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Décisions

CA Agen, 1re ch. com., 27 mai 2015, n° 13/00492

AGEN

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

P. N. Lordonnois (Sarl)

Défendeur :

3C2A (Sarl)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Muller

Conseillers :

Mme Cailheton, Mme Salvan

Avocat :

SCP Rmc & Associes

T. com. d'Agen, du 6 mars 2013

6 mars 2013

FAITS ET PROCÉDURE

Selon contrat de sous-licence d'exploitation en date du 1er juin 1999, la SARL L. P. a concédé à M. Vincent N., sous-licencié, l'autorisation de production et de vente de plants de peupliers du clone Koster pour une durée de 3 années et 10 mois à compter de la date de plantation en p. des 4 000 boutures fournies par le concédant en juin 1999, le contrat prenant fin le 31 mars 2003 et stipulant qu'à son terme, le sous-licencié devra détruire les souches issues des boutures fournies.

Selon contrat de sous-licence d'exploitation en date du 1er juin 1999, la SARL L. P. a concédé à M. Vincent N., sous-licencié, l'autorisation de production et de vente de plants de peupliers du clone Hoogvorst pour une durée de 3 années et 10 mois à compter de la date de plantation en p. des 3 000 boutures fournies par le concédant en juin 1999, le contrat prenant fin le 31 mars 2003 et stipulant qu'à son terme, le sous-licencié devra détruire les souches issues des boutures fournies.

Selon contrat de sous-licence d'exploitation en date du 26 mai 2003, la SARL L. P. a concédé à M. Vincent N. et à la SARL P. N., sous-licenciés, l'autorisation de production et de vente en France de plants de peupliers du clone Koster, le concédant s'engageant à fournir aux sous-licenciés 2 000 boutures destinées à permettre la production des plants, le contrat stipulant qu'il prendrait fin au 31 mars 2008 et qu'à son terme, le sous-licencié devra détruire les souches issues des boutures fournies.

Selon contrat de sous-licence d'exploitation en date du 18 avril 2007, la SARL 3C2A, venant aux droits de la SARL L. P., a concédé à M. Vincent N. et à la SARL P. N., sous-licenciés, l'autorisation de production et de vente en France de plants de peupliers du cultivar Koster, le concédant s'engageant à fournir aux sous-licenciés 1 500 boutures destinées à permettre la production des plants, le contrat stipulant qu'il prendrait fin au 31 mars 2012 et qu'à son terme, le sous-licencié devra détruire les souches issues des boutures fournies.

Selon contrat de sous-licence d'exploitation en date du 5 mars 2008, la SARL 3C2A a concédé à M. Vincent N. et à la SARL P. N., sous-licenciés, l'autorisation de production et de vente en France de plants de peupliers du clone Polargo, le concédant s'engageant à fournir aux sous-licenciés 1 500 boutures destinées à permettre la production des plants, le contrat stipulant qu'il prendrait fin au 31 mars 2014 et qu'à son terme, le sous-licencié devra détruire les souches issues des boutures fournies.

Selon contrat de sous-licence d'exploitation en date du 5 mars 2008, la SARL 3C2A a concédé à M. Vincent N. et à la SARL P. N., sous-licenciés, l'autorisation de production et de vente en France de plants de peupliers du cultivar Koster, le concédant s'engageant à fournir aux sous-licenciés 2 500 boutures destinées à permettre la production des plants, le contrat stipulant qu'il prendrait fin au 31 mars 2014 et qu'à son terme, le sous-licencié devra détruire les souches issues des boutures fournies.

Selon contrat de sous-licence d'exploitation en date du 26 janvier 2009, la SARL 3C2A a concédé à la SARL P. N., sous-licenciée, l'autorisation de production et de vente en France de plants de peupliers du cultivar Polargo, le concédant s'engageant à fournir au sous-licencié 2 000 boutures destinées à permettre la production des plants, le contrat stipulant qu'il prendrait fin au 31 mars 2015 et qu'à son terme, le sous-licencié devra détruire les souches issues des boutures fournies.

