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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 6 avril 2022, n° 20/04202

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Deltacalor (Sté)

Défendeur :

Mr Bricolage (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Dallery

Conseillers :

Mme Depelley, Mme Lignières

T. com. Paris, du 21 janv. 2020, n° 2018…

21 janvier 2020

La société Deltacalor est une société de droit italien qui a pour activité la fabrication de produits de chauffage - radiateurs électriques et sèches-serviettes - et leur commercialisation auprès des grandes surfaces de bricolage, soit sous la marque Deltacalor, soit sous marque distributeur (MDD).

La société Mr Bricolage fait partie du groupe Mr Bricolage, lequel fédère un réseau de points de vente, en ce compris des points de vente en ligne, en France et à l'étranger, spécialisés dans la distribution d'équipements de bricolage, jardinage, décoration et aménagement d'intérieur, notamment sous les enseignes « Mr. Bricolage », « Le Jardin de Catherine », « Les Briconautes », « Les Jardinautes », « Catena ».

Elle est notamment chargée d'agir en qualité de centrale de référencement pour les produits fournis aux points de vente, aux entrepôts et aux sites de vente en ligne du groupe Mr Bricolage et de ses affiliés.

En l'espèce, elle agit comme une centrale de référencement qui, après sélection des produits du fournisseur puis négociation des conditions commerciales et financières, les propose à ses adhérents, à charge pour eux de passer commande.

Les relations entre la société Mr Bricolage et la société Deltacolor commencent en 2008, formalisées par des contrats cadre annuels.

En 2008, 2009 et 2010, une quinzaine de produits étaient référencés, puis ce nombre a diminué pour s'établir à 7 produits référencés en 2015, 2016 et 2017, à 4 en 2018 et à 0 en 2019.

Estimant avoir été victime d'une rupture brutale des relations commerciales établies, la société Deltacalor a assigné la société Mr Bricolage devant le tribunal de commerce de Paris, par acte du 22 octobre 2018.

Par jugement du 21 janvier 2020, le tribunal de commerce de Paris a :

Débouté la Société de droit italien DELTACALOR de sa demande au titre d'une rupture brutale de relations commerciales établies.

Condamné la Société de droit italien DELTACALOR à payer à la SA MR BRICOLAGE la somme de 4 000 € au titre de l'article 700 du CPC.

Débouté les parties de leurs demandes autres plus amples ou contraires.

Condamné la Société de droit italien DELTACALOR aux dépens dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 74,50 € dont 12,20 € de TVA.

Par déclaration en date du 25 février 2020, la société Deltacalor a interjeté appel de ce jugement.

Vu les dernières conclusions de la société Deltacalor déposées et notifiées le 26 mai 2020, par lesquelles il est demandé à la Cour de :

Vu l'article L. 442-6 du Code de commerce, dans sa version antérieure à l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019, applicable aux faits de l'espèce.

INFIRMER le jugement rendu le 21 janvier 2020 par le Tribunal de commerce de Paris.

ET, LE REFORMANT,

Dire et juger que la société MR BRICOLAGE a brutalement rompu les relations commerciales établies qui existaient avec la société DELTACOLOR, en procédant à un déréférencement partiel mais substantiel de ses produits début 2018, puis en mettant fin de fait à leurs relations commerciales début 2019.

En conséquence,

Condamner la société MR BRICOLAGE a réparé l'entier préjudice subi par la société DELTACALOR en lui payant les sommes suivantes :

1 368 333,20 € à titre de dommages et intérêts en réparation de la perte de marge subie.

238 000 € à titre de dommages et intérêts en réparation des investissements faits en pure perte par la société DELTACALOR, augmentées des intérêts au taux légal à compter de la mise en demeure du 16 mai 2018.

Subsidiairement, si la Cour l'estimait nécessaire,

Nommer tel expert qu'il plaira à la Cour aux fins de calculer la perte de marge sur coûts variables subie par la société DELTACALOR suite au déréférencement partiel, puis à la rupture totale des relations commerciales entre les parties.

En tout état de cause :

Débouter la société MR BRICOLAGE de l'ensemble de ses demandes, en toutes fins et moyens qu'elles comportent.

Condamner la société MR BRICOLAGE à payer à la société DELTACALOR la somme de 30 000 € en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.

Condamner la société MR BRICOLAGE aux entiers dépens.

