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Décisions

CJUE, gr. ch., 22 mars 2022, n° C-117/20

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE

Arrêt

Question préjudicielle

PARTIES

Demandeur :

bpost SA

Défendeur :

Autorité belge de la concurrence, Publimail SA, Commission européenne

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Lenaerts

Présidents de chambre :

M. Arabadjiev, Mme Jürimäe (rapporteure), M. Lycourgos, M. Regan, M. Jääskinen, Mme Ziemele, M. Passer

Vice-président :

M. Bay Larsen

Juges :

M. Ilešič, M. von Danwitz, M. Kumin, M. Wahl

Avocat général :

M. Bobek

Avocats :

Me Bocken, Me Gnedasj, Me Verbouwe, Me Mathieu

CJUE n° C-117/20

21 mars 2022

LA COUR (grande chambre),

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 50 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant bpost SA à l’Autorité belge de la concurrence, qui a succédé au Conseil de la concurrence (ci-après, ensemble, l’« autorité de concurrence »), au sujet de la légalité d’une décision par laquelle bpost a été condamnée au paiement d’une amende pour avoir commis un abus de position dominante (ci-après la « décision de l’autorité de concurrence »).

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

3 La directive 97/67/CE du Parlement européen et du Conseil, du 15 décembre 1997, concernant des règles communes pour le développement du marché intérieur des services postaux de la Communauté et l’amélioration de la qualité du service (JO 1998, L 15, p. 14), telle que modifiée par la directive 2008/6/CE du Parlement européen et du Conseil, du 20 février 2008 (JO 2008, L 52, p. 3) (ci‑après la « directive 97/67 »), a pour objet la libéralisation graduelle du marché des services postaux.

4 Les considérants 8 et 41 de la directive 97/67 sont libellés comme suit :

« (8) considérant que les mesures visant à assurer une libéralisation progressive et contrôlée du marché et un juste équilibre dans l’application de ces mesures sont nécessaires pour garantir, dans toute [l’Union européenne], dans le respect des obligations et des droits des prestataires du service universel, la libre prestation de services dans le secteur postal lui-même ;

[...]

(41) considérant que la présente directive n’affecte pas l’application des règles du traité, et notamment de ses règles concernant la concurrence et la libre prestation de services ».

5 L’article 12 de cette directive prévoit, notamment, que les États membres prennent des mesures pour que les tarifs de chacun des services faisant partie du service universel soient transparents et non discriminatoires.

Le droit belge

6 Les articles 144 bis et 144 ter de la loi du 21 mars 1991 portant réforme de certaines entreprises publiques économiques (Moniteur belge du 27 mars 1991, p. 6155), dans sa version applicable au litige au principal, transposent dans l’ordre juridique belge l’article 12 de la directive 97/67.

7 L’article 3 de la loi du 10 juin 2006 sur la protection de la concurrence économique (Moniteur belge du 29 juin 2006, p. 32755), coordonnée par l’arrêté royal du 15 septembre 2006 (Moniteur belge du 29 septembre 2006, p. 50613), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après la « loi sur la protection de la concurrence »), dispose :

« Est interdit, sans qu’une décision préalable soit nécessaire à cet effet, le fait pour une ou plusieurs entreprises d’exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché belge concerné ou dans une partie substantielle de celui-ci.

Ces pratiques abusives peuvent notamment consister à :

1° imposer de façon directe ou indirecte des prix d’achat ou de vente ou d’autres conditions de transaction non équitables ;

2° limiter la production, les débouchés ou le développement technique au préjudice des consommateurs ;

3° appliquer à l’égard de partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes, en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence ;

4° subordonner la conclusion de contrats à l’acceptation, par les partenaires, de prestations supplémentaires, qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n’ont pas de lien avec l’objet de ces contrats. »

Le litige au principal et les questions préjudicielles

8 En Belgique, bpost est le prestataire historique de services postaux. Elle offre des services de distribution postale au grand public, mais également à deux catégories particulières de clients, à savoir les expéditeurs d’envois en nombre, qui sont des consommateurs finaux, et les entreprises de routage, qui sont des intermédiaires fournissant eux‑mêmes des services en amont du service de distribution postale, par la préparation du courrier et le dépôt des envois.