Selon contrat de sous-licence d'exploitation en date du 26 janvier 2009, la SARL 3C2A a concédé à la SARL P. N., sous-licenciée, l'autorisation de production et de vente en France de plants de peupliers du cultivar Koster, le concédant s'engageant à fournir au sous-licencié 4 000 boutures destinées à permettre la production des plants, le contrat stipulant qu'il prendrait fin au 31 mars 2015 et qu'à son terme, le sous-licencié devra détruire les souches issues des boutures fournies.

Selon contrat de sous-licence d'exploitation en date du 19 février 2010, la SARL 3C2A a concédé à la SARL P. N. Lordonnois, sous-licenciée, l'autorisation de production et de vente en France de plants de peupliers du cultivar Polargo, le concédant s'engageant à fournir au sous-licencié 1 500 boutures destinées à permettre la production des plants, le contrat stipulant qu'il prendrait fin au 31 mars 2016 et qu'à son terme, le sous-licencié devra détruire les souches issues des boutures fournies. A la différence des contrats antérieurs, ce contrat comportait un paragraphe 28, intitulé, clause de non-concurrence, aux termes de laquelle le sous-licencié s'interdisait 'pendant la durée du contrat, sauf accord préalable et écrit de la Sté 3C2A, à ne pas produire, ni commercialiser des cultivars (variétés) de peupliers sous protections végétales susceptibles de concurrencer ceux de la Sté 3C2A. Le sou licencié s'interdit également à exercer ou entreprendre, directement ou indirectement, personnellement ou par personne interposée, une activité de nature à concurrencer celle de la Sté 3C2A à savoir la recherche, l'expérimentation et le développement de cultivars (variétés) de peupliers sous protections végétales'.

Selon contrat de sous-licence d'exploitation en date du 19 février 2010, la SARL 3C2A a concédé à la SARL P. N. Lordonnois, sous-licenciée, l'autorisation de production et de vente en France de plants de peupliers du cultivar Koster, le concédant s'engageant à fournir au sous-licencié 10 000 boutures destinées à permettre la production des plants, le contrat stipulant qu'il prendrait fin au 31 mars 2016 et qu'à son terme, le sous-licencié devra détruire les souches issues des boutures fournies. Comme le précédent, ce contrat comportait au paragraphe 28 la clause de non-concurrence dont les termes ont été rappelés ci-dessus.

Selon contrat de sous-licence d'exploitation en date du 19 février 2010, la SARL 3C2A a concédé à la SARL P. N. Lordonnois, sous-licenciée, l'autorisation de production et de vente en France de plants de peupliers du cultivar Albelo, le concédant s'engageant à fournir au sous-licencié 1 000 boutures destinées à permettre la production des plants, le contrat stipulant qu'il prendrait fin au 31 mars 2016 et qu'à son terme, le sous-licencié devra détruire les souches issues des boutures fournies. Comme les deux précédents, ce contrat comportait au paragraphe 28, la clause de non-concurrence dont les termes ont été rappelés ci-dessus.

En janvier 2011, la SARL 3C2A a adressé à la SARL P. N. Lordonnois un projet de contrat de sous-licence d'exploitation daté du 26 janvier 2011, relatif à l'autorisation de production et de vente en France de plants de peupliers du cultivar Koster, sur la base de la fourniture de 10 000 boutures. Ce projet de contrat comportait au paragraphe 28 la clause de non-concurrence.

La SARL P. N. Lordonnois a retourné le projet, revêtu de sa signature le 7 février 2011, après avoir raturé la clause stipulée au paragraphe 28 et porté au-dessus de la signature de M. N. la mention 'lu et approuvé sauf clause 28".