Vu les dernières conclusions de la société Mr Bricolage déposées et notifiées le 24 août 2020, par lesquelles il est demandé à la Cour de :

Vu l'article L. 442-6 I 5° ancien du Code de Commerce,

Vu l'article 1356 du Code Civil,

Vu les pièces listées en fin d'acte,

A TITRE PRINCIPAL :

CONFIRMER le jugement du Tribunal de Commerce de Paris du 21 janvier 2020 en toutes ses dispositions.

A TITRE SUBSIDIAIRE :

DIRE ET JUGER que la société Deltacalor ne justifie pas du quantum de sa demande de dommages et intérêts au titre du préavis raisonnable.

DEBOUTER la société Deltacalor de sa demande subsidiaire d'expertise judiciaire injustifiée.

DIRE ET JUGER que la demande de dommages et intérêts de la société Deltacalor au titre des investissements est mal fondée.

En conséquence :

DEBOUTER la société Deltacalor de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions.

EN TOUT ETAT DE CAUSE :

CONDAMNER la société Deltacalor à payer à la société Mr Bricolage la somme de 10.000 euros au titre de l'article 700 du Code de Procédure Civile.

CONDAMNER la société Deltacalor aux entiers dépens dont distraction au profit de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES.

SUR CE, LA COUR,

Sur la rupture brutale des relations commerciales établies.

L'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance du n° 2019-359 du 24 avril 2019, dispose qu'engage sa responsabilité et s'oblige à réparer le préjudice causé, celui qui rompt brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages de commerce, par des accords interprofessionnels.

Sur le caractère établi des relations commerciales.

Le tribunal a jugé qu'en dépit de relations commerciales de 10 ans, l'existence d'appels d'offres lancés chaque année dont la réalité n'est pas contestée, et d'une décroissance du chiffre d'affaires des deux tiers à compter de l'année 2011, sans remarque de la part de la partie qui se prétend victime, celle-ci ne pouvait raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires, de sorte que la relation n'était pas établie au sens de l'article L. 442-6, 1, 5° du code de commerce.

Au soutien de son appel, la société Deltacolor se prévaut des contrats de commercialisation et des contrats de distribution signés entre les parties, contrats à durée indéterminée, dont les parties renégociaient néanmoins chaque année les conditions juridiques et financières, stipulant qu'il pouvait y être mis fin par l'envoi d'une lettre recommandée avec accusé de réception moyennant un préavis expressément prévu.

Elle fait valoir que :

- Les appels d'offres ne remettaient pas en cause les relations contractuelles entre les parties mais correspondaient à la renégociation annuelle tarifaire et juridique ;

- Selon les stipulations applicables au moment des faits litigieux, en 2017, la durée du préavis devait être déterminée en fonction de l'ancienneté des relations contractuelles et de l'accord interprofessionnel FBM/UNIBAL et subsidiairement en cas de caducité de cet accord, un préavis calculé distinctement pour le contrat de commercialisation de produits et pour le contrat de distribution de produits, en fonction de la durée des relations et du pourcentage du chiffre d'affaires déréférencé par rapport au chiffre d'affaires total ;

- Le courriel de Mme F. pour Mr Bricolage du 4 décembre 2017 "valide" la poursuite des relations contractuelles avant que celui-ci ne change subitement de position ;

- Une rupture brutale partielle est survenue début 2018 et une rupture brutale totale début 2019 ;

- Un préavis de 9 à 12 mois au titre du contrat de commercialisation de produits et de 18 à 24 mois au titre du contrat de distribution de produits aurait dû lui être accordé.

Elle conclut à l'existence d'une relation commerciale établie, marquée par une stabilité (depuis 2008), une régularité et la croyance légitime dans sa poursuite, appuyée par la signature de contrats à durée indéterminée prévoyant expressément un préavis en cas de rupture.

La société Mr Bricolage rétorque que :

- Le référencement des produits de chauffage de la gamme permanente des points de vente du réseau Mr Bricolage fait chaque année l'objet d'un appel d'offres qu'elle organise auquel participent plusieurs fournisseurs ;

- Elle n'est pas un distributeur mais une centrale de référencement, de sorte que l'élément déterminant dans la sélection des produits référencés est l'avis des adhérents du réseau qui commercialisent les produits et disposent des retours des clients ;

- En 2008, elle a conclu avec Deltacolor un contrat cadre de commercialisation de produits pour une durée indéterminée à compter du 1er janvier 2008.

