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Décisions

CA Paris, 4e ch. A, 16 février 2005, n° D20050147

PARIS

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

EOS (SA)

TGI de Paris, du 23 sept. 2003

23 septembre 2003

Vu l'appel interjeté, le 20 janvier 2004, par la société EOS d'un jugement rendu, le 23 septembre 2003, par le tribunal de grande instance de Paris qui a :

- constaté que la société appelante ne justifie pas de la cession des droits d'auteur de Emmanuel C à son profit,

- débouté la société appelante de sa demande de nullité de la saisie-contrefaçon opérée le 23 octobre 2001 et de sa demande tendant à voir retenir la fraude,

- constaté qu'elle a, en commercialisant les vêtements et accessoires créés par Emmanuel C, pour la collection automne-hiver 2001-2002, sans son autorisation et sans mention de son nom, violé les droits patrimoniaux et le droit moral de celui-ci,

- fait interdiction à la société appelante d'une part de commercialiser les vêtements et accessoires créés par Emmanuel C pour la collection automne hiver 2001/2002, sans autorisation et sans mention de son nom, d'autre part d'utiliser des clichés comportant les créations de Emmanuel C, et ce sous astreintes de 100 euros par infraction constatée, astreintes commençant à courir le 30(e) jour suivant la signification du jugement,

- fait interdiction à la société appelante de commercialiser les vêtements et accessoires créés par Emmanuel C pour la collection été 2002, sans mention de son nom, sans avoir lieu à astreinte de ce chef, en l'état,

- autorisé Emmanuel C à faire publier dans trois journaux ou revues de son choix le dispositif du présent jugement, dans la limite de 3 000 euros HT. par insertion.

- avant dire droit, sur le préjudice, ordonné une mesure d'expertise,

- réservé les autres chefs de demandes et les dépens ;

Vu les uniques conclusions signifiées, le 10 mai 2004, aux termes desquelles la société EOS poursuivant l'infirmation du jugement déféré, demande à la Cour de :

- à titre principal, juger que Emmanuel C l'a autorisée à fabriquer et à vendre les modèles qu'il a créés pour la collection automne-hiver 2001.

- à titre subsidiaire, pour le cas où la Cour dirait que Emmanuel C est resté titulaire de ses droits et qu'elle ne pouvait les exploiter malgré les engagements pris et les rémunérations versées, juger que l'action entreprise à son encontre est entachée de fraude,

- en conséquence, déclarer Emmanuel C mal fondé en ses demandes et l'en débouter,

- condamner Emmanuel C à lui payer les sommes suivantes :

- 15 000 euros pour procédure abusive sur le fondement de l'article 1382 du Code civil,

- 8 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens de première instance et d'appel ;

Vu les uniques conclusions, en date du 9 décembre 2004, par lesquelles Emmanuel C, poursuivant la confirmation du jugement déféré, sauf en ce qui concerne les dommages- intérêts, demande à la Cour de :

- condamner la société EOS à lui payer les sommes suivantes :

- 130 000 euros à titre de réparation de l'atteinte à ses droits patrimoniaux d'auteur,

- 150 000 euros à titre de réparation d'atteinte à ses droits moraux d'auteur,

- 150 000 euros à titre de réparation de l'atteinte à son crédit professionnel, soit la somme totale de 430 000 euros.

- à titre subsidiaire, lui donner acte de ce qu'il s'en rapporte à la décision de la Cour sur l'éventuelle réouverture des débats relativement à l'évaluation de son préjudice sur le fondement des conclusions de l'expertise ordonnée par le jugement dont appel.

- en tout état de cause, condamner la société EOS à lui payer la somme de 8 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens.

Considérant que, pour un exposé complet des faits et de la procédure, il est expressément renvoyé au jugement déféré et aux écritures des parties : qu'il suffit de rappeler que :

- le 15 mars 2000, a été constituée la société EOS, entre Sophie de GALBER et Emmanuel C, ayant pour objet social l'exploitation de tous articles de couture et de haute- couture, la création, la vente directe ou sous licence de tous vêtements accessoires ou compléments de l'habillement,

- Emmanuel C qui a été, du 21 juillet 2000 au 15 août 2001, salarié, en qualité de directeur artistique, par la société EOS, a créé la collection de vêtements et accessoires printemps-été 2001 et la collection de vêtements et accessoires automne-hiver 2001/2002,

