CJUE, 3e ch., 7 avril 2022, n° C-568/20
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
PARTIES
Défendeur :
H Limited
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
Mme. Jürimäe
Juges :
M. Jääskinen, M. Safjan (rapporteur), M. Piçarra, M. Gavalec
Avocat général :
M. Pikamäe
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 1er, de l’article 2, sous a), de l’article 39, de l’article 42, paragraphe 1, sous b), ainsi que des articles 45, 46 et 53 du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant J à H Limited au sujet de l’exécution en Autriche d’une ordonnance d’injonction de payer émise par la High Court of Justice (England & Wales) [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), Royaume-Uni) (ci-après la « High Court »)] sur le fondement de deux jugements prononcés en Jordanie.
Le cadre juridique
3 Les considérants 4, 6, 26 et 34 du règlement no 1215/2012 énoncent :
« (4) Certaines différences entre les règles nationales en matière de compétence judiciaire et de reconnaissance des décisions rendent plus difficile le bon fonctionnement du marché intérieur. Des dispositions permettant d’unifier les règles de conflit de juridictions en matière civile et commerciale ainsi que de garantir la reconnaissance et l’exécution rapides et simples des décisions rendues dans un État membre sont indispensables.
[...]
(6) Pour atteindre l’objectif de la libre circulation des décisions en matière civile et commerciale, il est nécessaire et approprié que les règles relatives à la compétence judiciaire, à la reconnaissance et à l’exécution des décisions soient déterminées par un instrument juridique de l’Union contraignant et directement applicable.
[...]
(26) La confiance réciproque dans l’administration de la justice au sein de l’Union [européenne] justifie le principe selon lequel les décisions rendues dans un État membre devraient être reconnues dans tous les États membres sans qu’une procédure spéciale soit nécessaire. En outre, la volonté de réduire la durée et les coûts des litiges transfrontières justifie la suppression de la déclaration constatant la force exécutoire préalable à l’exécution dans l’État membre requis. En conséquence, toute décision rendue par les juridictions d’un État membre devrait être traitée comme si elle avait été rendue dans l’État membre requis.
[...]
(34) Pour assurer la continuité nécessaire entre la convention [du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par les conventions successives relatives à l’adhésion des nouveaux États membres à cette convention (ci-après la “convention de Bruxelles de 1968”)], le règlement (CE) no 44/2001 [du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1),] et le présent règlement, il convient de prévoir des dispositions transitoires. La même continuité doit être assurée en ce qui concerne l’interprétation par la Cour de justice de l’Union européenne de la convention de Bruxelles de 1968 et des règlements qui la remplacent. »
4 Selon l’article 1er, paragraphe 1, de ce règlement :
« Le présent règlement s’applique en matière civile et commerciale et quelle que soit la nature de la juridiction. Il ne s’applique notamment ni aux matières fiscales, douanières ou administratives, ni à la responsabilité de l’État pour des actes ou des omissions commis dans l’exercice de la puissance publique (acta jure imperii). »
5 L’article 2 dudit règlement prévoit :
« Aux fins du présent règlement, on entend par :
a) “décision”, toute décision rendue par une juridiction d’un État membre, quelle que soit la dénomination qui lui est donnée telle qu’arrêt, jugement, ordonnance ou mandat d’exécution, ainsi qu’une décision concernant la fixation par le greffier du montant des frais du procès.
Aux fins du chapitre III, le terme “décision” englobe les mesures provisoires ou les mesures conservatoires ordonnées par une juridiction qui, en vertu du présent règlement, est compétente au fond. Il ne vise pas une mesure provisoire ou conservatoire ordonnée par une telle juridiction sans que le défendeur soit cité à comparaître, à moins que la décision contenant la mesure n’ait été signifiée ou notifiée au défendeur avant l’exécution ;
[...]