- Chaque année à partir de 2009, Deltacolor a été consultée dans le cadre de l'appel d'offres et certains de ses produits ont été retenus, de sorte que chaque année un nouveau contrat cadre de commercialisation de produits a été conclu remplaçant et annulant le précédent ;

- Á partir de 2011, certains produits Deltacolor retenus dans le cadre de l'appel d'offres annuel étaient fournis sous MDD, donnant lieu chaque année à la conclusion d'un contrat cadre de fabrication de produits ;

- Deltacolor était parfaitement consciente qu'elle n'avait aucune garantie de voir tout ou partie de ses produits sélectionnés chaque année ;

- Les produits Deltacolor référencés n'étaient pas toujours les mêmes d'une année sur l'autre, et leur nombre a significativement diminué entre 2009 (15 produits) et 2017 (7 produits) ;

- Le chiffre d'affaires variait d'une année à l'autre du fait du double aléa de la résiliation d'un appel d'offres de référencement et des commandes variables des adhérents du réseau ;

- La diminution globale entre 2008 et 2017 du chiffre d'affaires a été de 60,5 % ;

- Deltacolor revendique de manière très confuse les dispositions contractuelles alors que ses demandes de dommages-intérêts sont fondées exclusivement sur un fondement délictuel et que la durée du préavis qu'elle sollicite ne correspond pas aux stipulations contractuelles ;

- Le recours systématique et/ou répété à un appel d'offres exclut l'existence d'une relation commerciale établie au sens de l'ancien article L. 442-6, 1, 5° du code de commerce ;

- Deltacolor a reconnu devant le tribunal la réalité de ces appels d'offres ce qui constitue un aveu judiciaire au sens de l'article 1356 du code civil ;

- Ces appels d'offres ne correspondent pas seulement à « la renégociation annuelle des aspects tarifaires et juridiques », puisqu'ils ont pour objet un réexamen annuel de la pertinence du référencement des produits et qu'il constitue le mode normal de sélection des produits au sein du réseau Mr Bricolage permettant l'évolution de la gamme des produits proposés.

Sur ce,

La relation commerciale, pour être établie au sens des dispositions de l'article L. 442-6, I 5° dans sa version antérieure à l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 applicable au litige, doit présenter un caractère suivi, stable et habituel. Le critère de la stabilité s'entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial.

En l'espèce, les relations commerciales entre les parties sont formalisées par la signature d'un contrat cadre de commercialisation de produits depuis l'année 2008 à durée indéterminée remplacé annuellement par un nouveau contrat cadre de commercialisation, ce depuis l'année 2009 à l'année 2018, après consultation du fournisseur dans le cadre d'un appel d'offres organisé par la société Mr Bricolage.

A partir de l'année 2011, un contrat cadre de distribution de produits pour la fourniture de produits sous MDD a été signé annuellement entre les parties à la suite d'un appel d'offres.

Par courriel du 16 octobre 2017, Mr. Bricolage a adressé à Deltacolor un "Appel d'offres chauffage d'installation 2018" auquel cette dernière a répondu le 6 novembre 2017.

Deltacolor, faisant partie de la "short list" des fournisseurs pour différents produits, a été reçue le 4 décembre 2017 par Mr Bricolage. Il a été envisagé sur la base d'un chiffre d'affaires de 2 850 000 euros pour l'année 2018, un taux de frais et un taux de remise ainsi qu'il résulte du compte rendu de la réunion (pièce 17 Deltacolor).

Par courriel du 5 janvier 2018, Mr Bricolage a informé Deltacolor de la liste de ses produits sélectionnés dans la gamme chauffage en 2018, à la suite de la décision de la commission de validation de Mr Bricolage du 20 décembre 2017, à savoir : 2 modèles de sèche-serviettes pour salle de bain et 2 modèles de radiateurs.

Déplorant le déréférencement du modèle de sèche-sereviette "Elba" et du modèle de radiateur "Kompact" référencés depuis plusieurs années avec lesquels elle disait réaliser plus de 70 % de son chiffre d'affaires avec Mr Bricolage, des échanges de courriels sont intervenus entre les parties et une réunion a eu lieu le 24 janvier 2018.