9 À compter de l’année 2010, bpost a mis en place un nouveau système de tarification pour la distribution d’envois publicitaires adressés et d’envois administratifs reposant sur le modèle dit « par expéditeur ». Selon ce modèle, les rabais quantitatifs accordés aux intermédiaires étaient calculés non plus sur la base du volume total d’envois en provenance de l’ensemble des expéditeurs auxquels ils fournissaient leurs services, mais sur celle du volume d’envois déposé individuellement par chaque expéditeur.

10 Par décision du 20 juillet 2011, l’Institut belge des services postaux et des télécommunications (IBPT) (ci-après l’« autorité de régulation du secteur postal ») a, sur le fondement de l’article 144 bis et de l’article 144 ter, paragraphe 1, point 5, de la loi du 21 mars 1991 portant réforme de certaines entreprises publiques économiques, dans sa version applicable au litige au principal, condamné bpost au paiement d’une amende de 2,3 millions d’euros pour avoir enfreint la règle de non‑discrimination en matière tarifaire (ci-après la « décision de l’autorité de régulation du secteur postal »). Selon cette décision, le nouveau système de tarification mis en place par bpost à partir de l’année 2010 était fondé sur une différence de traitement injustifiée entre les intermédiaires et les clients directs. L’autorité de régulation du secteur postal a, en outre, indiqué que la procédure ayant conduit à l’adoption de ladite décision n’avait pas trait à l’application du droit de la concurrence.

11 Par arrêt du 10 mars 2016, la cour d’appel de Bruxelles (Belgique) a annulé la décision de l’autorité de régulation du secteur postal, au motif que la pratique tarifaire en cause n’était pas discriminatoire. Cet arrêt, qui est devenu définitif, a été rendu à la suite d’un renvoi préjudiciel, ayant donné lieu à l’arrêt du 11 février 2015, bpost (C‑340/13, EU:C:2015:77).

12 Entre temps, le 10 décembre 2012, par la décision de l’autorité de concurrence, cette autorité a constaté que bpost avait commis un abus de position dominante prohibé par l’article 3 de la loi sur la protection de la concurrence et par l’article 102 TFUE. Cet abus était constitué par l’adoption et la mise en œuvre, par bpost, de son nouveau système de tarification au cours de la période comprise entre les mois de janvier 2010 et de juillet 2011. Selon cette décision, ce système a produit un effet d’éviction des intermédiaires et des concurrents potentiels de bpost ainsi qu’un effet fidélisant sur ses principaux clients, de nature à augmenter les barrières à l’entrée sur le marché. En raison dudit abus, bpost a été condamnée au paiement d’une amende s’élevant à 37 399 786 euros, calculée en tenant compte de l’amende antérieurement imposée par l’autorité de régulation du secteur postal. La procédure ayant conduit à l’adoption de ladite décision n’avait pas trait à l’existence d’éventuelles pratiques discriminatoires.

13 Par arrêt du 10 novembre 2016, la cour d’appel de Bruxelles a annulé la décision de l’autorité de concurrence, en raison de sa contrariété avec le principe ne bis in idem. Cette juridiction a estimé que les procédures menées par l’autorité de régulation du secteur postal et par l’autorité de concurrence portaient sur les mêmes faits.

14 Par arrêt du 22 novembre 2018, la Cour de cassation (Belgique) a cassé cet arrêt et renvoyé l’affaire devant la cour d’appel de Bruxelles.

15 Dans le cadre de la procédure faisant suite à ce renvoi, bpost, l’autorité de concurrence ainsi que la Commission européenne, intervenante en tant qu’amicus curiae, ont débattu du respect du principe ne bis in idem et des conditions de son application.

