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Décisions

Cass. 1re civ., 16 mars 2022, n° 20-19.786

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Chauvin

CA Lyon, 6e ch., du 25 juin 2020

25 juin 2020

Exposé du litige

Faits et procédure

2. Selon les arrêts attaqués (Lyon, 25 juin 2020), au mois de mars 2017, à la demande de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, les sociétés Merck Santé et Merck Serono (les sociétés Merck), respectivement fabricant et exploitant du Levothyrox, médicament à marge thérapeutique étroite prescrit pour le traitement de l'hypothyroïdie, ont modifié sa composition en remplaçant l'un des excipients, le lactose monohydraté, par du mannitol et de l'acide citrique.

3. A compter du 27 mars 2017, la nouvelle formule du Levothyrox (Levothyrox NF) a été mise sur le marché, l'ancienne formule (Levothyrox AF) ne bénéficiant plus d'une autorisation de mise sur le marché sur le territoire national.

4. De nombreux patients traités au moyen du Levothyrox NF ayant fait état d'effets indésirables, l'importation temporaire de Levothyrox AF et la mise sur le marché en France d'autres spécialités pharmaceutiques à titre d'alternatives thérapeutiques ont été autorisées.

5. Mme [BA] [IUH] et d'autres patients traités par Levothyrox (les requérants) ont assigné les sociétés Merck devant le tribunal d'instance de Lyon en indemnisation, à titre principal, sur le fondement d'une responsabilité pour faute et, à titre subsidiaire, sur celui de la responsabilité du fait des produits défectueux.

6. Par jugements du 5 mars 2019, ce tribunal s'est déclaré compétent pour statuer sur les demandes principales et incompétent au profit du tribunal de grande instance de Lyon pour statuer sur les demandes subsidiaires.

Moyens

Examen des moyens

Sur le premier moyen des pourvois

Enoncé du moyen

7. Les sociétés Merck font grief aux arrêts de dire qu'elles ont commis une faute en n'informant pas les usagers du Levothyrox du changement de sa formule par des mentions clairement lisibles sur l'emballage et la notice du produit et que cette faute a causé un préjudice moral aux requérants et de les condamner à leur payer la somme de 1 000 euros à titre de dommages-intérêts, alors « que si le régime de responsabilité du fait des produits défectueux ne porte pas atteinte aux droits dont la victime d'un dommage peut se prévaloir au titre du droit de la responsabilité contractuelle ou extra contractuelle ou au titre d'un régime spécial de responsabilité, c'est à la condition que ceux-ci reposent sur des fondements différents, tels l'existence d'une faute distincte du défaut de sécurité du produit ; que l'information relative à un produit, que ce soit sur sa notice ou son emballage, participe de sa sécurité, son absence étant de nature à caractériser un défaut extrinsèque de sécurité ; qu'est en conséquence irrecevable l'action en responsabilité délictuelle pour manquement à l'obligation d'information relative aux risques liés à un produit, cette action n'étant pas fondée sur une faute distincte du défaut de sécurité de ce produit ; qu'en l'espèce, pour condamner les sociétés Merck, la cour d'appel a relevé que, "les demandeurs soutiennent que les sociétés Merck, mettant sur le marché un produit dont la dangerosité était connue par sa biodisponibilité individuelle incertaine, avaient, à leur égard, une obligation d'information à laquelle elles n'ont pas satisfait, quant aux risques de survenance d'effets indésirables chez certains malades après le changement de formule du médicament Levothyrox", qu'il en résultait que leur action en responsabilité civile délictuelle à l'encontre des sociétés exposantes, qui n'était pas fondée sur une allégation de faute distincte d'un éventuel défaut de sécurité du médicament litigieux, devait être déclarée irrecevable ; qu'en retenant néanmoins que "le choix de Merck de ne pas mentionner, par un message d'alerte, le changement de formule sur la boîte et de ne pas le faire ressortir dans la notice est une faute qui engage sa responsabilité", cependant que l'action engagée était manifestement irrecevable, la cour d'appel a violé les articles 1245-17 et 1240 du code civil. »

Motivation

Réponse de la Cour

8. Les requérants contestent la recevabilité du moyen. Ils soutiennent que les sociétés Merck ne sont pas recevables à présenter devant la Cour de cassation un moyen contraire à leurs propres écritures.