Le 19 mars 2018, Mr Bricolage a proposé des conditions contractuelles prenant en compte notamment un chiffre d'affaires de 750 000 euros et un taux de RFA modifié (pièce 36 Deltacolor).

Le 10 mai 2018, Deltacolor a finalement signé les deux contrats cadre adressés.

Les parties ont continué d'échanger sur le déréférencement des produits Deltacolor.

Par courriel du 17 octobre 2018, Mr. Bricolage a adressé à Deltacolor un "Appel d'offres chauffage d'installation 2019" auquel cette dernière a répondu le 7 novembre 2018.

Le 20 décembre 2018, Mr Bricolage a informé téléphoniquement Deltacolor qu'un seul de ses produits était retenu.

Par courriel du 14 janvier 2019, il a été indiqué à Deltacolor que, suite à l'appel d'offres chauffage 2019-2020, seul le produit "ONDULO II" était retenu (MDD), que les contrats (18/19/31) étaient donc clôturés au 30 juin 2019, et que le contrat 51 (contrat cadre de fabrication de produits) serait reconduit aux mêmes conditions.

Par lettre recommandée avec accusé de réception du 15 janvier suivant reçu le 29 janvier 2019 par Deltacolor, il lui était confirmé la nécessité de clôturer "les codes de regroupement 11-21-31" au 30 juin 2019.

Deltacolor répondait le 14 février 2019, que Mr Bricolage avait décidé de mettre un terme à l'ensemble des relations commerciales établies entre elles en décidant de ne référencer qu'un seul produit en MDD avec l'indication de l'existence d'un stock suffisant, lui laissant ainsi entendre qu'aucune commande ne lui serait passée et que cette clôture au 30 juin 2019 ne respectait pas le formalisme prévu en page 15 des conditions générales, relativement à un préavis d'au moins 9 à 12 mois, ajoutant prendre acte de la volonté de Mr Bricolage de rompre totalement les relations commerciales établies entre elles.

Par courriel du 26 février 2019, un contrat unique de fabrication de produits faisant suite au référencement du produit "Ondulo II" a été adressé à Deltacolor, laquelle, en l'absence de réponse à ses demandes d'éclaircissements, n'a pas retourné le contrat signé.

Il résulte de ces éléments et des pièces produites que Mr Bricolage soumettait les fournisseurs à une mise en concurrence de leurs produits une fois par an en vue de leur référencement dans le cadre d'appel d'offres, ce qui donnait lieu ensuite à la signature d'un contrat cadre de commercialisation de produits et d'un contrat cadre de fabrication de produits pour les produits sous MDD ainsi qu'à des annexes.

La circonstance que des contrats cadre de commercialisation de produits se soient succédés pendant 10 années ainsi que des contrats cadre de fabrication de produits pendant 7 années ne peut permettre de caractériser l'existence de relations commerciales établies entre les parties au sens de l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce alors que la signature de ces contrats était le résultat d'appel d'offres annuels pour le référencement des produits, appels d'offres conférant à ces relations un caractère précaire.

Il sera ajouté qu'outre les appels d'offres, la baisse tant du nombre de produits référencés passant de 15 en 2008 à 7, en 2015 que du chiffre d'affaires réalisé dans le cadre de ce référencement de produits par Mr Bricolage, ne permettait pas à la société Deltacolor d'anticiper raisonnablement pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial.

Le jugement du tribunal de commerce qui a débouté la société Deltacolor de sa demande au titre d'une rupture brutale de relations commerciales établies, est confirmé.

Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile.

Le jugement est confirmé en ce qu'il a condamné la société Deltacolor, partie perdante, aux dépens. Celle-ci supportera également les dépens d'appel avec droit de recouvrement direct dans les termes de l'article 699 du code de procédure civile.

L'appelante est déboutée de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile et est condamnée à payer sur ce fondement la somme de 4 000 euros en cause d'appel en sus de la somme allouée à ce titre par le tribunal.

PAR CES MOTIFS,

CONFIRME le jugement ;

CONDAMNE la société de droit italien DELTACOLOR aux dépens d'appel avec droit de recouvrement direct dans les termes de l'article 699 du code de procédure civile et à payer à la société, MR.BRICOLAGE la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

REJETTE toute autre demande.