16 Dans sa demande de décision préjudicielle, la juridiction de renvoi précise que les procédures menées, respectivement, par l’autorité de régulation du secteur postal et par l’autorité de concurrence conduisent à l’imposition de sanctions administratives à caractère pénal destinées à réprimer des infractions différentes résultant de la méconnaissance, pour l’une, d’une réglementation sectorielle et, pour l’autre, du droit de la concurrence. Dans ces conditions, elle estime qu’il y a lieu, en principe, de se fonder sur la jurisprudence de la Cour relative au principe ne bis in idem dans le domaine du droit de la concurrence, telle qu’elle ressort, en particulier, de l’arrêt du 14 février 2012, Toshiba Corporation e.a. (C‑17/10, EU:C:2012:72). Il découlerait de cette jurisprudence que, afin de vérifier si deux procédures portent sur les mêmes faits, il conviendrait d’examiner si trois critères cumulatifs, à savoir l’identité des faits, l’identité des contrevenants et l’identité de l’intérêt juridique protégé, sont remplis. La juridiction de renvoi souligne cependant que le dernier critère n’est pas appliqué dans des domaines autres que celui du droit de la concurrence.

17 La juridiction de renvoi relève que les deux procédures en cause au principal trouvent leur fondement dans des législations distinctes, visant à protéger des intérêts légaux distincts. La procédure conduite par l’autorité de régulation du secteur postal aurait été destinée à garantir la libéralisation du secteur postal au moyen de règles sur la transparence et la non-discrimination en matière tarifaire, tandis que celle menée par l’autorité de concurrence viserait à garantir la libre concurrence au sein du marché intérieur en interdisant, notamment, les abus de position dominante. Le critère tenant à l’identité de l’intérêt juridique protégé serait nécessaire afin d’assurer l’effectivité de l’application du droit de la concurrence.

18 Néanmoins, la juridiction de renvoi estime que, compte tenu de l’incertitude quant à la pertinence de ce critère au regard de la jurisprudence de la Cour, il est nécessaire d’obtenir de cette dernière des clarifications à cet égard.

19 En outre, cette juridiction s’interroge sur les conditions d’un éventuel cumul des poursuites au titre d’une limitation au principe ne bis in idem, à la lumière de la jurisprudence issue des arrêts du 20 mars 2018, Menci (C‑524/15, EU:C:2018:197), du 20 mars 2018, Garlsson Real Estate e.a. (C‑537/16, EU:C:2018:193), ainsi que du 20 mars 2018, Di Puma et Zecca (C‑596/16 et C‑597/16, EU:C:2018:192).

20 C’est dans ces conditions que la cour d’appel de Bruxelles a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) Le principe [ne] bis in idem, tel que garanti par l’article 50 de la Charte, doit-il être interprété en ce sens qu’il n’empêche pas l’autorité administrative compétente d’un État membre d’imposer une amende pour violation du droit européen de la concurrence, dans une situation telle que celle du cas d’espèce, où la même personne juridique a déjà été définitivement acquittée d’une amende administrative lui [ayant été] imposée par le régulateur postal national pour une prétendue violation de la législation postale, eu égard aux mêmes faits ou à des faits similaires, dans la mesure où le critère de l’unité de l’intérêt légal protégé n’est pas rempli du fait que la présente affaire vise deux infractions différentes à deux législations distinctes relevant de deux domaines juridiques séparés ?

2) Le principe [ne] bis in idem, tel que garanti par l’article 50 de la Charte, doit-il être interprété en ce sens qu’il n’empêche pas l’autorité administrative compétente d’un État membre d’imposer une amende pour violation du droit européen de la concurrence, dans une situation telle que celle du cas d’espèce, où la même personne juridique a déjà été définitivement acquittée d’une amende administrative lui [ayant été] imposée par le régulateur postal national pour une prétendue violation de la législation postale, eu égard aux mêmes faits ou à des faits similaires, pour le motif qu’une limitation au principe [ne] bis in idem serait justifiée par le fait que la législation en matière de concurrence poursuit un objectif complémentaire d’intérêt général, à savoir sauvegarder et maintenir un système sans distorsion de concurrence au sein du marché intérieur, et n’excède pas ce qui est approprié et nécessaire en vue d’atteindre l’objectif légitimement poursuivi par cette législation, et/ou en vue de protéger le droit et la liberté d’entreprendre de ces autres opérateurs sur pied de l’article 16 de la Charte ? »

Sur les questions préjudicielles

21 Par ses questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 50 de la Charte doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’une personne morale soit sanctionnée par une amende pour avoir commis une infraction au droit de la concurrence de l’Union, lorsque, pour les mêmes faits, cette personne a déjà fait l’objet d’une décision définitive à l’issue d’une procédure relative à une infraction à une réglementation sectorielle ayant pour objet la libéralisation du marché concerné.

