CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 13 avril 2022, n° 20/02375
PARIS
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Société Privée de Sécurité Groupe ESG 1 Elyot Sécurité Gardiennage (SARL)
Défendeur :
Novacel Ophtalmique (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dallery
Avocats :
Mme Depelley, Mme Lignières
Faits et procédure :
La Société privée ESG 1 Elyot Sécurité Gardiennage (ci-après la société Elyot Sécurité) a pour activité le gardiennage des biens et des personnes, l'installation et la mise en service d'alarme et de vidéo surveillance.
La SAS Novacel Ophtalmique (ci-après "la société Novacel Ophtalmique") a pour activité le développement et la commercialisation de hautes technologies sous-vide dans l'optique, le traitement, l'affinage et le commerce de produits optiques de tout genre. Elle fabrique des lentilles de contact et des verres optiques.
A partir de juin 2006, la société Novacel Ophtalmique a confié à la société Elyot Sécurité la charge d'assurer la sécurité et le gardiennage de son site de production à Château-Thierry.
En juillet 2007, un avenant au contrat a pris effet au 1er septembre 2007 avec tacite reconduction.
En février 2017, les parties ont échangé sur une augmentation des tarifs des prestations de 3 % et d'une nouvelle date anniversaire du contrat fixé au 1er février de chaque année (au lieu du 1er septembre). Un avenant au contrat n'a été signé que par la société Elyot Sécurité.
Le 30 octobre 2017, la société Novacel Ophtalmique a notifié à la société Elyot Sécurité la fin de leurs relations commerciales à l'issue d'un préavis de 3 mois, soit le 31 janvier 2018.
Le 8 décembre 2017, la société Novacel Ophtalmique a informé la société Elyot Sécurité que la prestation de gardiennage serait assurée après le délai de préavis par la société Arkam qui reprendrait les salariés de la société Elyot Sécurité travaillant sur le site et remplissant les conditions requises.
Par acte du 12 décembre 2018, la société Elyot Sécurité a assigné la société Novacel Ophtalmique devant le tribunal de commerce de Lille Métropole afin d'obtenir des dommages-intérêts pour rupture brutale et abusive de la relation commerciale.
Par jugement du 12 décembre 2019, le tribunal de commerce de Lille Métropole a :
- Débouté la société Elyot Sécurité de toutes ses demandes au titre de rupture brutale ou abusive du contrat qui la lie à la société Novacel Ophtalmique ;
- Débouté la société Elyot Sécurité de toutes ses demandes au titre du préjudice subi ;
- Condamné la société Elyot Sécurité à payer à la société Novacel Ophtalmique la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure Civil ;
- Débouté les parties de toutes leurs demandes plus amples ou contraires ;
- Dit n'y avoir lieu à l'exécution provisoire du présent jugement ;
- Condamné la société Elyot Sécurité aux entiers frais et dépens de l'instance, taxés et liquidés à la somme de 73,24 euros en ce qui concerne les frais de Greffe.
Par déclaration reçue au greffe le 29 janvier 2020, la société Elyot Sécurité a interjeté appel du jugement.
Aux termes des dernières conclusions de la société Elyot Sécurité, déposées et notifiées le 28 décembre 2021, il est demandé à la Cour de :
Vu l'article 1103 du code civil,
Vu l'article L. 442-6, I, 5° et 12° du code de commerce en vigueur jusqu'au 26 avril 2019,
- Infirmer en toutes ses dispositions le jugement entrepris du tribunal de commerce de Lille en date du 12 décembre 2019.
Et, statuant à nouveau, de :
- Condamner la société Novacel Ophtalmique à verser à la société Elyot Sécurité la somme de 52.662 euros en réparation du préjudice par elle subit du fait de la rupture abusive de la relation contractuelle ;
- Condamner la société Novacel Ophtalmique à verser à la société Elyot Sécurité la somme de 157.988 euros en réparation du préjudice par elle subit du fait de la rupture brutale d'une relation commerciale établie au titre de l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce ;
- Condamner la société Novacel Ophtalmique à verser à la société Elyot Sécurité la somme de 10.000 euros en réparation du préjudice subi au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Aux termes des dernières conclusions de la société Novacel Ophtalmique, déposées et notifiées le 11 juin 2020, il est demandé à la Cour de :
- Déclarer la société Novacel Ophtalmique recevable et bien fondée en ses fins, moyens et conclusions ;
Y faisant droit,
Vu les pièces énumérées sur le bordereau annexé aux présentes,
Et compte tenu des dispositions des articles L. 110-1, L. 110-2, L. 121-1 et L. 442-6-1 du code de commerce.
Compte tenu par ailleurs des dispositions des articles 1102 et 1210 à 1215 du code civil.
- Déclarer la société Elyot Sécurité irrecevable en tout cas mal fondée en son appel du jugement rendu par le tribunal de commerce de Lille Métropole en date du 12 décembre 2019 ; ainsi qu'en l'ensemble de ses demandes, fins, moyens et conclusions ;
L'en débouter purement et simplement ;
En conséquence,
- Confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;
Et y ajoutant,
- Condamner la société Elyot Sécurité à régler à la société Novacel Ophtalmique une indemnité de 6 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens tant de première instance que d'appel.
La cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.
SUR CE, LA COUR,
Sur la demande de dommages-intérêts de la société Elyot Sécurité au titre de la rupture abusive de la relation contractuelle.
