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Décisions

Cass. com., 6 avril 2022, n° 21-11.434

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

PARTIES

Demandeur :

V Travail Temporaire (SAS)

Défendeur :

Domino Dauphiné Bourgogne (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Darbois

Rapporteur :

Mme Bellino

Avocats :

SCP Rocheteau, Uzan-Sarano, SCP Thomas-Raquin, Le Guerer, Bouniol-Brochier

Cass. com. n° 21-11.434

6 avril 2022

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Lyon, 26 novembre 2020), Mmes [N] et [F] étaient salariées de la société Federhis, devenue Domino Federhis, puis Domino Dauphiné Bourgogne (la société Domino), spécialisée dans le travail temporaire, secteur bâtiment et travaux publics, industrie, logistique, transport, respectivement en tant que responsable d'agence et chargée d'affaires.

2. Elles ont successivement démissionné de leurs fonctions par lettres des 24 février 2014 et 14 mars 2014, à effet des 21 mars et 16 avril 2014.

3. Elles ont été embauchées par la société V Travail temporaire (la société V), au sein de l'agence Effibat intérim créée le 17 février 2014.

4. Dans le cadre de contentieux opposant Mmes [N] et [F] à leur ancien employeur, la licéité de la clause de non[1]concurrence liant Mme [F] à celui-ci a été irrévocablement reconnue tandis qu'il n'a pas encore été définitivement statué sur la licéité de la clause liant Mme [N] à la société Domino.

5. Parallèlement à ce contentieux prud'homal, estimant que Mmes [N] et [F] avaient violé leurs obligations de loyauté et de confidentialité ainsi que leur clause de non-concurrence, la société Domino a assigné la société V en paiement de dommages-intérêts.