Observations liminaires

22 Il convient de rappeler que le principe ne bis in idem constitue un principe fondamental du droit de l’Union (arrêt du 15 octobre 2002, Limburgse Vinyl Maatschappij e.a./Commission, C‑238/99 P, C‑244/99 P, C‑245/99 P, C‑247/99 P, C‑250/99 P à C‑252/99 P et C‑254/99 P, EU:C:2002:582, point 59), qui est désormais consacré à l’article 50 de la Charte.

23 Cette disposition contient un droit correspondant à celui prévu à l’article 4 du protocole n° 7 à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950. À cet égard, il importe de souligner que, dans la mesure où la Charte contient des droits correspondant à des droits garantis par cette convention, l’article 52, paragraphe 3, de la Charte prévoit que leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention. Il convient donc de tenir compte de l’article 4 du protocole no 7 à la même convention en vue de l’interprétation de l’article 50 de la Charte, sans préjudice de l’autonomie du droit de l’Union et de la Cour de justice de l’Union européenne (voir, en ce sens, arrêt du 20 mars 2018, Menci, C‑524/15, EU:C:2018:197, points 23 et 60).

24 L’article 50 de la Charte dispose que « [n]ul ne peut être poursuivi ou puni pénalement en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné dans l’Union par un jugement pénal définitif conformément à la loi ». Ainsi, le principe ne bis in idem interdit un cumul tant de poursuites que de sanctions présentant une nature pénale au sens de cet article pour les mêmes faits et contre une même personne (arrêt du 20 mars 2018, Menci, C‑524/15, EU:C:2018:197, point 25 et jurisprudence citée).

25 En ce qui concerne l’appréciation de la nature pénale des poursuites et des sanctions en cause, qu’il revient à la juridiction de renvoi d’effectuer, il y a lieu de rappeler que trois critères sont pertinents. Le premier est la qualification juridique de l’infraction en droit interne, le deuxième la nature même de l’infraction et le troisième le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé (voir, en ce sens, arrêts du 5 juin 2012, Bonda, C‑489/10, EU:C:2012:319, point 37, ainsi que du 20 mars 2018, Menci, C‑524/15, EU:C:2018:197, points 26 et 27).

26 Il convient de souligner, à cet égard, que l’application de l’article 50 de la Charte ne se limite pas aux seules poursuites et sanctions qui sont qualifiées de « pénales » par le droit national, mais s’étend – indépendamment d’une telle qualification en droit interne – à des poursuites et à des sanctions qui doivent être considérées comme présentant une nature pénale sur le fondement des deux autres critères visés au point précédent (voir, en ce sens, arrêt du 20 mars 2018, Menci, C-524/15, EU:C:2018:197, point 30).

27 En l’occurrence, toutefois, il suffit de constater, comme la juridiction de renvoi le précise, que les deux procédures visées au principal tendent à l’infliction de sanctions administratives à caractère pénal, de telle sorte que la qualification pénale de ces procédures, au regard des critères rappelés au point 25 du présent arrêt, n’est pas en cause.

28 L’application du principe ne bis in idem est soumise à une double condition, à savoir, d’une part, qu’il y ait une décision antérieure définitive (condition « bis ») et, d’autre part, que les mêmes faits soient visés par la décision antérieure et par les poursuites ou les décisions postérieures (condition « idem »).

Sur la condition « bis »

29 En ce qui concerne la condition « bis », pour qu’une décision judiciaire puisse être regardée comme ayant définitivement statué sur les faits soumis à une seconde procédure, il est nécessaire, non seulement que cette décision soit devenue définitive, mais également qu’elle ait été rendue à la suite d’une appréciation portant sur le fond de l’affaire (voir, par analogie, arrêt du 5 juin 2014, M, C‑398/12, EU:C:2014:1057, points 28 et 30).

