CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 16 mars 2022, n° 21/00684
PARIS
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Chris Eyes (SARL)
Défendeur :
Hospitalité Saint Thomas de Villeneuve (Congrégation)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dallery
Conseillers :
Mme Depelley, Mme Lignières
FAITS ET PROCEDURE
La société Chris Eyes a pour activité le commerce de gros de produits pharmaceutiques intra-oculaires.
La société Polyclinique Saint Laurent est un établissement de santé privé d'intérêt collectif (ESPIC) de la congrégation de l'Hospitalité Saint-Thomas de Villeneuve. Elle a pour activité plusieurs spécialités médicales autorisées par l'Agence Régionale de Santé, dont la chirurgie ophtalmologique.
Depuis le 1er avril 1998, la société Chris Eyes fournissait les praticiens ophtalmologiques de la polyclinique Saint Laurent en implants oculaires. Ceux-ci étaient alors mis à disposition des praticiens pour des opérations de chirurgie. En fonction de l'utilisation de ces implants (pose auprès des patients), la polyclinique renouvelait ses commandes auprès de la société appelante.
Il n'est pas contesté par les parties qu'elles ont collaboré de manière suivie depuis le 1er avril 1998 avec un courant d'affaires réguliers, de l'ordre de 50K€ par an entre 2009 et 2018, sans que cette relation d'affaires ne soit formalisée par un contrat.
Le 6 août 2018, la polyclinique a contractualisé une convention de service d'achat centralisé avec le GIP RESAH pour la fourniture de dispositifs médicaux ophtalmologiques pour une durée fixée du 1er novembre 2018 au 30 avril 2022.
Pour poursuivre sa relation commerciale, la société Chris Eyes devait se faire référencer auprès du GIP RESAH.
A partir du mois de décembre 2018, la Polyclinique n'a plus fait appel aux services de la société Chris Eyes.
Par acte du 10 septembre 2019, la société Chris Eyes a assigné la polyclinique Saint Laurent devant le tribunal de commerce de Rennes aux fins d'obtenir sa condamnation à lui verser des dommages-intérêts sur le fondement de l'article L. 442-6, 5° du code de commerce.
Par jugement du 24 novembre 2020, le tribunal de commerce de Rennes a :
Constaté l'absence de rupture brutale des relations commerciales établies au sens de l'article L. 442-6 5° du Code de commerce et déboute la société Chris Eyes de sa demande formée à ce titre ;
Débouté la société Chris Eyes de sa demande formée au titre de l'atteinte à son image de marque ;
Condamné la société Chris Eyes à verser à la polyclinique Saint Laurent la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du Code de Procédure Civile ;
Débouté les parties de leurs autres demandes, plus amples ou contraires ;
Ordonné l'exécution immédiate du présent jugement ;
Condamné la société Chris Eyes aux entiers dépens ;
Liquidé les frais de greffe à la somme de 73.22 euros tels que prévu aux articles 695 et 701 du Code de Procédure Civile.
Par déclaration reçue au greffe le 6 janvier 2021, la société Chris Eyes a interjeté appel du jugement.
Par des dernières conclusions de la société Chris Eyes, déposées et notifiées, le 28 juillet 2021, il est demandé à la Cour de :
Confirmer le jugement dont appel et :
Dire et juger recevable la société Chris Eyes en action à l'encontre de la polyclinique Saint Laurent sur le fondement de l'article L. 442-6 I du Code de commerce,
Infirmer le jugement dont appel et :
Constater que la polyclinique Saint Laurent n'avait respecté aucun préavis en opérant la cessation des commandes en décembre 2018, sans adresser de lettre de rupture,
Dire et juger que la polyclinique Saint Laurent a rompu brutalement les relations commerciales qu'elle entretenait avec la société Chris Eyes et engagé sa responsabilité envers cette dernière,
Condamner la polyclinique Saint Laurent à titre de dommages et intérêts à :
- à titre principal, une somme de 75 000 € (en prenant en considération le chiffre d'affaire perdu),
- à titre subsidiaire, une somme à parfaire (en prenant en considération la marge brute (chiffre d'affaires moins coûts de reviens directs)
Condamner la Polyclinique Saint Laurent à payer à la Société Chris Eyes la somme de 15 000 euros au titre de l'atteinte à son image de marque,
Condamner la polyclinique Saint Laurent à payer à la Société Chris Eyes la somme de 4 000 € au titre des dispositions de l'article 700 du Code de Procédure Civile,
Condamner la polyclinique Saint Laurent aux entiers dépens qui seront recouvrés, conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de Procédure civile, par Maître X.