Le 9 mars 2011, la SARL P. N. Lordonnois a adressé à la SARL 3C2A un courrier pour demander la livraison des boutures. Le même jour cette dernière, qui avait reçu par télécopie ce courrier, a répondu qu'elle n'était pas d'accord pour fournir les boutures sur la base du contrat raturé et qu'elle ne livrera que lorsque la SARL P. N. Lordonnois lui retournera signer le contrat initial, sans rature de la clause de non concurrence.

Par courrier recommandé daté du 15 mars 2011, le conseil de la SARL P. N. Lordonnois a mis la SARL 3C2A en demeure de livrer, en arguant de la rupture brutale de relations commerciales établies et d'un abus de position dominante.

La SARL 3C2A n'ayant donné aucune suite à cette mise en demeure, la SARL P. N. Lordonnois, exposant que la SARL 3C2A a rompu abusivement le contrat liant les parties et lui a causé un préjudice considérable, a saisi le tribunal de commerce d'Agen pour solliciter la nullité de la clause de non concurrence insérée unilatéralement par la défenderesse dans le contrat, pour obtenir indemnisation de son préjudice et condamnation de la SARL 3C2A à la livrer dans l'avenir à des conditions au moins aussi favorables que celles consenties aux autres sous-licenciés.

Par jugement en date du 6 mars 2013, auquel le présent arrêt se réfère expressément pour plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens et prétentions des parties en première instance et des motifs énoncés par les premiers juges, le tribunal de commerce a débouté la SARL P. N. Lordonnois de l'intégralité de ses demandes et l'a condamné, outre aux dépens, à payer une indemnité de procédure de 500 euros à la SARL 3C2A, qui a été déboutée de sa demande en dommages et intérêts pour procédure abusive.

La SARL P. N. Lordonnois a interjeté appel de ce jugement par déclaration enregistrée au greffe de la Cour le 9 avril 2013.

Après dépôt régulier des conclusions des parties, la procédure de mise en état a été clôturée par ordonnance du 26 février 2014.

MOYENS ET PRÉTENTIONS DES PARTIES

Selon dernières écritures enregistrées au greffe le 28 novembre 2013, expressément visées pour plus ample exposé des moyens et prétentions, de la SARL P. N. Lordonnois, celle-ci conclut à la réformation du jugement et sollicite :

1°) la condamnation de la SARL 3C2A à lui payer les sommes de 273 000 euros en réparation de sa perte de marge sur la vente de plants de peupliers et ventes accessoires et de 80 000 euros à titre indemnitaire en réparation du préjudice d'image et de perte de clientèle ;

2°) l'annulation de la clause 28 dite de non-concurrence, comme contraire aux dispositions du droit de la concurrence et aux dispositions d'ordre public qui régissent le droit des obtentions végétales, et la condamnation de la SARL 3C2A à lui livrer dans l'avenir, à des conditions qui ne pourront lui être moins favorables que celles qui sont pratiquées avec les autres sous-licenciés, et ce sous astreinte définitive de 1 000 euros par jour de retard constaté ;

3°) la condamnation de la SARL 3C2A aux dépens et au payement d'une indemnité de procédure de 8 000 euros ;

A l'appui de ses prétentions, la SARL P. N. Lordonnois soutient :

- que si plusieurs contrats ont été signés, ils concernent la même relation contractuelle et qu'en réalité l'ensemble des contrats forme un seul et unique contrat, qui a pris la forme d'un contrat de sous-licence par lequel la SARL 3C2A lui a concédé l'autorisation de produire et de vendre des plants de peupliers des clones et cultivars, contre payement de redevance ;

- que ce contrat a été modifié unilatéralement par la SARL 3C2A, qui lui a imposé de façon clandestine une obligation de non-concurrence par laquelle elle s'interdisait de produire et de commercialiser des cultivars 'susceptibles de concurrencer ceux de la société 3C2A ;

- que cette modification a été insérée sans négociation préalable en 2010 dans les contrats adressés non pas à M. N., mais à M. S., son adjoint, qui certes avait déjà signé par le passé des contrats, mais toujours après réception et examen de ceux-ci par M. N. ;