30 En l’occurrence, il ressort des constatations effectuées par la juridiction de renvoi que la décision de l’autorité de régulation du secteur postal a été annulée par un arrêt passé en force de chose jugée, aux termes duquel bpost a été acquittée des poursuites dont elle a fait l’objet sur le fondement de la réglementation sectorielle postale. Sous réserve de vérification par la juridiction de renvoi, il apparaît ainsi que la première procédure a été clôturée par une décision définitive, au sens de la jurisprudence rappelée au point précédent.

Sur la condition « idem »

31 S’agissant de la condition « idem », il découle des termes mêmes de l’article 50 de la Charte que celui-ci interdit de poursuivre ou de sanctionner pénalement une même personne plus d’une fois pour une même infraction.

32 Ainsi que l’indique la juridiction de renvoi dans sa demande de décision préjudicielle, les deux procédures en cause au principal visent la même personne morale, à savoir bpost.

33 Selon une jurisprudence établie de la Cour, le critère pertinent aux fins d’apprécier l’existence d’une même infraction est celui de l’identité des faits matériels, compris comme l’existence d’un ensemble de circonstances concrètes indissociablement liées entre elles qui ont conduit à l’acquittement ou à la condamnation définitive de la personne concernée. Ainsi, l’article 50 de la Charte interdit d’infliger, pour des faits identiques, plusieurs sanctions de nature pénale à l’issue de différentes procédures menées à ces fins (arrêts du 20 mars 2018, Menci, C‑524/15, EU:C:2018:197, point 35, et du 20 mars 2018, Garlsson Real Estate e.a., C‑537/16, EU:C:2018:193, point 37 ainsi que jurisprudence citée).

34 En outre, il ressort de la jurisprudence de la Cour que la qualification juridique en droit national des faits et l’intérêt juridique protégé ne sont pas pertinents aux fins de la constatation de l’existence d’une même infraction, dans la mesure où la portée de la protection conférée à l’article 50 de la Charte ne saurait varier d’un État membre à l’autre (arrêts du 20 mars 2018, Menci, C‑524/15, EU:C:2018:197, point 36, ainsi que du 20 mars 2018, Garlsson Real Estate e.a., C‑537/16, EU:C:2018:193, point 38).

35 Il en va de même aux fins de l’application du principe ne bis in idem consacré à l’article 50 de la Charte dans le domaine du droit de la concurrence de l’Union, dans la mesure où, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général aux points 95 et 122 de ses conclusions, la portée de la protection conférée à cette disposition ne saurait, sauf disposition contraire du droit de l’Union, varier d’un domaine de celui-ci à un autre.

36 À cet égard, il convient encore de préciser que, eu égard à la jurisprudence rappelée au point 33 du présent arrêt, la condition « idem » requiert que les faits matériels soient identiques. En revanche, le principe ne bis in idem n’a pas vocation à s’appliquer lorsque les faits en cause sont non pas identiques, mais seulement similaires.

37 En effet, l’identité des faits matériels s’entend comme un ensemble de circonstances concrètes découlant d’événements qui sont, en substance, les mêmes, en ce qu’ils impliquent le même auteur et sont indissociablement liés entre eux dans le temps et dans l’espace (voir, en ce sens, Cour EDH, 10 février 2009, Sergueï Zolotoukhine c. Russie, CE:ECHR:2009:0210JUD001493903, § 83 et 84, ainsi que Cour EDH, 20 mai 2014, Pirttimäki c. Finlande, CE:ECHR:2014:0520JUD003523211, § 49 à 52).

38 En l’occurrence, il revient à la juridiction de renvoi de déterminer si les faits qui ont fait l’objet des deux procédures engagées sur le fondement, respectivement, d’une réglementation sectorielle et du droit de la concurrence, sont identiques. À ce titre, il lui incombe d’examiner les faits pris en compte à l’occasion de chacune des procédures, ainsi que la période infractionnelle alléguée.

39 Dans l’hypothèse où la juridiction de renvoi estimerait que les faits ayant fait l’objet des deux procédures en cause au principal sont identiques, ce cumul serait constitutif d’une limitation du droit fondamental garanti à l’article 50 de la Charte.

