sematec et de Kepler étant en confrontation pour la décision finale et des doutes subsistant sur la capacité de Kepler à réaliser l'affaire, il a été demandé aux entreprises d'apporter tous les compléments d'information nécessaires,
-que le 23 février 2015, Sematec, par le biais d'un courriel émanant du chef de projet, a proposé une nouvelle offre financière à 515 000 ,
- que le 24 février 2015, le dossier a été présenté à la Direction Générale et la proposition de Sematec a été retenue comme la solution la mieux disante et la plus sécurisée pour la réalisation de la prestation,
- que la direction a choisi de valider la proposition de la société Sematec aux conditions suivantes : 515 000 si réalisation en 16 semaines, 515 000 si réalisation en 17 semaines et 495 000 si réalisation en 18 semaines, sinon validation de la proposition de Kepler.
Il apparaît que si par courriel du 12 février 2015, SOCODEI avait demandé à la société Kepler de lui présenter sa dernière offre, dès le lendemain 13 février 2015, elle lui a demandé d'apporter des éclairages sur sa proposition au plus tard le 18 février 2015, l'invitant à joindre sa dernière offre consolidée, en ajoutant : 'cette offre fera référence si vous êtes retenu et n'admettra pas de coûts supplémentaires de fin de chantier' ; la société Kepler, sans modifier son prix, a envoyé à SOCODEI des éléments techniques le 18 février 2015 et des documents relatifs à sa situation financière le 23 décembre 2015.
Il résulte de l'ensemble de ces éléments :
- d'une part que le 24 février 2015 les compétences techniques de la société Kepler n'étaient plus mises en doute, SOCODEI proposant même de valider sa proposition si les conditions posées pour la validation de l'offre de la société Sematec n'étaient pas remplies,
- d'autre part que le délai ultime pour formaliser les offres expirait le 18 février 2015 et que SOCODEI a pris en considération une offre formulée hors délais par la société Sematec le 23 février 2015. Ce faisant, elle a manqué aux régles qu'elle avait elle-même posées sur la date butoir de remise des offres et engagé sa responsabilité à l'égard de la société Kepler.
Me L..., ès qualités , soutient que les dommages-intérêts alloués au cocontractant doivent le replacer dans la situation qui aurait été la sienne si le manquement contractuel n'avait pas eu lieu.
Se fondant sur le rapport établi par M. A..., expert-comptable par lui mandaté, il demande :
- au titre de la perte subie, la somme de 448 434 équivalente aux investissements réalisés par la société Kepler pour entretenir des relations commerciales avec SOCODEI,
- au titre du gain manqué, la somme de 75 941,71 représentant l'ensemble du passif déclaré dans le cadre de la liquidation judiciaire de la société Kepler, outre les créances postérieures à l'ouverture de la procédure collective, ainsi que la somme de 1 200 000 , montant estimé de la remise en état de la société Kepler dans la situation où elle se trouvait avant la rupture totale de l'activité déployée dans le nucléaire.
La société Cyclife conclut au rejet de toutes les demandes :
- elle critique le jugement en ce qu'il a quantifié le manque à gagner de la société Kepler sur la base du taux de marge brute de 84,75 % appliqué à sa dernière offre de 464.221 , alors qu'eu égard au recours à la sous-traitance, 10 % de ses ressources seulement auraient été mobilisées et qu'en appliquant le taux à ce pourcentage du budget, c'est la somme maximum de 39.342,73 qui aurait pu être retenue,
- elle critique encore le jugement en ce qu'il a fixé de façon arbitraire, sans aucune explication, à 25 % le montant du passif déclaré de la société Kepler mis à sa charge,
- elle approuve le tribunal pour avoir jugé qu'il n'appartenait pas à un maître d'ouvrage de procéder à la remise en état financière d'une entreprise en liquidation judiciaire pour la seule raison qu'elle n'avait pas été retenue suite à un appel d'offres,
- elle fait valoir que les difficultés financières de la société Kepler étaient préexistantes à l'appel d'offres, que même si le marché lui avait été attribué, il n'aurait pu sauver sa situation économique déjà largement obérée et que seuls ses choix stratégiques sont responsables de sa déconfiture économique.
La faute commise par SOCODEI a privé la société Kepler du marché pour lequel elle avait été
sélectionnée aux cotés de la société Sematec. Le tribunal a justement évalué le préjudice en résultant sur la base de la marge brute escomptée, soit 393.427 ..
Il ressort du rapport de M. A... que la société Kepler avait réalisé 55,11 % de son chiffre d'affaires total avec SOCODEI en 2013 et 56,96 % en 2014 et que l'absence de commande portant sur la cuve R 7245 a entraîné une perte de plus de 50 % de son chiffre d'affaires en 2015 par rapport à 2014.
Toutefois, il en ressort aussi que le résultat d'exploitation de la société Kepler était dégradé dès 2013 et 2014 en raison :
- de la création d'un établissement secondaire à Bagnols sur Ceze en 2012, générant des investissements et charges de 138.868 de 2012 à 2015,
- de l'installation début mars 2013 sur le site de Saint Jean de Maurienne en vue d'un rapprochement avec la société Trimet, pour un coût global de 174.715 réparti entre 2013 et 2014, sans produire aucun chiffre d'affaires,
- des investissements en savoir faire entre 2012 et 2015 (recrutement de personnels spécialisés, formation et charges de qualification) pour un total de 309 566 entre 2012 et 2015.