- ayant été licencié et estimant que les modèles, dont il était le créateur, étaient commercialisés par la société EOS sans son consentement, en violation de ses droits d'auteur, Emmanuel C a fait pratiquer, le 23 octobre 2001, sur autorisation présidentielle du 12 octobre 2001, une saisie-contrefaçon,

- Emmanuel C demande réparation de l'atteinte portée, selon lui, à ses droits patrimoniaux et moraux ;

I - Sur les droits patrimoniaux :

Considérant que, au soutien de sa demande au titre des droits patrimoniaux, Emmanuel C fait valoir que la société EOS a commercialisé la collection automne-hiver 2001/2002, dont il est le créateur, sans avoir conclu avec lui de convention relative à la cession de ses droits d'auteur ;

Considérant qu'il est établi que cette collection a été créée par Emmanuel C alors que, depuis le 21 juillet 2000, il était employé, en qualité de directeur artistique, par la société EOS ;

Considérant que, après avoir justement rappelé que, conformément aux dispositions l'article L. 111-1, alinéa 3, du Code de la propriété intellectuelle, l'existence d'un contrat de louage d'ouvrage ou de service par l'auteur d'une oeuvre de l'esprit n'emporte aucune dérogation à la jouissance de ses droits de propriété incorporelle reconnus du seul fait de sa création, les premiers juges ont, à tort, fait application de l'article L. 131-3 du même Code qui ne vise que les seuls contrats énumérés à l'article L. 131-2, alinéa 1, de ce Code, à savoir les contrats de représentation, d'édition et de production audiovisuelle ;

Qu'en effet, l'article L. 131-2 du Code de la propriété intellectuelle , prévoit en son alinéa second que dans tous les autres cas, les dispositions des articles 1341 à 1348 du Code civil sont applicables ;

Qu'il s'ensuit que la cession du droit d'auteur sur un modèle n'est soumise à aucune forme ;

Or, considérant qu'il résulte des éléments de l'espèce que, en créant les modèles litigieux dans le cadre de son contrat de travail, Emmanuel C a entendu céder, à la société EOS, ses droits patrimoniaux nécessaires à l'exploitation de ces modèles dès lors que ce contrat n'est qu'une des modalités du partenariat le liant à Sophie de GALBER au même titre que la création de la société EOS, dont ils étaient les deux associés, ou encore leur participation conjointe au capital social de la société EMMANUEL CHAUSSADE ;

Qu'il convient de relever que, dans ses écritures signifiées, le 18 novembre 2002, dans le cadre de la procédure de première instance, Emmanuel C a expressément reconnu que Le projet de Madame de G et de Monsieur C était à long terme et ambitieux (...) Madame de G a décidé d'investir des sommes importantes (...) Ces très lourds investissements ont été réalisés dans la perspective d'un projet à long terme ;

Que l'économie du projet commun est donc exempt de toute ambiguïté, les parties ayant d'un commun accord décidé que Sophie de G apportait d'importants capitaux, notamment pour la constitution et le fonctionnement de la société EOS, et Emmanuel C ses créations de modèles en vue de leur exploitation par la société ;

Qu'il résulte de l'ensemble de ces éléments que Emmanuel C a cédé ses droits patrimoniaux d'auteur sur les modèles litigieux à la société EOS, de sorte que la demande qu'il a formée au titre des droits patrimoniaux, sera rejetée et le jugement déféré, sur ce point, infirmé ;

II - Sur le droit moral :

Considérant que Emmanuel C reproche à la société EOS d'avoir apposé sur les modèles de la collection litigieuse, la marque TABULA RASA qui est le nom de l'enseigne sous laquelle la société appelante exploite un magasin place Saint-Sulpice à Paris ;

Considérant que la matérialité des faits n'est pas contestée par la société EOS qui indique dans ses dernières écritures que la gérante de la société a cru de bonne foi, qu'elle ne pouvait utiliser le nom patronymique d'Emmanuel C dès lors qu'elle se séparait de lui ;

Considérant que, en la matière, la bonne foi étant inopérante, c'est donc à juste titre que, après avoir relevé que la société EOS ne pouvait commercialiser les créations de l'intimé, sans mentionner son nom et en attribuant la paternité de ses oeuvres à des tiers, les premiers juges ont retenu que la société appelante avait porté atteinte au droit moral de Emmanuel C ;

Qu'il s'ensuit que le jugement déféré sera, sur ce point, confirmé ;