9. Dans leurs conclusions d'appel, les sociétés Merck, qui ne contestaient pas la dissociation de compétence opérée par le premier juge, ont soutenu que leur responsabilité pouvait être recherchée, soit au titre de la responsabilité sans faute du fait des produits défectueux, soit pour faute, que, les requérants s'étant fondés sur le régime de responsabilité pour faute, ce choix leur imposait de démontrer une faute délictuelle, par conséquent la violation caractérisée d'une obligation légale ou réglementaire ayant entraîné un préjudice direct en lien causal avec la faute, et qu'elles n'avaient commis aucune faute.

10. Le moyen, qui conteste la recevabilité de l'action en responsabilité délictuelle, est donc incompatible avec ces écritures et, partant, irrecevable.

Moyens

Sur le deuxième moyen des pourvois

Enoncé du moyen

11. Les sociétés Merck font le même grief aux arrêts, alors :

« 1°) que selon les textes, européens et nationaux, le fabricant doit mentionner différentes informations sur l'emballage et dans la notice du médicament, dont les mises en garde spéciales qu'impose le cas échéant celui-ci ; qu'en l'espèce, la cour d'appel, tout en constatant expressément que la notice du Levothyrox "répondait aux exigences réglementaires" en la matière, ce qui impliquait qu'elle contenait toutes les mentions requises par ces textes, notamment en ce qui concernait les mises en garde spéciales éventuelles qu'imposait le médicament, a néanmoins retenu que le fait "que la notice ne contenait pas de mention significative du changement de formule mais un simple remplacement (manitol au lieu de lactose) et ajout (acide citrique) de termes dans un texte dense et imprimé en petits caractères" ne satisfaisait pas à l'obligation d'information du patient qui s'imposait aux sociétés Merck en vertu de ces mêmes exigences réglementaires ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé les articles 54 g) et 59 c-IV) de la directive 2001/83/CE du Parlement européen et du Conseil du 6 novembre 2001, R. 5121-138, 7° et R. 5121-149, dernier alinéa, du code de la santé publique, ensemble l'article 1240 du code civil ;

2°) que la faute délictuelle peut procéder de la violation d'une norme spécifique ou, en l'absence d'une telle norme, du manquement au devoir général de prudence et de diligence ; que le fait de se conformer aux prescriptions de la norme spécifique exclut en soi tout manquement au devoir général de prudence et de diligence ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a expressément constaté que l'obligation d'information qui s'imposait aux sociétés Merck était une obligation réglementaire mise à la charge du fabricant par les textes européens et nationaux, au travers des mentions devant figurer sur la notice et l'emballage du médicament, et que la notice du Levothyrox "répondait aux exigences réglementaires" en la matière ; qu'elle a cependant retenu, pour décider que les sociétés exposantes avaient commis une faute engageant leur responsabilité délictuelle, qu'il existait, à la charge de ces dernières, une obligation d'information allant "au-delà de l'exigence légale", dès lors que "l'approche principalement réglementaire de l'information sur le médicament a pour conséquence de reléguer au second plan la réflexion sur son appropriation par le public et les professionnels de santé" ; qu'en statuant ainsi, cependant que le respect par les sociétés Merck de l'obligation d'information imposée par les exigences réglementaires en la matière excluait tout manquement de leur part à un devoir général de prudence et de diligence, la cour d'appel a derechef violé les articles 54 g) et 59 c-IV) de la directive 2001/83/CE du Parlement européen et du Conseil du 6 novembre 2001, R. 5121-138, 7° et R. 5121-149, dernier alinéa, du code de la santé publique, ensemble l'article 1240 du code civil ;

3°) que si l'absence d'opposition de l'autorité compétente à la mise sur le marché ou à la modification de l'étiquetage ou de la notice du produit ne fait pas obstacle à l'engagement de la responsabilité du fabricant du fait des produits défectueux, cette validation administrative caractérise cependant la conformité de l'étiquetage et de la notice du produit aux exigences réglementaires en la matière, excluant par là-même toute faute délictuelle du fabricant à cet égard ; qu'en effet la notice et l'étiquetage ne sauraient avoir été validés par l'autorité compétente, et être en même temps sources de responsabilité délictuelle pour faute du fabricant en raison d'une non-conformité aux exigences réglementaires vérifiées par cette autorité ; qu'en retenant en l'espèce, que "la responsabilité de Merck est donc engagée sans que la validation administrative de sa démarche puisse constituer une cause d'exonération", cependant que cette validation de l'autorité compétente excluait toute faute délictuelle des sociétés Merck tenant à un non-respect des exigences réglementaires vérifiées par cette autorité, la cour d'appel a violé les articles 54 g), 59 c-IV) et 61 de la directive 2001/83/CE du Parlement européen et du Conseil du 6 novembre 2001, R. 5121-138, 7° et R. 5121-149, dernier alinéa, et L. 5121-8 du code de la santé publique, ensemble l'article 1240 du code civil ;