- que le coût de la mise au point des différents cultivars ne peut en aucun cas justifier l'introduction de cette clause de non-concurrence ;

- que lorsqu'il a relevé, en 2011, l'existence de cette clause, M. N. a refusé cette modification unilatérale du contrat et que la SARL 3C2A a rompu abusivement la relation contractuelle en refusant de fournir et de livrer les plants ;

- que cette rupture abusive engage la responsabilité de la SARL 3C2A tant en application des dispositions des articles 1134 et suivants et 1147 du Code civil, que pour usage abusif du contrat de sous licence et violation des dispositions du Code de commerce, respectivement de la réglementation communautaire relative à la protection des obtentions végétales et au droit de la concurrence, qui prohibent les clauses qui tendent à limiter l'accès au marché ou le libre exercice de la concurrence ;

- que la rupture brutale du contrat par la SARL 3C2A lui a causé un préjudice considérable résultant d'une part, de la perte de marge sur la production de plants, de la perte des ventes annexes aux cultivars, d'autre part d'une atteinte à son image auprès de ses clients ;

- que si la Cour s'estimait insuffisamment informée sur le chiffrage du préjudice subi, une expertise pourrait être ordonnée pour le valoriser.

Selon dernières écritures enregistrées au greffe le 20 janvier 2014, expressément visées pour plus ample exposé des moyens et prétentions de la SARL 3C2A, celle-ci conclut au rejet de l'appel et demande à la Cour :

1°) de confirmer le jugement en ce qu'il a débouté l'appelante de sa demande de requalification des contrats de sous-traitance successifs en un contrat unique, en soutenant que les contrats sont conclus pour la durée d'exploitation des boutures livrées et que chaque nouvelle livraison donne lieu à un nouveau contrat, que c'est l'usage en la matière et que d'ailleurs le contrat de licence d'exploitation conclu entre la SARL P. N. Lordonnois et l'Institut italien CRA-PLF présente la même économie ;

2°) de dire et juger que la clause de non concurrence insérée dans les contrats le 19 février 2010 est parfaitement licite et opposable à l'appelante, en faisant valoir que M. S., qui a signé ces contrats, avait déjà, avant cette date, signé de multiples contrats au nom de la SARL P. N. Lordonnois, que la clause, limitée à la durée du contrat n'est pas de nature à faire obstacle à la libre concurrence et n'est que la traduction de l'obligation de loyauté dans les relations contractuelles, qui impose au sous-licencié de ne pas exercer pendant la durée du contrat une activité concurrente à celle du concédant et de ne pas commercialiser des produits concurrents, qu'elle n'occupe pas une position dominante sur le marché et qu'il ne peut donc être sérieusement soutenu qu'elle abuserait d'une telle position ;

3°) de confirmer le jugement en ce qu'il a dit que la relation commerciale a été interrompue unilatéralement par l'appelante, qui s'est refusée à la poursuivre en rejetant en 2011 la clause litigieuse qu'elle avait auparavant librement acceptée, et par suite de le confirmer en ce qu'il a rejeté les demandes de réparations et d'indemnisations présentées par la SARL P. N. Lordonnois, en relevant que les ventes de ses variétés par la dite SARL étaient très marginales et qu'il n'est pas sérieux de prétendre que la SARL P. N. Lordonnois aurait contribué à l'essor des cultivars de la SARL 3C2A sur le marché français alors que les ventes représentaient en moyenne 900 plants par an ;

4°) de réformer le jugement en ce qu'il a rejeté sa demande de dommages et intérêts et de condamner la SARL P. N. Lordonnois à lui payer la somme de 10 000 euros pour procédure abusive en invoquant une volonté manifeste de nuire faisant dégénérer en abus l'exercice du droit d'agir en justice ;

5°) de condamner la SARL P. N. Lordonnois aux dépens et au payement d'une indemnité de procédure de 8 000 euros.