d) “État membre d’origine”, l’État membre dans lequel, selon le cas, la décision a été rendue, la transaction judiciaire a été approuvée ou conclue, ou l’acte authentique a été dressé ou enregistré formellement ;
e) “État membre requis”, l’État membre dans lequel la reconnaissance de la décision est invoquée ou dans lequel l’exécution de la décision, de la transaction judiciaire ou de l’acte authentique est demandée ;
f) “juridiction d’origine”, la juridiction qui a rendu la décision dont la reconnaissance est invoquée ou l’exécution est demandée. »
6 L’article 39 du même règlement énonce :
« Une décision rendue dans un État membre et qui est exécutoire dans cet État membre jouit de la force exécutoire dans les autres États membres sans qu’une déclaration constatant la force exécutoire soit nécessaire. »
7 L’article 42, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012 prévoit :
« Aux fins de l’exécution dans un État membre d’une décision rendue dans un autre État membre, le demandeur communique à l’autorité compétente chargée de l’exécution :
a) une copie de la décision réunissant les conditions nécessaires pour en établir l’authenticité ; et
b) le certificat, délivré conformément à l’article 53, attestant que la décision est exécutoire, et contenant un extrait de la décision ainsi que, s’il y a lieu, les informations utiles concernant les frais remboursables de la procédure et le calcul des intérêts. »
8 L’article 45, paragraphe 1, de ce règlement dispose :
« À la demande de toute partie intéressée, la reconnaissance d’une décision est refusée :
a) si la reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis ;
[...] »
9 Aux termes de l’article 46 dudit règlement :
« À la demande de la personne contre laquelle l’exécution est demandée, l’exécution d’une décision est refusée lorsque l’existence de l’un des motifs visés à l’article 45 est constatée. »
10 L’article 52 du même règlement prévoit :
« En aucun cas une décision rendue dans un État membre ne peut faire l’objet d’une révision au fond dans l’État membre requis. »
11 L’article 53 du règlement no 1215/2012 est libellé comme suit :
« À la demande de toute partie intéressée, la juridiction d’origine délivre le certificat qu’elle établit en utilisant le formulaire figurant à l’annexe I. »
Le litige au principal et les questions préjudicielles
12 Par une ordonnance d’injonction de payer du 20 mars 2019, la High Court a condamné J, personne physique demeurant en Autriche, à verser à H Limited, établissement bancaire, la somme en principal de 10 392 463 dollars des États-Unis (USD) (environ 9 200 000 euros), augmentée des intérêts et des frais, en exécution de deux jugements prononcés les 3 mai et 20 mai 2013 par des juridictions jordaniennes (ci-après les « jugements jordaniens »). En outre, la High Court a émis le certificat prévu à l’article 53 du règlement no 1215/2012.
13 H Limited a demandé l’exécution de cette ordonnance d’injonction de payer dans le ressort du Bezirksgericht Freistadt (tribunal de district de Freistadt, Autriche) sur le fondement du règlement no 1215/2012, en produisant notamment le certificat visé à l’article 53 de ce règlement.
14 Par une ordonnance du 12 avril 2019, le Bezirksgericht Freistadt (tribunal de district de Freistadt) a autorisé H Limited, sur la base de l’ordonnance de la High Court du 20 mars 2019 et par application du règlement no 1215/2012, à procéder à l’exécution de cette dernière ordonnance en vue de recouvrer une créance de 9 249 915,62 euros augmentée des intérêts et des frais. Cette juridiction a relevé, notamment, que la procédure devant la High Court avait satisfait au principe du contradictoire.
15 L’appel interjeté par J contre cette ordonnance du 12 avril 2019 a été rejeté par décision du Landesgericht Linz (tribunal régional de Linz, Autriche) du 22 juin 2020. Après avoir relevé que l’ordonnance de la High Court du 20 mars 2019 constituait une décision, au sens de l’article 2, sous a), du règlement no 1215/2012, la juridiction d’appel a souligné que le certificat visé à l’article 53 de ce règlement, produit par H Limited, ne soulevait aucun doute renvoyant à l’un des motifs de refus de reconnaissance prévus à l’article 45 dudit règlement.
16 J a introduit un pourvoi en Revision devant l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême, Autriche), la juridiction de renvoi.
17 Cette dernière juridiction tend à considérer que le principe d’exclusion d’un double exequatur vaut également pour les décisions d’injonction rendues par une juridiction d’un État membre sur la base d’un recours poursuivant l’exécution d’un jugement étranger, dès lors que le rapport juridique qui sous-tend la dette reconnue par jugement définitif ne fait pas l’objet d’un contrôle au fond. La décision en cause au principal ne relèverait donc pas de la notion de « décision », au sens de l’article 2, sous a), du règlement no 1215/2012.