4°) que selon les textes, européens et nationaux, le fabricant doit mentionner différentes informations sur l'emballage et dans la notice du médicament, dont les mises en garde spéciales qu'impose le cas échéant celui-ci ; qu'une mise en garde a pour objet spécifique d'éviter la réalisation d'un risque en mettant en évidence ce qu'un certain comportement peut provoquer ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a elle-même constaté que les sociétés Merck n'avaient pas la "possibilité de présenter [les risques] autrement que par la liste des effets indésirables déjà connus" et que la mention "nouvelle formule" aurait pu être présentée "de manière positive au regard de sa finalité de stabilisation du principe actif" ; qu'en jugeant néanmoins que "le choix de Merck de ne pas mentionner, par un message d'alerte, le changement de formule sur la boîte et de ne pas le faire ressortir dans la notice est une faute qui engage sa responsabilité", cependant qu'il ressortait de ses propres constatations que la mention relative à la nouvelle formule du médicament qu'il était reproché aux sociétés Merck de ne pas avoir apposé sur la notice et l'emballage du Levothyrox ne pouvait en aucune manière participer à la mise en garde prévue par les textes réglementaires visés, la cour d'appel a violé les articles 54 g) et 59 c-IV) de la directive 2001/83/CE du Parlement européen et du Conseil du 6 novembre 2001, R. 5121-138, 7° et R. 5121-149, dernier alinéa, du code de la santé publique, ensemble l'article 1240 du code civil. »

Motivation

Réponse de la Cour

12. La notice et l'emballage d'un médicament doivent comporter différentes informations.

13. Ainsi, l'article R. 5121-138 du code de la santé publique, relatif à l'étiquetage du conditionnement, exige que soient portées certaines mentions, de manière lisible, clairement compréhensible et indélébile, parmi lesquelles la liste des excipients et une mise en garde spéciale si elle s'impose pour ce médicament.

14. Les articles R. 5121-148 et R. 5121-149 du même code, relatifs à la notice, imposent que soient portées certaines mentions, selon le même mode, parmi lesquelles une liste des excipients dont la connaissance est nécessaire pour une utilisation efficace et sans risque du médicament, une description des effets indésirables observés lors de l'usage normal du médicament et, le cas échéant, la conduite à tenir, ou encore la composition qualitative complète en substances actives et excipients, ainsi que la composition quantitative en substances actives, en utilisant les dénominations communes pour chaque présentation du médicament ou du produit.

15. Selon l'article L. 5121-8 du même code, l'accomplissement des formalités ayant permis d'obtenir une autorisation de mise sur le marché n'a pas pour effet d'exonérer le fabricant et, s'il est distinct, le titulaire de cette autorisation, de la responsabilité que l'un ou l'autre peut encourir dans les conditions du droit commun en raison de la fabrication ou de la mise sur le marché du médicament ou produit.

16. Il s'en déduit que la validation par l'autorité de santé de la notice et de l'étiquetage du produit ne fait pas, à elle seule, obstacle à une responsabilité pour faute du fabricant.

17. La cour d'appel a énoncé que les sociétés avaient eu connaissance d'un nombre non négligeable de personnes sujettes à un déséquilibre thérapeutique dans le cas d'un changement de formule du Levothyrox et, à la suite de celui déjà intervenu dans d'autres pays, d'un risque important de réactions négatives chez une fraction de patients non spécifiquement identifiables, que l'impossibilité de substituer le produit en cause devait les conduire à être particulièrement attentives à l'information individuelle des patients, que l'information relative à ce changement et délivrée aux professionnels de santé n'était pas de nature à assurer celle des patients, que l'information de ceux-ci leur offrait la possibilité, lors de la survenance éventuelle de troubles, d'appréhender leur origine et mieux envisager la suite à donner avec leur médecin traitant et que, dès lors, la modification de l'excipient justifiait une mise en garde spéciale.