MOTIFS DE L'ARRÊT

I. SUR LES RELATIONS CONTRACTUELLES ENTRE LES PARTIES

L'appelante demande à la Cour de dire et juger que l'ensemble des contrats régularisés entre les parties constituaient en réalité un seul et unique contrat, à exécution successive, en soutenant que les modalités d'exécution et de payement des redevances n'étaient mentionnées que pour protéger les certificats d'obtention végétale obtenus par la société 3C2A.

S'il résulte des pièces produites et des déclarations concordantes des parties que celles-ci ont entretenu des relations commerciales régulières à partir du 1er juin 1999, c'est à bon droit que les premiers juges ont retenu que les différents contrats de sous-licence d'exploitation ne constituaient pas un seul et unique contrat, mais des contrats successifs conclus chacun pour une durée déterminée.

Pour confirmer le jugement entrepris sur ce point, il suffira de relever, respectivement d'ajouter aux motifs énoncés par les premiers juges :

- que la SARL P. N. Lordonnois se contente d'affirmer qu'il s'agit d'un contrat unique, sans expliciter, ni en fait, ni en droit, ce qui n'est qu'une simple allégation ;

- que la SARL P. N. Lordonnois ne justifie pas de la signature, à un quelconque moment de la relation commerciale, d'un accord-cadre définissant les conditions d'une coopération commerciale entre les parties ou celles de la fourniture et de l'exploitation, dans le cadre de contrats de sous-licence, des cultivars pour lesquels M. P. bénéficiait de certificats d'obtention végétale communautaires ;

- que, hormis les contrats litigieux, il n'est justifié d'aucune relation entre les parties, d'aucun échange de correspondance, d'aucune assistance apportée par la SARL 3C2A au sous-licencié ou sollicitée par celui-ci pour l'exploitation des boutures ou la commercialisation des plants ;

- que les contrats litigieux étaient conclus pour des durées déterminées, correspondant dans chaque cas à la durée d'exploitation des boutures fournies par la SARL 3C2A ;

- que le fait que les contrats comportaient des clauses similaires ne suffit pas pour dire qu'il s'agissait d'un contrat unique, alors que pour chacun des contrats, la nature des cultivars et le nombre de boutures fournies étaient déterminés non pas en application d'un accord préalable entre les parties, mais librement et en fonction de ses besoins propres par la SARL P. N. Lordonnois.

II. SUR LA RUPTURE DES RELATIONS COMMERCIALES

La rupture des relations commerciales entre les parties, matérialisée par le courrier de la SARL 3C2A en date du 9 mars 2011, est consécutive au refus par cette dernière de livrer à la SARL P. N. Lordonnois les 10 000 boutures du cultivar Koster et les 2 500 boutures du cultivar Polargo commandées en raison de la rature par la SARL P. N. Lordonnois, sur le projet de contrat de sous-licence d'exploitation qu'elle lui avait adressé, de la clause de non-concurrence mentionnée au paragraphe 28.

Au vu des motifs énoncés sous I, c'est vainement que la SARL P. N. Lordonnois soutient que la SARL 3C2A a modifié unilatéralement le contrat liant les parties en y insérant de façon clandestine une clause de non concurrence dès lors que le moyen manque en fait, puisque les relations commerciales des parties s'inscrivaient dans le cadre de contrats successifs et indépendants les uns des autres, à la suite de commandes passées par la SARL P. N. Lordonnois et acceptées par la SARL 3C2A après signature par la première du contrat de sous-licence préparé par la seconde, et qu'en raison de cette indépendance des contrats successifs, il ne peut être sérieusement soutenu qu'en 2011 l'appelante aurait violé les dispositions de l'article 1134 du code civil en modifiant unilatéralement un contrat antérieur existant.

En fait, il n'y a pas eu rupture d'un contrat, qui n'avait pas été conclu du fait du refus de la SARL P. N. Lordonnois d'accepter le projet proposé par la SARL3C2A, mais rupture des relations commerciales sur l'initiative de cette dernière.