18 Dans un tel cas, un contrôle juridictionnel des conditions générales d’exécution en application de ce règlement ne serait pas exclu. Partant, la juridiction de renvoi considère que l’État membre d’exécution peut vérifier les données figurant dans le certificat prévu à l’article 53 du règlement no 1215/2012, de sorte que le débiteur peut faire valoir l’absence des conditions pour procéder à l’exécution, par exemple parce qu’il n’y a pas de décision, au sens de l’article 2, sous a), de ce règlement, ou que ledit règlement n’est pas applicable.
19 Toutefois, cette juridiction fait observer que l’application correcte du droit de l’Union ne s’impose pas avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable.
20 C’est dans ces conditions que l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Les dispositions du règlement [no 1215/2012], en particulier son article 2, sous a), et son article 39, doivent-elles être interprétées en ce sens qu’il y a une décision devant être exécutée également lorsque, après un examen sommaire dans le cadre d’une procédure contradictoire ne portant toutefois que sur le caractère de res iudicata d’un arrêt rendu à son encontre dans un État tiers, la partie renseignée comme débiteur dans le titre exécutoire est tenue de verser à la partie gagnante dans la procédure dans l’État tiers la dette reconnue dans cet État tiers par un jugement définitif, l’objet de la procédure dans l’État membre se limitant à l’examen de l’existence d’un droit tiré d’un jugement définitif à l’encontre de la partie défenderesse à l’exécution ?
2) En cas de réponse négative à la première question :
Les dispositions du règlement [no 1215/2012], en particulier l’article 1er, l’article 2, sous a), l’article 39, l’article 45, l’article 46 et l’article 52, doivent-elles être interprétées en ce sens que l’exécution doit être refusée, indépendamment de l’existence d’un des motifs énumérés à l’article 45 [de ce règlement] lorsque la décision à examiner n’est pas une décision au sens de l’article 2, sous a), ou de l’article 39 [dudit règlement], ou lorsque la prétention sur laquelle est fondée la décision dans l’État membre d’origine ne relève pas du champ d’application du [même règlement] ?
3) En cas de réponse négative à la première question et de réponse affirmative à la deuxième question :
Les dispositions du règlement no 1215/2012, en particulier l’article 1er, l’article 2, sous a), l’article 39, l’article 42, paragraphe 1, sous b), l’article 46 et l’article 53, doivent-elles être interprétées en ce sens que, dans le cadre de la procédure relative à la demande de refus de l’exécution, la juridiction de l’État membre requis doit, déjà sur la base des données renseignées par la juridiction d’origine dans le certificat prévu à l’article 53 [de ce règlement], nécessairement considérer qu’il y a une décision relevant du champ d’application du règlement et devant être exécutée ? »
Sur les questions préjudicielles
Sur la première question
21 Par sa première question, la juridiction de renvoi souhaite savoir, en substance, si l’article 2, sous a), et l’article 39 du règlement no 1215/2012 doivent être interprétés en ce sens qu’une ordonnance d’injonction de payer adoptée par une juridiction d’un État membre sur le fondement de jugements définitifs rendus dans un État tiers constitue une décision et jouit de la force exécutoire dans les autres États membres.
22 À titre liminaire, il y a lieu de rappeler que, dans la mesure où, conformément au considérant 34 du règlement no 1215/2012, celui-ci abroge et remplace le règlement no 44/2001, lequel a lui-même remplacé la convention de Bruxelles de 1968, l’interprétation fournie par la Cour en ce qui concerne les dispositions de ces derniers instruments juridiques vaut également pour le règlement no 1215/2012 lorsque ces dispositions peuvent être qualifiées d’« équivalentes » (arrêt du 10 mars 2022, BMA Nederland, C 498/20, EU:C:2022:173, point 27 et jurisprudence citée).
23 Or, tel est le cas de l’article 25 et de l’article 27, point 1, de cette convention ainsi que de l’article 32 et de l’article 34, point 1, du règlement no 44/2001, d’une part, et de l’article 2, sous a), ainsi que de l’article 45, paragraphe 1, sous a), du règlement no 1215/2012, d’autre part.
24 Ainsi que la Cour l’a relevé à l’égard de l’article 32 du règlement no 44/2001, qui est la disposition équivalente à l’article 2, sous a), du règlement no 1215/2012, la notion de « décision » recouvre toute décision rendue par une juridiction d’un État membre, sans faire de distinction en fonction du contenu de la décision en cause (voir, en ce sens, arrêt du 15 novembre 2012, Gothaer Allgemeine Versicherung e.a., C 456/11, EU:C:2012:719, point 23).