Sur la justification d’une éventuelle limitation du droit fondamental garanti à l’article 50 de la Charte

40 Une limitation du droit fondamental garanti à l’article 50 de la Charte peut être justifiée sur le fondement de l’article 52, paragraphe 1, de celle-ci (arrêts du 27 mai 2014, Spasic, C‑129/14 PPU, EU:C:2014:586, points 55 et 56, et du 20 mars 2018, Menci, C‑524/15, EU:C:2018:197, point 40).

41 Conformément à l’article 52, paragraphe 1, première phrase, de la Charte, toute limitation de l’exercice des droits et des libertés reconnus par celle-ci doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel de ces droits et libertés. Selon la deuxième phrase dudit paragraphe, dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées auxdits droits et auxdites libertés que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et des libertés d’autrui.

42 En l’occurrence, il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si, comme il paraît résulter des éléments du dossier dont dispose la Cour, l’intervention de chacune des autorités nationales concernées, à propos de laquelle il est soutenu qu’elle a donné lieu à un cumul de poursuites et de sanctions, était prévue par la loi.

43 Une telle possibilité de cumuler les poursuites et les sanctions respecte le contenu essentiel de l’article 50 de la Charte, à la condition que la réglementation nationale ne permette pas de poursuivre et de sanctionner les mêmes faits au titre de la même infraction ou afin de poursuivre le même objectif, mais prévoie uniquement la possibilité d’un cumul des poursuites et des sanctions au titre de réglementations différentes.

44 En ce qui concerne la question de savoir si la limitation du droit fondamental garanti à l’article 50 de la Charte résultant d’un cumul des poursuites et des sanctions au titre d’une réglementation sectorielle et du droit de la concurrence répond à un objectif d’intérêt général, il convient de constater que les deux réglementations en cause au principal poursuivent des objectifs légitimes qui sont distincts.

45 Ainsi, la réglementation sectorielle en cause au principal, qui a transposé la directive 97/67, a pour objet la libéralisation du marché intérieur des services postaux.

46 Quant à la loi sur la protection de la concurrence et à l’article 102 TFUE, sur lesquels a été fondée la décision de l’autorité de concurrence, il importe de rappeler que ce dernier article est une disposition d’ordre public qui interdit les abus de position dominante et qui poursuit l’objectif, indispensable pour le fonctionnement du marché intérieur, de garantir que la concurrence n’est pas faussée dans ce marché (voir, en ce sens, arrêts du 13 juillet 2006, Manfredi e.a., C‑295/04 à C‑298/04, EU:C:2006:461, point 31, ainsi que du 17 février 2011, TeliaSonera Sverige, C‑52/09, EU:C:2011:83, points 20 à 22).

47 Il est donc légitime que, afin de garantir la poursuite du processus de libéralisation du marché intérieur des services postaux tout en veillant au bon fonctionnement de celui-ci, un État membre réprime les manquements, d’une part, à la réglementation sectorielle ayant pour objet la libéralisation du marché concerné et, d’autre part, aux règles applicables en droit de la concurrence, ainsi que l’envisage le considérant 41 de la directive 97/67.

48 S’agissant du respect du principe de proportionnalité, celui-ci exige que le cumul de poursuites et de sanctions prévu par la réglementation nationale ne dépasse pas les limites de ce qui est approprié et nécessaire à la réalisation des objectifs légitimes poursuivis par cette réglementation, étant entendu que, lorsqu’un choix s’offre entre plusieurs mesures appropriées, il convient de recourir à la moins contraignante et que les inconvénients causés par celle-ci ne doivent pas être démesurés par rapport aux buts visés (arrêt du 20 mars 2018, Menci, C‑524/15, EU:C:2018:197, point 46 et jurisprudence citée).