Le problème posé à la Cour est de déterminer si la SARL 3C2A était en droit d'imposer à son cocontractant la clause de non-concurrence litigieuse et de rompre les relations commerciales anciennes liant les parties en raison du refus par son sous-licencié d'accepter la clause de non concurrence insérée dans le projet de contrat de sous-licence soumis à signature, clause dont les termes ont été rappelés précédemment.

A titre liminaire, il convient de rappeler, en droit, que les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites, qu'une clause de non-concurrence limitée dans le temps et dans l'espace est en principe licite, sous la condition qu'elle soit proportionnée aux intérêts légitimes à protéger et qu'elle ne tende pas à limiter l'accès au marché.

En l'espèce, la SARL 3C2A était titulaire de certificats d'obtention végétale communautaire pour diverses variétés (cultivars) de peupliers. L'objet spécifique de tels certificats est de permettre à leur titulaire de bénéficier d'un monopole pour produire ce cultivar, l'exploiter et en assurer la protection en s'opposant à toute contrefaçon.

La simple lecture de la clause de non-concurrence litigieuse, dont les termes ont été rappelés plus haut, fait apparaître qu'elle n'avait pas pour but d'assurer la protection des droits conférés à la SARL 3C2A par les certificats d'obtention végétale communautaire pour les cultivars Koster, Polargo et Albelo, mais de limiter l'accès de la SARL P. N. Lordonnois au marché des cultivars.

En effet, cette clause lui interdisait, d'une part, de commercialiser des cultivars susceptibles de concurrencer ceux de la Société 3C2A, d'autre part, d'exercer une activité de nature à concurrencer celle de la Société 3C2A, à savoir la recherche, l'expérimentation et le développement de cultivars de peupliers sous protection végétale.

Elle n'avait pas pour objet, ni pour effet, d'assurer la protection des intérêts légitimes liés à l'obtention de certificats d'obtention pour certaines variétés, rappelés ci-dessus, mais seulement d'interdire à la SARL P. N. Lordonnois la recherche d'autres fournisseurs et la commercialisation d'autres variétés de peupliers, respectivement toute recherche personnelle en vue de développer d'autres cultivars et de les commercialiser.

La généralité de la clause, ses modalités et ses limites très larges ne permettent pas de considérer qu'elle était proportionnée à l'intérêt légitime de protéger les droits conférés à la SARL 3C2A par les certificats d'obtention végétale. Au demeurant, dans un courrier adressé le 14 mai 2009 à la SCEA de L'Isle, le but réellement poursuivi par 3C2A était déjà clairement exprimé. En effet, pour légitimer sa demande de restitution de boutures livrées à cette SCEA, 3C2A avait écrit que la commercialisation par celle-ci de boutures de peupliers fournies par l'un de ses concurrents directs ne pourrait se faire qu'au détriment des siens et qu'elle n'entendait pas l'accepter, traduisant clairement sa volonté de fausser le libre jeu de la concurrence pour assurer la commercialisation de ses propres produits et non pas de protéger les droits particuliers (monopole de production et d'exploitation en s'opposant à toute contrefaçon) conférés par les certificats d'obtention végétale communautaires.

La clause de non-concurrence litigieuse avait très exactement le même but. Par ailleurs, elle n'était assortie d'aucune contrepartie.

La SARL P. N. Lordonnois était donc parfaitement en droit de s'opposer à ce que cette clause, illicite en ce qu'elle portait sans aucune contrepartie une atteinte à sa liberté économique et au libre jeu de la concurrence, soit insérée dans le contrat de sous-licence que devaient signer les parties, étant observé que la circonstance qu'en 2010, la SARL P. N. Lordonnois ait signé des contrats de sous-licence comportant déjà cette clause, par l'intermédiaire du responsable de la pépinière, ne lui interdisait pas, compte tenu de l'indépendance des contrats successifs, de refuser de le faire en 2011, après avoir pris pleine conscience des conséquences qu'elle impliquait pour elle.