25 Il s’ensuit que cette notion comprend également une ordonnance d’injonction de payer adoptée par une juridiction d’un État membre sur le fondement de jugements définitifs rendus dans un État tiers.
26 En effet, selon la jurisprudence de la Cour, il suffit, pour que des décisions relèvent du champ d’application du règlement no 1215/2012, qu’il s’agisse de décisions judiciaires qui, avant le moment où leur reconnaissance et leur exécution sont demandées dans un État membre autre que l’État membre d’origine, ont fait, ou étaient susceptibles de faire, dans cet État membre d’origine, l’objet, sous des modalités diverses, d’une instruction contradictoire (voir, par analogie, arrêt du 2 avril 2009, Gambazzi, C 394/07, EU:C:2009:219, point 23 et jurisprudence citée).
27 Cette interprétation large et autonome est corroborée par le système mis en place par le règlement no 1215/2012 ainsi que par les objectifs poursuivis par celui-ci (voir, par analogie, arrêt du 15 novembre 2012, Gothaer Allgemeine Versicherung e.a., C 456/11, EU:C:2012:719, points 26 et 28).
28 En premier lieu, s’agissant des objectifs poursuivis par le règlement no 1215/2012, le considérant 6 de celui-ci expose l’objectif de la libre circulation des décisions en matière civile et commerciale. En outre, il ressort de ses considérants 4 et 26 qu’il vise à simplifier les formalités en vue de la reconnaissance et de l’exécution rapides et simples des décisions émanant des États membres liés par ce règlement. Or, comme l’a relevé la Commission européenne, une interprétation différente de l’article 2, sous a), dudit règlement imposerait de lier la notion de « décision » au contenu de celle-ci, ce qui viendrait en contradiction avec cet objectif.
29 En second lieu, s’agissant du système organisé par le règlement no 1215/2012, le considérant 26 de ce dernier souligne l’importance du principe de la confiance réciproque entre les juridictions des États membres en ce qui concerne l’exécution des décisions juridictionnelles, ce qui suppose que la notion de « décision » ne soit pas interprétée de manière restrictive.
30 Or, il serait porté atteinte à cette confiance réciproque si une juridiction d’un État membre pouvait nier le caractère de « décision » d’une ordonnance d’injonction de payer qu’une juridiction d’un autre État membre a adoptée sur le fondement de jugements définitifs rendus dans un État tiers.
31 En définitive, une interprétation restrictive de la notion de « décision », au sens de l’article 2, sous a), du règlement no 1215/2012, aurait pour conséquence de créer une catégorie d’actes adoptés par des juridictions qui, tout en ne figurant pas au nombre des exceptions limitativement énumérées à l’article 45 de ce règlement, ne pourraient relever de cette notion de « décision » et que les juridictions des autres États membres ne seraient donc pas tenues d’exécuter. L’existence d’une telle catégorie d’actes serait incompatible avec le système établi aux articles 39, 45 et 46 dudit règlement, qui prévoit l’exécution de plein droit des décisions de justice et exclut le contrôle de la compétence des juridictions de l’État membre d’origine par celles de l’État membre requis (voir, par analogie, arrêt du 15 novembre 2012, Gothaer Allgemeine Versicherung e.a., C 456/11, EU:C:2012:719, point 31).
32 En l’occurrence, il ressort de la décision de renvoi que l’ordonnance de la High Court en cause au principal a fait l’objet à tout le moins d’une instruction contradictoire sommaire dans l’État membre d’origine, de sorte qu’elle constitue une décision, au sens de l’article 2, sous a), du règlement no 1215/2012. Par conséquent, celle-ci ayant été déclarée exécutoire dans cet État membre, elle jouit, en vertu de l’article 39 de ce règlement, de la force exécutoire dans les autres États membres.
33 Cette conclusion n’est pas infirmée par le fait que, sur le fond, ladite ordonnance a été adoptée en exécution de jugements prononcés dans un État tiers qui, en tant que tels, ne sont pas exécutoires dans les États membres.