49 À cet égard, il convient de souligner que les autorités publiques peuvent légitimement opter pour des réponses juridiques complémentaires face à certains comportements nuisibles pour la société au moyen de différentes procédures formant un tout cohérent de manière à traiter sous ses différents aspects le problème social en question, pourvu que ces réponses juridiques combinées ne représentent pas une charge excessive pour la personne en cause (voir, en ce sens, Cour EDH, 15 novembre 2016, A et B c. Norvège, CE:ECHR:2016:1115JUD002413011, § 121 et 132). Dès lors, le fait que deux procédures poursuivent des objectifs d’intérêt général distincts qu’il est légitime de protéger de manière cumulée peut être pris en compte, dans le cadre de l’analyse de la proportionnalité d’un cumul de poursuites et de sanctions, en tant que facteur tendant à justifier ce cumul, à condition que ces procédures soient complémentaires et que la charge supplémentaire que représente ledit cumul puisse être justifiée ainsi par les deux objectifs poursuivis.

50 Or, des règles nationales qui prévoient la possibilité d’un cumul des poursuites et des sanctions au titre d’une réglementation sectorielle et du droit de la concurrence sont susceptibles de réaliser l’objectif d’intérêt général qui est d’assurer l’application effective de chacune des deux réglementations en cause, dès lors que celles-ci poursuivent les objectifs légitimes distincts visés aux points 45 et 46 du présent arrêt. À ce titre, il appartiendra à la juridiction de renvoi d’apprécier au regard des dispositions nationales ayant donné lieu aux procédures engagées respectivement par l’autorité de régulation du secteur postal et par l’autorité de concurrence, si le cumul de sanctions de nature pénale peut se justifier, dans le litige au principal, par le fait que les poursuites engagées par ces autorités visent des buts complémentaires, ayant pour objet des aspects différents du même comportement infractionnel (voir, en ce sens, arrêt du 20 mars 2018, Menci, C‑524/15, EU:C:2018:197, point 44).

51 Quant au caractère strictement nécessaire d’un tel cumul de poursuites et de sanctions, il convient d’apprécier s’il existe des règles claires et précises permettant de prévoir quels actes et omissions sont susceptibles de faire l’objet d’un cumul de poursuites et de sanctions ainsi que la coordination entre les différentes autorités, si les deux procédures ont été menées de manière suffisamment coordonnée et rapprochée dans le temps et si la sanction le cas échéant infligée à l’occasion de la première procédure sur le plan chronologique a été prise en compte lors de l’évaluation de la seconde sanction, de telle sorte que les charges résultant, pour les personnes concernées, d’un tel cumul sont limitées au strict nécessaire et que l’ensemble des sanctions imposées corresponde à la gravité des infractions commises (voir, en ce sens, arrêt du 20 mars 2018, Menci, C‑524/15, EU:C:2018:197, points 49, 52, 53, 55 et 58, ainsi que Cour EDH, 15 novembre 2016, A et B c. Norvège, CE:ECHR:2016:1115JUD002413011, § 130 à 132).

52 Certes, comme le souligne M. l’avocat général au point 109 de ses conclusions, l’appréciation de la nécessité décrite au point précédent et, partant, l’analyse globale de la question de savoir si le cumul de deux procédures sera susceptible d’être justifié au titre de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte ne peuvent être effectuées de manière complète que ex post, eu égard à la nature de certains des facteurs à prendre en compte.

53 Toutefois, la protection qui résulte de la double condition à laquelle l’application du principe ne bis in idem est soumise, rappelée au point 28 du présent arrêt, sous réserve de l’éventuelle justification, au titre de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, d’une limitation des droits qui découlent de ce principe dans un cas concret, respecte le contenu essentiel de l’article 50 de la Charte. En effet, ainsi qu’il résulte du point 51 du présent arrêt, l’invocation d’une telle justification exige qu’il soit établi que le cumul de procédures en cause était strictement nécessaire, en tenant compte dans ce contexte, en substance, de l’existence d’un lien matériel et temporel suffisamment étroit entre les deux procédures en cause (voir, en ce sens, arrêt du 20 mars 2018, Menci, C‑524/15, EU:C:2018:197, point 61, ainsi que, par analogie, Cour EDH, 15 novembre 2016, A et B c. Norvège, CE:ECHR:2016:1115JUD002413011, § 130). Ainsi, l’éventuelle justification d’un cumul de sanctions est encadrée par des conditions qui, lorsqu’elles sont réunies, tendent notamment à limiter, sans pourtant remettre en cause l’existence d’un « bis » en tant que tel, le caractère distinct au plan fonctionnel des procédures en cause et donc l’impact concret qui résulte pour les personnes concernées du fait que ces procédures, menées à leur égard, soient cumulées.