Par des dernières conclusions de la société Polyclinique Saint Laurent, déposées et notifiées le 27 octobre 2021, il est demandé à la cour d'appel de Paris de :
Vu l'article L. 442-6, I, 5° et suivants du code de commerce,
Vu le jugement dont appel,
Sur l'appel incident :
A titre principal,
Réformer le jugement dont appel en ce qu'il a jugé recevable la société Chris Eyes en son action à l'encontre de la Polyclinique Saint-Laurent sur le fondement de l'article L. 442-6 I du Code de commerce,
Juger irrecevable la société Chris Eyes en son action à l'encontre de la Polyclinique Saint-Laurent sur le fondement des dispositions de l'article L. 442-6 I du Code de commerce, compte tenu de l'absence de relations commerciales,
A titre subsidiaire,
Juger irrecevable la société Chris Eyes en son action à l'encontre de la Polyclinique Saint-Laurent sur le fondement des dispositions de l'article L. 442-6 I du Code de commerce, compte tenu de l'absence de l'existence d'un pouvoir adjudicateur et de la nécessité d'avoir recours à la commande publique,
Sur l'appel principal :
Confirmer le jugement dont appel et
Débouter la société Chris Eyes en son action à l'encontre de la Polyclinique Saint-Laurent compte tenu du fait que la mise en place de nouvelles conditions d'accès à un marché via la passation d'une appel d'offres ne constitue pas en soi une rupture définitive des relations avec les fournisseurs titulaires des précédents marchés, ceux-ci conservant la possibilité d'y soumissionner.
Débouter la société Chris Eyes en son action à l'encontre de la Polyclinique Saint-Laurent compte tenu du fait que la rupture des relations contractuelles n'était pas imprévisible, soudaine et brutale au sens de l'article L. 442-6-5 du Code de commerce,
A titre extrêmement subsidiaire,
Réduire les demandes formées par la Société Chris Eyes,
Débouter la société Chris Eyes de sa demande d'indemnité de 15 000 euros au titre de l'atteinte à son image de marque,
En tout état de cause :
Condamner la société Chris Eyes au paiement de la somme de 10 000 € à la Polyclinique Saint-Laurent au titre des dispositions de l'article 700 du Code de Procédure Civile,
Condamner la même aux entiers dépens qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de Procédure civile par Maître Y.
La cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.
SUR CE, LA COUR
Sur la demande de dommages-intérêts au titre d'une rupture brutale d'une relation commerciale
La société Chris Eyes prétend que les dispositions de l'article L. 442-6 du code de commerce sont applicables à la relation commerciale entretenue avec la Polyclinique Saint-Laurent depuis le 1er avril 1998. Elle précise que cette dernière exerce bien une activité commerciale dans le cadre de son activité de pharmacie et qui de surcroît a bien une qualité de commerçant du fait de la conclusion d'actes de commerce par accessoire, comme retenu par le tribunal. Elle relève que c'est la Polyclinique, par l'intermédiaire de son pharmacien, qui lui adressait des demandes de facturations et des demandes de réapprovisionnement, peu important l'absence de convention écrite ou du caractère non lucratif de l'approvisionnement d'implants. Elle soutient, qu'à compter de janvier 2019, la Polyclinique Saint-Laurent a mis fin à la relation commerciale, sans lui avoir notifié officiellement ni l'existence d'un appel d'offre ni les conditions de référencement et que cette rupture brutale lui a causé un préjudice.