34 En effet, en raison de la limitation du champ d’application du règlement no 1215/2012 aux questions de compétence judiciaire, de reconnaissance et d’exécution des décisions rendues par les juridictions des États membres et en l’absence d’autres dispositions du droit de l’Union régissant ces questions pour les décisions rendues par les juridictions des États tiers, ces mêmes États membres restent, en principe, libres de définir les conditions et les procédures permettant aux juridictions nationales de connaître des litiges portés devant elles. Il s’ensuit que certains types de procédures et de décisions judiciaires existant dans un État membre n’ont pas nécessairement d’équivalent dans les autres États membres.
35 S’agissant, en particulier, du point de savoir quels effets peuvent revêtir, dans les États membres, des jugements prononcés par des juridictions d’États tiers, l’absence d’harmonisation au niveau de l’Union a pour conséquence que les juridictions d’un État membre peuvent légitimement rendre, conformément au droit national applicable, des décisions exécutoires sur le fondement de ces jugements, alors même que la prise en considération des mêmes jugements dans d’autres États membres demeurerait subordonnée à l’exigence d’exequatur.
36 Par ailleurs, contrairement à ce que la juridiction de renvoi tend à considérer, l’arrêt du 20 janvier 1994, Owens Bank (C 129/92, EU:C:1994:13), dont il peut être déduit, par analogie, que les articles 29 à 31 du règlement no 1215/2012 ne s’appliquent pas aux procédures visant à déclarer exécutoires des jugements rendus en matière civile et commerciale dans un État tiers, n’implique pas qu’une décision adoptée sur le fondement d’un jugement émanant d’un État tiers, conformément aux règles de compétence et de procédure d’un État membre, ne saurait relever du champ d’application de ce règlement.
37 En effet, d’une part, et à l’instar de ce qui vaut pour toute autre décision judiciaire nationale, la qualification d’un acte, tel que l’ordonnance en cause au principal, de décision, au sens de l’article 2, sous a), du règlement no 1215/2012, ne dépend aucunement du point de savoir si la procédure au terme de laquelle il a été adopté relève elle même du champ d’application de ce règlement, celui-ci n’ayant pas pour objet d’unifier les règles de procédure des États membres (voir, en ce sens, arrêt du 9 septembre 2021, Toplofikatsia Sofia e.a., C 208/20 et C 256/20, EU:C:2021:719, point 36 ainsi que jurisprudence citée).
38 D’autre part, et en tout état de cause, l’arrêt du 20 janvier 1994, Owens Bank (C 129/92, EU:C:1994:13, points 14 et 18), a clairement distingué l’inapplicabilité de la convention de Bruxelles de 1968 aux procédures visant à la reconnaissance ou à l’exécution des jugements rendus en matière civile et commerciale dans un État tiers de l’applicabilité de cette convention à toute décision rendue par une juridiction d’un État contractant, quelle que soit sa dénomination.
39 Il y a donc lieu de constater qu’aucune disposition du règlement no 1215/2012 ni aucun des objectifs poursuivis par ce règlement ne fait obstacle à ce qu’une ordonnance d’injonction de payer adoptée par une juridiction d’un État membre sur le fondement de jugements définitifs rendus dans un État tiers entre dans le champ d’application dudit règlement.
40 Il découle néanmoins du système établi aux articles 39, 45 et 46 du règlement no 1215/2012 que le fait de reconnaître à une telle ordonnance le caractère de décision, au sens de l’article 2, sous a), de ce règlement, ne prive pas la partie défenderesse à l’exécution du droit de s’opposer à l’exécution de cette décision en faisant valoir l’un des motifs de refus conformément audit article 45.
41 En particulier, conformément à l’article 45, paragraphe 1, sous a), du règlement no 1215/2012, lu en combinaison avec l’article 46 de celui-ci, à la demande de toute partie intéressée, la reconnaissance d’une décision est refusée si cette reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis.
42 Toutefois, il importe de souligner que, si les États membres restent, en principe, libres de déterminer, conformément à leurs conceptions nationales, les exigences de leur ordre public, les limites de cette notion relèvent de l’interprétation dudit règlement. Dès lors, s’il n’appartient pas à la Cour de définir le contenu de l’ordre public d’un État membre, il lui incombe néanmoins de contrôler les limites dans le cadre desquelles le juge d’un État membre peut avoir recours à cette notion pour ne pas reconnaître une décision émanant d’un autre État membre (voir, par analogie, arrêts du 28 mars 2000, Krombach, C 7/98, EU:C:2000:164, points 22 et 23, ainsi que du 16 juillet 2015, Diageo Brands, C 681/13, EU:C:2015:471, point 42 et jurisprudence citée).