54 Il revient à la juridiction de renvoi de vérifier, à la lumière de l’ensemble des circonstances du litige au principal, si les conditions visées au point 51 du présent arrêt sont remplies dans ce litige. Afin de fournir à cette juridiction une réponse utile, il convient néanmoins d’apporter les précisions suivantes.

55 Premièrement, il convient de relever que l’existence d’une disposition de droit national prévoyant, à l’instar de l’article 14 de la loi du 17 janvier 2003 relative au statut du régulateur des secteurs des postes et des télécommunications belges (Moniteur belge du 24 janvier 2003, p. 2591), ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier, la coopération et l’échange d’informations entre les autorités concernées constituerait un cadre pertinent pour assurer la coordination visée au point 51 du présent arrêt. Il revient également à la juridiction de renvoi de vérifier si une telle coordination a effectivement eu lieu en l’occurrence.

56 Deuxièmement, sous réserve d’une appréciation par la juridiction de renvoi, il importe d’observer que le dossier dont dispose la Cour contient des indices d’une connexité temporelle suffisamment étroite entre les deux procédures menées et entre les décisions prises au titre de la réglementation sectorielle et du droit de la concurrence. Ainsi, l’autorité de régulation du secteur postal et l’autorité de concurrence paraissent avoir mené leurs procédures en parallèle, à tout le moins partiellement. Les deux autorités ont pris leurs décisions à des dates proches, à savoir, respectivement, le 20 juillet 2011 et le 10 décembre 2012, ce qui témoigne, compte tenu par ailleurs de la complexité qui caractérise les enquêtes en matière de concurrence, d’un lien temporel suffisamment étroit.

57 Enfin, la circonstance que l’amende infligée dans le cadre de la seconde procédure est supérieure à celle imposée dans le cadre de la première procédure, par une décision définitive, ne permet pas, en soi, de conclure au caractère disproportionné du cumul de poursuites et de sanctions à l’égard de la personne morale concernée, eu égard, notamment, au fait que ces deux procédures peuvent constituer des réponses juridiques complémentaires et liées, mais néanmoins distinctes, face au même comportement.

58 À la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre aux questions posées que l’article 50 de la Charte, lu en combinaison avec l’article 52, paragraphe 1, de cette dernière, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à ce qu’une personne morale soit sanctionnée par une amende pour avoir commis une infraction au droit de la concurrence de l’Union, lorsque, pour les mêmes faits, cette personne a déjà fait l’objet d’une décision définitive à l’issue d’une procédure relative à une infraction à une réglementation sectorielle ayant pour objet la libéralisation du marché concerné, à condition qu’il existe des règles claires et précises permettant de prévoir quels actes et omissions sont susceptibles de faire l’objet d’un cumul des poursuites et des sanctions ainsi que la coordination entre les deux autorités compétentes, que les deux procédures aient été menées de manière suffisamment coordonnée dans un intervalle de temps rapproché et que l’ensemble des sanctions imposées corresponde à la gravité des infractions commises.

Sur les dépens

59 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :

L’article 50 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, lu en combinaison avec l’article 52, paragraphe 1, de cette dernière, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à ce qu’une personne morale soit sanctionnée par une amende pour avoir commis une infraction au droit de la concurrence de l’Union, lorsque, pour les mêmes faits, cette personne a déjà fait l’objet d’une décision définitive à l’issue d’une procédure relative à une infraction à une réglementation sectorielle ayant pour objet la libéralisation du marché concerné, à condition qu’il existe des règles claires et précises permettant de prévoir quels actes et omissions sont susceptibles de faire l’objet d’un cumul des poursuites et des sanctions ainsi que la coordination entre les deux autorités compétentes, que les deux procédures aient été menées de manière suffisamment coordonnée dans un intervalle de temps rapproché et que l’ensemble des sanctions imposées corresponde à la gravité des infractions commises.