Examen des moyens

Sur le second moyen, ci-après annexé

6. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Et sur le premier moyen

Enoncé du moyen

7. La société V fait grief à l'arrêt de juger qu'elle a commis des fautes engageant sa responsabilité délictuelle et, en conséquence, d'ordonner qu'elle cesse toute pratique déloyale à l'encontre de la société Domino et restitue tous les fichiers et les données commerciales appartenant à cette dernière et ce, sous astreinte, de la condamner à payer à la société Domino différentes sommes à titre de dommages-intérêts, de dire sans objet sa demande en paiement de la somme acquittée au titre de l'exécution provisoire attachée au jugement et de rejeter l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions, alors :« 1°/ que ne commet pas de faute délictuelle celui qui recrute un salarié sans s'assurer personnellement et de manière effective que celui-ci n'est pas lié à son ancien employeur par une clause de non-concurrence ; qu'en affirmant le contraire, pour en déduire que, même s'il n'existe pas au dossier d'éléments tangibles et pertinents conduisant à juger que la société V, nouvel employeur de Mmes [N] et [F], avait commis des actes positifs pour détourner celles-ci de leur emploi dans la société Domino en les incitant à démissionner, les simples déclarations des intéressées se disant "libres de tout engagement" étant insuffisantes, la cour d'appel a violé l'article 1382 devenu 1240 du code civil ; 2°/ que seul commet une faute délictuelle celui qui, sciemment, recrute un salarié en pleine connaissance de l'obligation de non-concurrence souscrite par ce dernier au bénéfice de son ancien employeur ; qu'il en résulte que l'employeur qui est informé, postérieurement à ce recrutement, de l'existence d'une telle obligation, n'est pas en faute envers l'ancien employeur en refusant de mettre fin au contrat de travail qu'il a conclu, peu important qu'il n'ait pas contesté alors la validité de cette obligation ; qu'en affirmant au contraire que, à admettre que la société V ait pu se méprendre de bonne foi sur la présence ou pas d'une clause de non-concurrence dans les contrats de travail qui avaient lié Mmes [N] et [F] à la société Domino, la première société n'ignorait pas à partir du 1er août 2014 qu'elle avait embauché deux personnes dont les contrats contenaient une clause de non[1]concurrence qui à l'époque n'était pas encore discutée et a répondu ne pas vouloir mettre fin à sa collaboration avec ses deux salariées, la cour d'appel a violé l'article 1382 devenu 1240 du code civil ; 3°/ que ne commet pas de faute délictuelle celui qui recrute un salarié lorsque la clause de non-concurrence invoquée à l'encontre de celui-ci par son ancien employeur est nulle, peu important que le nouvel employeur n'ait pas contesté la validité de cette obligation lorsque ce dernier lui a demandé de la respecter ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a constaté que l'arrêt de la cour d'appel de Lyon du 14 septembre 2018 concernant Mme [N] a été cassé par arrêt de la Cour de cassation du 1er avril 2020 pour s'être fondé sur des motifs impropres à établir une acceptation claire et non équivoque par la salariée de la clause de non-concurrence litigieuse ; qu'il s'ensuit qu'il n'est pas définitivement jugé que Mme [N] a violé la clause de non-concurrence invoquée par la société Domino, ni d'ailleurs que celle-ci était licite et lui était opposable ; qu'en affirmant néanmoins que la décision de la société V d'ignorer cette clause de non-concurrence constitue un acte de concurrence déloyale, au motif erroné que sa validité n'était pas discutée lorsque la société Domino l'a invoquée par courrier du 1er août 2014, la cour d'appel a violé l'article 1382 devenu 1240 du code civil ;4°/ que les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ; qu'aux termes de l'article 9 du contrat de travail de Mme [N] du 3 octobre 2011, "les documents établis par Madame [Y] [N] pour le compte de la société FédéRHis ou dont la communication lui a été faite dans le cadre de ses fonctions restent la propriété de la société FédérHis et doivent lui être restitués" sur simple demande et impérativement en cas de rupture du contrat de travail ; que la cour d'appel a retenu qu'il était démontré par les pièces du débat que Mme [N] disposait déjà d'un listing clients conséquent lorsqu'elle a été embauchée par la société Domino ; qu'en affirmant que, quand bien même Mme [N] a pu apporter lors de son embauche par la société Domino, des listings clients ou intérimaires en provenance de son ancien emploi, il n'en demeure pas moins qu'elle n'a pas pu les exploiter et les développer sans l'infrastructure dont elle bénéficiait chez son nouvel employeur, créant ainsi des documents pour le compte de celui-ci au sens de l'article 9 précité, cependant que le seul fait d'exploiter ou de développer un listing qui avait été établi par la salariée antérieurement à son embauche par la société Domino n'en rendait pas celle-ci propriétaire pour le tout au sens de cet article, la cour d'appel a violé l'article 1134 devenu 1103 du code civil ;5°/ que les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ; qu'aux termes de l'article 9 du contrat de travail de Mme [F] du 2 avril 2013, "les documents établis par Madame [H] [F] pour le compte de la société FédéRHis ou dont la communication lui a été faite dans le cadre de ses fonctions restent la propriété de la société FédérHis et doivent lui être restitués" sur simple demande en impérativement en cas de rupture du contratde travail ; que la cour d'appel a retenu qu'il était démontré par les pièces du débat que Mme [F] disposait déjà d'un listing clients conséquent lorsqu'elle a été embauchée par la société Domino ; qu'en affirmant que, quandbien même Mme [F] a pu apporter lors de son embauche par la société Domino, des listings clients ou intérimaires en provenance de son ancien emploi, il n'en demeure pas moins qu'elle n'a pas pu les exploiter et les développer sans l'infrastructure dont elle bénéficiait chez son nouvel employeur, créant ainsi des documents pour le compte de celui-ci au sens de l'article 9 précité, cependant que le seul fait d'exploiter ou de développer un listing qui avait été établi par la salariée antérieurement à son embauche par la société Domino n'en rendait pas celle-ci propriétaire pour le tout au sens de cet article, la cour d'appel a violé l'article 1134 devenu 1103 du code civil ; 6°/ que seul commet une faute délictuelle celui qui, sciemment, utilise des informations qui relevaient d'une obligation de confidentialité souscrite par son salarié dans un contrat de travail qui le liait à un précédent employeur ; que l'arrêt attaqué, après avoir retenu que la société V n'a commis aucun acte positif pour capter les fichiers clients et intérimaires de la société Domino, a énoncé qu'elle a commis un acte de concurrence déloyale en acceptant que Mmes [N] et [F] utilisent à son profit des fichiers auxquels elle n'avait pas accès jusqu'à leur arrivée et qui, ayant servi à l'activité de la société Domino, contenaient des informations confidentielles dont il est établi qu'il leur était fait interdiction par leurs contrats de travail de les divulguer ; qu'en statuant ainsi, sans préciser quelle stipulation de ces contrats de travail prévoyait cette obligation de confidentialité, si la société V en avait connaissance et si les stipulations de ces contrats de travail liaient effectivement les salariées en cause, ce qui était contesté, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 devenu 1240 du code civil ;7°/ qu'en vertu du principe de la liberté du commerce et de l'industrie, l'installation d'un établissement à proximité de celui de l'ancien employeur d'un salarié est libre et n'est pas, à elle seule, de nature à caractériser un risque de confusion dans l'esprit du public ; que la cour d'appel a constaté que la société V n'a commis aucun acte positif pour détourner Mmes [N] et [F] de leur emploi au sein de la société Domino et qu'elle n'a initié aucun acte de démarchage ou de publicité auprès des clients et intérimaires de cette société ; qu'en affirmant néanmoins que la société V a cherché à entraîner une confusion dans l'esprit de la clientèle de la société Domino en créant un second établissement à seulement 1,3 kilomètres à pied de l'agence lyonnaise de cette dernière, la cour d'appel a statué par des motifs impropres à établir en quoi cette seule proximité géographique, au demeurant relative, en l'absence d'actes de détournement de salariés ou de clientèle, était de nature à créer une confusion dans l'esprit du public et n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article 1382 devenu 1240 du code civil. »