La Polyclinique Saint-Laurent soutient au contraire que les dispositions de l'article L. 442-6 du code de commerce ne sont pas applicables dès lors qu'elle n'a pas la qualité de producteur, commerçant ou industriel et n'est pas inscrite au répertoire des métiers. Elle précise que les implants sont commandés sur la base d'un dossier patient et sont refacturés au prix coûtant aux patients, qu'elle n'accomplit donc pas d'actes de commerce par accessoire en ne tirant aucun profit sur la fourniture de ces implants aux chirurgiens, seuls les actes chirurgicaux donnent lieu à facturation et ne sont pas des actes de commerce. Elle relève, l'absence de tout contrat entre l'établissement de santé et la société Chris Eyes et qu'elle n'intervient d'aucune façon dans le choix opéré par les ophtalmologistes sur la marque des implants oculaires posées, celui-ci étant un choix médical fait par les praticiens intervenant à titre libéral ou salarié. Elle explique que sa relation avec Chris Eyes se limite à l'autorisation d'un dépôt d'implants oculaires et de valider les prix par son pharmacien.
Elle soutient en outre qu'étant soumise aux règles de la commande publique, elle était tenue de choisir ses fournisseurs à l'issue d'une procédure de publicité et de mise en concurrence, raison pour laquelle elle a fait le choix de régulariser une convention de service d'achat centralisé avec le GIP RESAH dans le respect de l'ordonnance du 23 juillet 2015 et du décret du 25 mars 2016, à savoir intégrer une centrale d'achats publics. Elle relève, que la société Chris Eyes informée de ce changement, n'a manifestement pas engagé de démarches auprès du GIP et a décidé seule du retrait de son dépôt, en sorte que la rupture de la relation n'a pas été brutale.
Sur ce,
L'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce dans sa version antérieure à l'ordonnance n°2019-359 du 24 avril 2019 applicable au litige, dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.
* sur l'existence d'une relation commerciale établie
Toute relation commerciale établie, qu'elle porte sur la fourniture d'un produit ou d'une prestation de service, entre dans le champ d'application de l'article L. 442-6 I 5° du code de commerce.
Il ressort des explications des parties et des pièces versées aux débats, que la société Chris Eyes fournissait la Polyclinique Saint-Laurent en implants oculaires, suivant des demandes de factures et de réapprovisionnement réalisées par celle-ci par l'intermédiaire de son pharmacien. La société Chris Eyes justifie de son compte client Clinique Saint-Laurent. Il n'est pas non plus contesté que les parties ont entretenu cette relation de fourniture de produit depuis 1998 et moyennant un chiffre d'affaires annuel moyen pour la société Chris Eyes d'un peu moins de 50 000 euros.
Peu important que la commande d'implant était réalisée sur la base d'un dossier client et sans profit réalisé pour la refacturation aux patients de la part de la Polyclinique Saint-Laurent, cette fourniture de produit s'inscrivait néanmoins dans une opération économique. Le statut juridique de la polyclinique, comme le caractère non lucratif allégué de son activité, ne sont pas de nature à l'exclure du champ d'application des dispositions de l'article précité.
Autrement dit, la Polyclinique Saint-Laurent et la société Chris Eyes ont noué une relation commerciale établie depuis 1998 au sens des dispositions de l'article précité.
* sur la brutalité de la rupture
Il ressort des explications des parties et des pièces versées aux débats que la cessation des demandes d'approvisionnement directement auprès de la société Chris Eyes par la Polyclinique Saint-Laurent n'avait pas pour origine un choix médical, mais une modification dans les modalités de la relation avec le fournisseur en ayant recours à une centrale d'achats publics. Quand bien même ce changement devait répondre à une obligation légale, non seulement celle-ci existait depuis plusieurs années, mais ne privait pas la Polyclinique de son obligation d'avertir son partenaire dans un délai raisonnable pour lui permettre de s'adapter ou de se tourner vers un autre partenaire, avant de cesser les commandes.
S'il ressort du courriel du 24 septembre 2018, que la société Chris Eyes a pris contact avec la centrale d'achats, la Polyclinique ne justifie cependant pas lui avoir notifié ce changement dans leur relation, ni informé des modalités de référencement, ni de la cessation de la pratique habituelle de fourniture des implants oculaires en janvier 2019.
Dans ces conditions, la Polyclinique Saint-Laurent a rompu brutalement la relation commerciale établie entre les parties et a engagé sa responsabilité sur le fondement de l'article L. 442-6 I 5° du code de commerce.