En refusant pour ce motif de livrer la commande faite en février 2011 par la SARL P. N. Lordonnois et en rompant des relations commerciales existant depuis 1999, la SARL 3C2A a commis une faute qui engage sa responsabilité.

III. SUR LA RÉPARATION DU PRÉJUDICE

La SARL P. N. Lordonnois sollicite tout d'abord la condamnation de la SARL 3C2A à lui payer la somme de 273 000 euros en soutenant que c'est au moment où ses investissements à perte des premières années allaient commencer à porter leurs fruits que la SARL 3C2A a rompu brutalement les relations commerciales, que son préjudice ne peut être calculé sur la base des ventes passées, mais doit prendre en compte l'évolution du marché (sur lequel les cultivars de la SARL 3C2A sont désormais majoritaires) et les gains dont elle a été privée, qu'il est constitué par la perte de marge sur la vente de plants de peupliers et sur les ventes accessoires, qu'elle l'a chiffré sur 5 ans à la somme réclamée.

Le préjudice indemnisable ne peut s'analyser que comme celui de la perte pour la SARL P. N. Lordonnois de la chance d'une part, de pouvoir commercialiser les plants qu'elle aurait pu développer si les boutures commandées lui avaient été fournies et de pouvoir dégager sur les ventes réalisées une marge bénéficiaire, d'autre part, de pouvoir continuer à commercialiser durant les années suivantes des plants issus des cultivars de la SARL 3C2A, possibilité perdue du fait de la rupture des relations commerciales.

Il n'est pas sérieux pour un commerçant qui n'a vendu qu'environ 900 plants en moyenne par an pendant 10 ans, de prétendre chiffrer le préjudice résultant de la rupture sur la base de la prétendue vente perdue pendant 5 ans de 10 000 plants par an. Par ailleurs, la SARL P. N. Lordonnois fait état de la perte des ventes accessoires aux cultivars, sans même expliciter la nature de ces ventes et les produits concernés.

Par suite le calcul, au demeurant sommaire (cf pièce 23), opéré par la SARL P. N. Lordonnois pour chiffrer son préjudice ne peut être retenu ni dans son principe, ni dans son montant.

Il résulte des pièces produites qu'en 10 ans la SARL P. N. Lordonnois avait vendu 8 917 plants développés à partir des 34 000 boutures fournies par la SARL 3C2A, mais aussi qu'à partir de 2008 les ventes globales sur le marché français des plants issus des cultivars de la dite SARL se sont très fortement accrues, aboutissant presque à un doublement en 2011.

Il peut donc être raisonnablement considéré que la SARL P. N. Lordonnois aurait elle aussi bénéficié de ce développement (ce qui explique d'ailleurs qu'elle a considérablement augmenté les quantités de boutures commandées en 2010 et 2011) et accru ses ventes de plants dans les mêmes proportions.

La marge bénéficiaire perdue sur la vente annuelle de 1 800 plants peut être estimée, à la date du présent arrêt, sur la base d'un prix de vente de 5,29 euros par plant et d'un taux de marge de 30 %, à 14 283 euros.

La perte de la chance raisonnable pour la SARL P. N. Lordonnois de dégager pour le moins cette marge si les relations commerciales n'avaient pas été rompues par la SARL 3C2A, est en relation directe avec cette rupture et constitue un préjudice réparable, étant rappelé que la réparation du dommage résultant de la perte de chance ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée.

Par suite, la SARL 3C2A sera condamnée à verser à la SARL P. N. Lordonnois la somme de 14 000 euros à titre de dommages et intérêts.

La SARL P. N. Lordonnois réclame ensuite une indemnité de 80 000 euros en réparation du préjudice d'image et de perte de clientèle et de commercialité, faisant valoir qu'elle va se voir interdire de produire des cultivars qui représentent une part prépondérante du marché et que la clientèle va se tourner définitivement vers d'autres pépiniéristes non seulement pour les variétés de la société 3C2A, mais également pour d'autres produits de p.