Réponse de la Cour

8. En premier lieu, contrairement à ce que soutient le moyen, en ses quatrième et cinquième branches, c'est à juste titre que la cour d'appel a retenu que, quand bien même Mmes [N] et [F] avaient pu apporter lors de leur embauche par la société Domino des listes de clients ou d'intérimaires en provenance de leurs anciens emplois, elles n'avaient pu les exploiter et les développer que grâce à l'infrastructure dont elles bénéficiaient chez leur nouvel employeur, créant des documents pour le compte de celui-ci, au sens de l'article 9 des contrats de travail, ce dont il résultait qu'il en était devenu propriétaire.

9. En second lieu, l'arrêt relève, par motifs propres et adoptés, qu'il est établi qu'après avoir été embauchées par la société V, Mmes [N] et [F] ont mis à son profit leurs connaissances et contacts, permettant ainsi le transfert dans l'agence de la société V d'un nombre conséquent de clients et d'intérimaires de leur ancien employeur et que, d'après les vérifications opérées par l'huissier de justice à partir des documents de travail recueillis auprès de la société V, vingt-six clients de l'agence Domino, sur les quarante-et-un qu'elle comptait avant le départ de Mmes [N] et [F], avaient rejoint l'agence de la société V après l'embauche de celles-ci par cette société. Il relève ensuite que la société V ne conteste pas avoir utilisé le fichier ainsi constitué de la société Domino. Il retient enfin qu'en acceptant que Mmes [N] et [F] utilisent à son profit des fichiers auxquels elle n'avait pas accès avant l'arrivée de celles-ci et qui, ayant servi précédemment à l'activité de la société Domino, contenaient des informations confidentielles, la société V a commis un acte de concurrence déloyale, cette captation de données relatives aux clients de l'agence de la société Domino ayant conduit à priver celle-ci de sa matière première. En l'état de ces constatations et appréciations, faisant ressortir que la société V a détourné de manière déloyale des informations privilégiées et donc confidentielles sur la clientèle et les intérimaires de son concurrent, pour démarcher la clientèle de ce dernier, ce qui rendait l'existence d'une clause de confidentialité et sa connaissance par le nouvel employeur sans incidence, la cour d'appel, qui n'était pas tenue d'effectuer la recherche invoquée par la sixième branche, que ses constatations rendaient inopérante, a légalement justifié sa décision.

10. Le moyen, inopérant en ses première, deuxième, troisième et septième branches, qui critiquent des motifs surabondants, n'est donc pas fondé pour le surplus.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi ;

Condamne la société V Travail temporaire aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société V Travail temporaire et la condamne à payer à la société Domino Dauphiné Bourgogne la somme de 3 000 euros.