Il ressort de cet article que la brutalité de la rupture résulte de l'absence de préavis écrit ou d'un préavis suffisant. Le délai de préavis suffisant, qui s'apprécie au moment de la notification de la rupture, doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, c'est-à-dire pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement. Les principaux critères à prendre en compte sont l'ancienneté des relations, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, les relations d'exclusivité et la spécificité des produits et services en cause.
Pour justifier de sa demande fondée sur un préavis de 18 mois, la société Chris Eyes se limite à se prévaloir de l'ancienneté de la relation commerciale. Elle ne donne pas d'indication sur l'importance de cette relation d'affaires au regard de son chiffre d'affaires global, ni d'élément ou explication faisant état de ses difficultés à se référencer auprès de la centrale d'achat Gip Resah et de répondre aux appels d'offres, ou du délai nécessaire pour trouver un autre partenaire ou de la spécificité de ses produits.
Dans ces conditions, la Cour fixe à trois mois le délai de préavis suffisant.
* sur l'évaluation du préjudice
Il est constant que le préjudice résultant du caractère brutal de la rupture est constitué par la perte de la marge dont la victime pouvait escompter bénéficier pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé. La référence à retenir est la marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture.
Pour l'évaluation de son préjudice, la société Chris Eyes se borne à produire un tableau récapitulatif (pièce n° 11) de son chiffre d'affaires généré par les ventes à la Polyclinique Saint-Laurent de 2009 à 2019, avec une indication s'apparentant à une marge brute. Il en ressort une moyenne annuelle de chiffre d'affaires sur les années 2016 à 2018 de 45 827 euros et une moyenne de 68 % de marge. Aucune indication n'étant donnée sur la marge sur coûts variables, une marge de 50 % sera retenue.
En l'état de ces éléments, la Cour évalue le préjudice de perte de marge (45 827 € x 50 %) sur trois mois de préavis à la somme de 5700 euros.
Dès lors, la Polyclinique Saint-Laurent sera condamnée à verser à la société Chris Eyes la somme de 5700 euros à titre de dommages-intérêts pour rupture brutale de la relation commerciale établie. Le jugement sera infirmé sur ce point.
Sur la demande de la société Chris Eyes au titre de la perte d'image
La société Chris Eyes sollicite la somme de 15 000 euros au titre de l'atteinte à son image de marque mais ne produit aux débats aucun élément pour justifier d'un tel préjudice en lien avec la brutalité de la rupture telle qu'analysée ci-dessus.
Le jugement sera confirmé en ce qu'il a débouté la société Chris Eyes de cette demande.
Sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile
Le jugement sera infirmé en ce qu'il a condamné la société Chris Eyes aux dépens et à verser à la Polyclinique Saint-Laurent la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
La Polyclinique de Saint-Laurent, partie perdante, sera condamnée aux dépens de première instance et d'appel.
En application de l'article 700 du code de procédure civile, la Polyclinique Saint-Laurent sera déboutée de sa demande et condamnée à verser à la société Chris Eyes la somme de 4 000 euros.
PAR CES MOTIFS
INFIRME le jugement en ce qu'il a :
- constaté l'absence de rupture brutale des relations commerciales établies au sens de l'article L. 442-6-5° du code de commerce et débouté la société CHRIS EYES de sa demande formée à ce titre,
- condamné la société CHRIS EYES aux dépens et à verser à la POLYCLINIQUE SAINT LAURENT la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
CONFIRME le jugement pour le surplus,
Statuant de nouveau des chefs infirmés et y ajoutant,
DIT que la POLYCLINIQUE SAINT LAURENT a brutalement rompu la relation commerciale établie avec la société CHRIS EYES au sens de l'article L. 442-6-5° du code de commerce dans sa version applicable au litige,
CONDAMNE la POLYCLINIQUE SAINT LAURENT à verser à la société CHRIS EYES la somme de 5 700 euros à titre de dommages-intérêts pour rupture brutale de la relation commerciale établie, et déboute la société CHRIS EYES du surplus de sa demande à ce titre,
CONDAMNE la POLYCLINIQUE SAINT LAURENT aux dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés selon la procédure de l'article 699 du code de procédure civile,
CONDAMNE la POLYCLINIQUE SAINT LAURENT à verser à la société CHRIS EYES la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
REJETTE toute autre demande.