III - Sur l'atteinte au crédit professionnel :

Considérant que Emmanuel C prétend encore que la commercialisation, au mépris de ses droits, de la collection litigieuse aurait gravement porté atteinte à son crédit professionnel, de même que la décision prise par la société EOS de poursuivre son activité alors qu'il était licencié, entraînant de ce fait la dispersion de l'équipe qu'il avait constituée, et que son avenir professionnel serait ainsi lourdement hypothéqué du fait de l'attitude de la société appelante ;

Mais considérant qu'il résulte des éléments du dossier que Emmanuel C s'est, après avoir été licencié par la maison SCHERRER, coupé, pendant une période de quatre ans, du monde de la mode et qu'il n'a pu reprendre son activité de créateur que grâce au concours financier de Sophie de GALBER qui a, pour la création de la société EOS, investi sur ses fonds propres la somme de 3  782 000 euros ;

Que l'appelant ne saurait contester cet état de fait qu'il a reconnu devant des journalistes, comme en atteste un article paru dans LE JOURNAL DU TEXTILE depuis, tout est allé très vite. Sa bonne fée (Sophie de GALBER), lui a acheté un atelier show-room de trois étages rue de l'Echaudé, dans le 6ème arrondissement de Paris, lui a fourni les moyens d'avoir une vraie équipe autour de lui et, troisième gros cadeau, lui offre en sus une boutique, à son nom ;

Qu'il est manifeste que, contrairement aux prétentions de Emmanuel C, le succès des collections dont il est l'auteur n'était pas au rendez-vous puisque le premier exercice social de la société EOS a été clôturé avec un résultat déficitaire de 5 800 000 francs ; que le succès médiatique revendiqué par le créateur auprès de la presse est, pour l'essentiel, du à la campagne médiatique organisée, à grands frais, par l'agence de communication UN AUTRE MONDE ;

Considérant qu'il résulte de l'ensemble de ces éléments que le crédit professionnel revendiqué par Emmanuel C est essentiellement le fruit des importants investissements réalisés par la société EOS ; que, au demeurant, l'intimé, depuis qu'il est privé de ces investissements et des moyens mis à sa disposition, ne revendique aucune création :

Qu'il s'ensuit que sa demande formée au titre de l'atteinte portée à son crédit professionnel sera rejetée ;

IV - Sur les mesures réparatrices :

Considérant que, eu égard aux circonstances de l'espèce, du nombre de pièces de la collection litigieuse, qui n'est pas contesté par la société appelante, la procédure de saisie contrefaçon étant, contrairement aux prétentions de cette dernière, valable dès lors que l'intimé avait qualité pour la faire diligenter en raison de l'atteinte portée à son droit moral, la Cour dispose des éléments suffisants, sans qu'il soit nécessaire de recourir à une mesure d'expertise, pour fixer à la somme de 5 000 euros l'indemnité réparatrice du préjudice subi par Emmanuel C au titre de l'atteinte à son droit moral ;

Considérant que, pour faire cesser cette atteinte, il convient de confirmer le jugement déféré en ce qu'il a fait interdiction à la société EOS de commercialiser les vêtements et accessoires créés par Emmanuel C, sans mention de son nom, et ce pour l'ensemble des collections dont il est l'auteur ;

Considérant, en revanche, il n'y a pas eu lieu de faire droit à la demande de publication formée par Emmanuel C ;

V - Sur les autres demandes :

Considérant qu'il résulte du sens de l'arrêt que la société EOS n'est pas fondée en sa demande formée au titre de la procédure abusive ;

Considérant que, en l'espèce, l'équité et ne commande pas de faire application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Que, par ailleurs, chacune des parties conservera à sa charge les frais et dépends par elles exposés tant en première instance qu'en appel ;

PAR CES MOTIFS

:

Infirme le jugement déféré, sauf en ce qui concerne l'atteinte portée au droit moral de Emmanuel C et à la mesure d'interdiction de commercialiser les vêtements et accessoires créés par Emmanuel C, sans son nom, et, y ajoutant, pour l'ensemble des collections.

Et, statuant à nouveau.

Condamne la société EOS à payer à Emmanuel C la somme de 5 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice en raison de l'atteinte portée à son droit moral.

Rejette toutes autres demandes,

Dit que chacune des parties conservera à sa charge les frais et dépens par elles exposés tant en première instance qu'en appel.