En cet état, il n'est pas démontré que la perte du marché en février 2015 soit la cause de la liquidation judiciaire de la société Kepler alors que celle-ci pouvait bénéficier de commandes de la part d'autres donneurs d'ordre.
Les demandes de Me L..., ès qualités tendant à faire supporter par la société Cyclife le passif déclaré, les créances postérieures à l'ouverture de la procédure collective et le coût de remise en état de la société Kepler doivent donc être rejetées.
Les investissements opérés par la société Kepler au cours des années 2012 à 2015 l'ont été de sa propre initiative et dans le but de développer son activité. La preuve n'est pas rapportée qu'ils aient été spécifiquement effectués pour répondre à l'appel d'offres litigieux. En conséquence, Me L..., ès qualités, sera débouté de sa demande à ce titre.
Sur la demande de M. N...
M. N... fait valoir que la société Cyclife a commis des fautes qui ont entraîné la liquidation judiciaire de la société Kepler, que cette liquidation lui a causé un préjudice personnel, à savoir la perte de son mandat de dirigeant et de la rémunération correspondante, et qu'il est recevable à en demander réparation.
Il reproche à la société Cyclife :
- pendant l'appel d'offres, d'avoir communiqué à la société Sematec des informations sur le prix proposé par la société Kepler et d'avoir laissé la société Sematec formulé des offres hors délais, ce qui constitue une faute contractuelle ainsi qu'un manquement à ses régles éthiques et de responsabilité sociale à l'égard des fournisseurs,
- après l'appel d'offres, d'avoir blacklisté la société Kepler et de ne plus l'avoir sollicitée.
La société Cyclife conclut au rejet de la demande aux motifs :
- qu'elle n'a commis aucune faute,
- que le préjudice prétendument subi par M. N... est uniquement constitué par la perte des salaires
auxquels il aurait pu prétendre si la société Kepler avait remporté l'appel d'offres,
- que ce préjudice n'est pas certain, aucune certitude ne pouvant être avancée quant à la pérennité de la société Kepler, que le marché lui ait été attribué ou non.
Pour demander la somme de 200 760 , correspondant à 5 années de salaire maintenu à 3 346 net par mois, M. N... expose à nouveau que les fautes commises par la société Cyclife ont eu pour conséquence de placer la société Kepler en liquidation judiciaire.
Or il n'est pas démontré, pour les raisons déjà indiquées, que la perte du marché suite à la faute commise pendant l'appel d'offres soit la cause de la liquidation judiciaire de la société Kepler.
Les relations nouées entre les parties à compter de 2009 s'inscrivaient dans le cadre d'appels d'offres remportés par la société Kepler. Un tel mécanisme d'attribution de commandes, après mise en concurrence de différents prestataire, est exclusif de toute relation stable. Dès lors, s'agissant de la période postérieure à l'appel d'offres litigieux, le fait que la société Kepler n'ait plus été sollicitée pour de nouveaux appels d'offres ne peut être retenu comme fautif, la société Cyclife restant libre de consulter les entreprises de son choix.
En conséquence, M. N... sera débouté de sa demande de dommages-intérêts.
Sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile
La société Cyclife supportera les dépens de première instance et d'appel, à l'exception de ceux afférents à l'intervention volontaire de M. N... qui resteront à la charge de ce dernier.
Vu les dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, il convient d'allouer la somme de 10 000 à Me L..., ès qualités , et de rejeter les demandes formées à ce titre par la société Cyclife ainsi que par M. N....
PAR CES MOTIFS
CONFIRME le jugement en ce qu'il a :
- condamné la SOCIÉTÉ POUR LE CONDITIONNEMENT DES DÉCHETS ET EFFLUENTS INDUSTRIELS (SOCODEI) à payer à Me G... L..., ès qualités , la somme de 393 427 au titre du manque à gagner sur l'appel d'offres dit de la 'Cuve DLI aqueux',
- débouté Me G... L..., es qualites, de ses demandes d'indemnisation au titre des créances postérieures à l'ouverture de la liquidation judiciaire de la société KEPLER et pour rupture brutale des relations commerciales,
INFIRME le jugement en toutes ses autres dispositions et, statuant à nouveau :
- déboute Me G... L..., ès qualités , de toutes ses autres demandes de dommages-intérêts,
- déboute M. M... N... de sa demande en paiement de la somme de 200 760 , outre intérêts au taux légal à compter de l'assignation introductive d'instance,
- condamne la société CYCLIFE FRANCE SA (ex SOCODEI) à payer la somme de 10 000 à Me G... L..., ès qualités , au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- déboute la société CYCLIFE FRANCE SA (ex SOCODEI) et M. M... N... de leurs demandes formées au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
CONDAMNE la société CYCLIFE FRANCE SA (ex SOCODEI) aux dépens de première instance et d'appel, à l'exception de ceux afférents à l'intervention volontaire de M. M... N... qui resteront à la charge de ce dernier.