43 En outre, en prohibant la révision au fond de la décision rendue dans un autre État membre, l’article 52 du règlement no 1215/2012 interdit au juge de l’État membre requis de refuser la reconnaissance de cette décision au seul motif qu’une divergence existerait entre la règle de droit appliquée par le juge de l’État d’origine et celle qu’aurait appliquée le juge de l’État requis s’il avait été saisi du litige. De même, le juge de l’État requis ne saurait contrôler l’exactitude des appréciations de droit ou de fait qui ont été portées par le juge de l’État d’origine (voir, par analogie, arrêts du 28 mars 2000, Krombach, C 7/98, EU:C:2000:164, point 36, ainsi que du 16 juillet 2015, Diageo Brands, C 681/13, EU:C:2015:471, point 43 et jurisprudence citée).
44 Ainsi, afin de respecter la prohibition de la révision au fond de la décision rendue dans un autre État membre, un recours à la clause d’ordre public figurant à l’article 45, paragraphe 1, sous a), du règlement no 1215/2012 n’est envisageable que dans l’hypothèse où la reconnaissance de la décision rendue dans cet État membre devait constituer une violation manifeste d’une règle de droit considérée comme essentielle dans l’ordre juridique de l’État requis ou d’un droit reconnu comme fondamental dans cet ordre juridique (voir, par analogie, arrêts du 28 mars 2000, Krombach, C 7/98, EU:C:2000:164, point 37, ainsi que du 16 juillet 2015, Diageo Brands, C 681/13, EU:C:2015:471, point 44 et jurisprudence citée).
45 Une telle violation peut notamment résider dans le fait que le défendeur à l’exécution n’a pas été en mesure de se défendre effectivement devant la juridiction d’origine et de contester, dans l’État membre d’origine, la décision dont l’exécution est demandée (voir, en ce sens, arrêt du 2 avril 2009, Gambazzi, C 394/07, EU:C:2009:219, points 27, 37, 45 et 46).
46 Ainsi, en l’occurrence, dans le cas où J parviendrait à établir, devant la juridiction saisie dans l’État membre requis, qu’il lui a été impossible, dans l’État membre d’origine, de contester au fond les prétentions ayant donné lieu aux jugements jordaniens faisant l’objet de l’ordonnance en cause au principal, cette juridiction pourrait refuser l’exécution de cette ordonnance en raison de son incompatibilité manifeste avec l’ordre public national. Il revient à la seule juridiction de renvoi de l’apprécier.
47 Au vu de tout ce qui précède, il y a lieu de répondre à la première question que l’article 2, sous a), et l’article 39 du règlement no 1215/2012 doivent être interprétés en ce sens qu’une ordonnance d’injonction de payer adoptée par une juridiction d’un État membre sur le fondement de jugements définitifs rendus dans un État tiers constitue une décision et jouit de la force exécutoire dans les autres États membres si elle a été rendue au terme d’une procédure contradictoire dans l’État membre d’origine et a été déclarée exécutoire dans celui-ci, le caractère de décision ne privant toutefois pas la partie défenderesse à l’exécution du droit de demander, conformément à l’article 46 de ce règlement, le refus d’exécution pour l’un des motifs visés à l’article 45 de celui-ci.
Sur les deuxième et troisième questions
48 Au vu de la réponse donnée à la première question, il n’y a pas lieu de répondre aux deuxième et troisième questions.
Sur les dépens
49 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) dit pour droit :
L’article 2, sous a), et l’article 39 du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doivent être interprétés en ce sens qu’une ordonnance d’injonction de payer adoptée par une juridiction d’un État membre sur le fondement de jugements définitifs rendus dans un État tiers constitue une décision et jouit de la force exécutoire dans les autres États membres si elle a été rendue au terme d’une procédure contradictoire dans l’État membre d’origine et a été déclarée exécutoire dans celui-ci, le caractère de décision ne privant toutefois pas la partie défenderesse à l’exécution du droit de demander, conformément à l’article 46 de ce règlement, le refus d’exécution pour l’un des motifs visés à l’article 45 de celui-ci.