18. Elle a retenu que le changement de formule n'avait pas été indiqué sur les boîtes et que, si la notice répondait aux exigences réglementaires en ce qu'elle mentionnait le mannitol et l'acide citrique dans la composition du nouveau médicament, cette seule mention, dans un texte dense et imprimé en petits caractères, était insuffisante, alors que ce changement aurait pu être présenté de manière positive au regard de sa finalité de stabilisation du principe actif et signalé efficacement sur les boîtes et par des mentions apparentes dans la notice ou un document supplémentaire joint à celle-ci.

19. Elle a pu en déduire qu'en ne procédant pas, dans ces circonstances, à une telle information les sociétés Merck avaient commis une faute.

20. Le moyen n'est donc pas fondé.

Moyens

Sur le troisième moyen des pourvois

21. Les sociétés Merck font le même grief aux arrêts, alors :

« 1°) que, indépendamment des cas dans lesquels le défaut d'information sur les risques inhérents à un traitement a fait perdre au patient une chance d'éviter le dommage en refusant que ce traitement lui soit administré, le non-respect par un professionnel de santé de son devoir d'information ne cause un préjudice réparable au patient auquel l'information était due que dans le cas où un des risques inhérents au traitement se réalise ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a réparé "le préjudice moral consécutif au défaut d'information" allégué par les patients, tout en relevant expressément que celui-ci était "indépendant de la réalisation du risque, en l'occurrence de la détermination du lien entre la prise du nouveau médicament et les troubles apparus" et qu'il importait donc peu "qu'il faille établir ou écarter le lien entre le changement de formule et les troubles subis" ; qu'en statuant ainsi, cependant qu'en l'absence de réalisation du risque que le respect par le professionnel de santé de son obligation d'information aurait permis d'éviter, aucun préjudice moral consécutif au défaut d'indemnisation ne pouvait être réparé, la cour d'appel a violé l'article 1240 du code civil ;

2°) que, en tout état de cause, indépendamment des cas dans lesquels le défaut d'information sur les risques inhérents à un traitement a fait perdre au patient une chance d'éviter le dommage en refusant que ce traitement lui soit administré, le non-respect par un professionnel de santé de son devoir d'information ne cause un préjudice réparable au patient auquel l'information était due que dans le cas où un des risques inhérents au traitement se réalise ; que la cour d'appel a elle-même constaté en l'espèce que "pour bon nombre d'autres patients, le lien reste à établir médicalement, si les troubles se sont résorbés sans changement de médicament ou, au contraire, ont persisté malgré une nouvelle prescription" et encore qu' "on ne saurait exclure que, pour une partie des patients, la corrélation faite par ceux-ci entre les troubles et la prise du médicament modifié soit erronée ou, à tout le moins, non médicalement établie" ; qu'en accordant cependant à tous les demandeurs la réparation d'un préjudice moral consécutif à un défaut d'information relatif au changement de formule du Levothyrox, sans constater que chacun d'entre eux aurait ressenti des troubles correspondant à la réalisation de risques dus au changement de formule et n'ayant pas été révélés, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1240 du code civil. »

Motivation

Réponse de la Cour

22. La cour d'appel a retenu que les requérants avaient justifié de la prise du Levothyrox NF et ressenti différents troubles concomitamment à celle-ci, qu'en l'absence de toute information sur la modification de sa composition et de possibilité de les rattacher à cette modification, ils s'étaient trouvés désemparés pour faire face à ces troubles et engager les démarches appropriées auprès des professionnels de santé et qu'ils avaient subi un préjudice moral temporaire jusqu'à ce qu'ils aient été informés de cette modification.

23. Ayant ainsi fait ressortir que ce préjudice avait été effectivement éprouvé par chacun des requérants et était imputable au défaut d'information sur la modification de l'excipient, la cour d'appel a pu en mettre la réparation à la charge des sociétés Merck.

24. Le moyen n'est donc pas fondé.

Dispositif

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE les pourvois ;

Condamne les sociétés Merck Santé et Merck Serono aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du seize mars deux mille vingt-deux.