Pour écarter cette demande, il suffira de relever d'une part, que le préjudice d'image allégué n'est ni explicité, ni justifié, le chiffre d'affaires réalisé par la SARL P. N. Lordonnois avec les plants issus des variétés de la SARL 3C2A étant inférieur à 0,5% de son chiffre d'affaires global et la rupture des relations commerciales étant demeurée ignorée de la clientèle, d'autre part que le préjudice lié à la perte de clientèle alléguée est purement hypothétique, aucune donnée comptable n'étant fournie pour établir une diminution du chiffre d'affaire, ni aucune démonstration faite qu'à la supposer exister, elle pourrait être imputée à la rupture d'une relation commerciale relative à des produits qui ne concouraient que de façon marginale à la réalisation du chiffre d'affaires.

Enfin la SARL P. N. Lordonnois sollicite la condamnation de la SARL 3C2A à la livrer dans l'avenir, à des conditions qui ne pourront lui être moins favorables que celles qui sont pratiquées avec les autres sous-licenciés, et ce sous astreinte définitive de 1 000 euros par jour de retard constaté.

En l'état il ne peut être fait droit à cette demande, non seulement en raison de sa généralité et de son imprécision, qui rendrait inexécutable toute condamnation prononcée dans ses termes, mais également parce qu'elle se heurte au fait que la SARL 3C2A produit de multiples contrats de sous-licence conclus avec des entreprises tierces qui elles avaient accepté que la clause de non-concurrence litigieuse soit stipulée dans les contrats les liant.

IV. SUR L'ABUS DE PROCÉDURE

La SARL 3C2A sollicite la condamnation de la SARL P. N. Lordonnois à lui payer la somme de 10 000 euros pour procédure abusive en invoquant une volonté manifeste de nuire faisant dégénérer en abus l'exercice du droit d'agir en justice.

Dans la mesure où le présent arrêt infirme le jugement entrepris et fait partiellement droit aux demandes de la SARL P. N. Lordonnois, cette demande ne peut qu'être rejetée, la procédure apparaissant non pas abusive, mais fondée dans son principe.

V. SUR LES FRAIS NON-RÉPÉTIBLES ET LES DÉPENS

La SARL 3C2A, qui succombe, ne peut bénéficier des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile et doit être condamnée aux dépens d'instance et d'appel.

Pour faire valoir ses droits, la SARL P. N. Lordonnois a été contrainte, tant en première instance qu'en appel, d'exposer des frais, notamment en honorant un avocat, dont il serait inéquitable qu'ils demeurent intégralement à sa charge. Il y a lieu de faire application en sa faveur des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile et de lui allouer une indemnité de procédure de 3 000 euros.

PAR CES MOTIFS :

La Cour, statuant publiquement, contradictoirement, par arrêt prononcé par sa mise à disposition au greffe et en dernier ressort,

CONFIRME le jugement entrepris en ses dispositions déboutant la SARL P. N. Lordonnois de ses demandes tendant à la requalification des contrats de sous-licence en un contrat unique,

INFIRME le jugement entrepris pour le surplus,

Statuant à nouveau et ajoutant au jugement,

DÉCLARE illicite la clause de non-concurrence que la SARL 3C2A entendait imposer à la SARL P. N. Lordonnois ;

DIT et JUGE que les relations commerciales entre la SARL P. N. Lordonnois et la SARL 3C2A ont été rompues de manière fautive par cette dernière ;

CONDAMNE la SARL 3C2A à payer à la SARL P. N. Lordonnois la somme de 14 000 euros à titre de dommages et intérêts et celle de 3 000 euros à titre d'indemnité de procédure ;

DÉBOUTE les parties de leurs prétentions plus amples ou contraires ;

CONDAMNE la SARL 3C2A aux entiers dépens d'instance et d'appel.