La société Elyot Sécurité affirme que le tribunal de commerce n'a pas statué sur la demande concernant la rupture abusive des relations commerciales. Elle soutient que la lettre de résiliation de la société Novacel du 30 octobre 2017 impose unilatéralement une date de fin de contrat au 31 janvier 2018, alors que les parties ont conclu un contrat renouvelable par période d'un an à échéance au 1er septembre. Elle précise qu'elle avait proposé par mail à la société Novacel Ophtalmique de modifier la date anniversaire du contrat au 1er février 2017 (date de l'augmentation du prix des prestations) mais qui n'a pas été accepté par la société Novacel Ophtalmique, celle-ci n'ayant pas signé l'avenant. Elle en déduit que la société Novacel Ophtalmique n'a pas réglé les 7 mois restants entre le 31 janvier 2018 et le 1er septembre 2018 et que la rupture est abusive.
La société Novacel Ophtalmique soutient que c'est le gérant de la société Elyot Sécurité, qui a décidé de modifier la date anniversaire du contrat au 1er février 2017 par mail du 3 février 2017, confirmé par une lettre du 21 mars 2017. L'avenant au contrat était établi avec l'entête de la société Elyot Sécurité. Elle affirme ainsi que la date d'échéance était fixée au 1er février de chaque année et que les 7 mois de marge brute ne sont pas dus.
Sur ce,
L'avenant au contrat de sécurité et gardiennage signé par les parties le 4 juillet 2007 stipulait : « Ce contrat prend effet au 1er septembre 2007 et pour une durée de 12 mois mentionnée aux conditions particulières. A son expiration, il sera tacitement reconduit par périodes de même durée. Il pourra être résilié à la demande de chacune des parties au moyen d'une lettre recommandé avec avis de réception expédiée 60 jours au moins avant l'échéance principale de celui-ci ».
Il ressort de l'échange de courriels entre les parties des 16 janvier, 1er et 3 février 2017 (pièces Novacel n° 6 et 7) et du courrier confirmatif de la société Elyot Sécurité du 21 mars 2017 (pièce Novacel n° 8) qu'à cette période les parties se sont accordées pour modifier leur relation contractuelle par une augmentation de prix de 3 % et de fixer une date anniversaire du contrat au 1er février 2017, tout en maintenant les autres clauses du contrat.
Aussi, la société Novacel Ophtalmique, en notifiant par courrier du 30 octobre 2017 à la société Elyot Sécurité la résiliation du contrat au 31 janvier 2018, soit avec un préavis de 93 jours supérieur à celui prévu au contrat, n'a pas rompu de manière abusive le contrat de prestation de service.
La société Elyot Sécurité sera dès lors déboutée de sa demande de dommages-intérêts au titre d'une rupture abusive de la relation contractuelle.
Sur la demande d'indemnisation au titre de la rupture brutale des relations commerciales établies.
La société Elyot Sécurité fait valoir que les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce en vigueur jusqu'au 26 avril 2019 s'appliquent à la relation commerciale d'activité de gardiennage la liant avec la société Novacel Ophtalmique, que la durée du préavis contractuel ne lie pas l'office du juge et que la durée de la relation commerciale doit s'entendre de l'ensemble des contrats. En comptant les douze années de contrats renouvelés entre les parties et le fait que la société Novacel était son seul client, la société Elyot Sécurité estime que cette dernière devait respecter un délai de préavis d'au moins 24 mois pour rompre la relation commerciale établie entre les parties.
La société Novacel Ophtalmique soutient que la relation qu'elle entretenait avec la société Elyot Sécurité n'était pas de nature commerciale, que le gardiennage et l'activité de sécurité ne correspondent pas à la définition de commerçant prévue à l'article L. 121-1 du Code de commerce : « exercent des actes de commerce et en font leur profession habituelle » et que du fait de l'existence de contrats à durée déterminée successifs, les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° ne trouvent pas à s'appliquer. En toute hypothèse, elle estime que le délai de trois mois de préavis était suffisant, en raison de l'absence de dépendance économique de la société Elyot Sécurité et que compte tenu du comportement du gérant, elle a dû s'adjoindre la présence de deux gardes du corps d'une société tierce le jour du passage de relai entre la société Elyot Sécurité et la société qui lui a succédé. Elle affirme que le comportement du gérant, décrit comme "incohérent, menaçant, insultant" après avoir été informé de la volonté de la société Novacel de mettre un terme à la relation contractuelle, aurait pu permettre une résiliation unilatérale sans préavis.
Sur ce,
L'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce dans sa version antérieure à l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 applicable au litige, dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.
*Sur le caractère établi de la relation,
La nature économique de la fourniture d'une prestation de services de gardiennage et de sécurité outre le caractère stable et régulier de cette fourniture de prestation par la société Elyot Service à la société Novacel Ophtalmique depuis 2006 et son importance certaine, caractérisent une relation commerciale établie au sens des dispositions précitées.
*Sur la brutalité de la rupture,
Le texte précité vise à sanctionner, non la rupture elle-même, mais sa brutalité caractérisée par l'absence de préavis écrit ou l'insuffisance de préavis. Le délai de préavis suffisant, qui s'apprécie au moment de la notification de la rupture, doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, c'est-à-dire pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement. Les principaux critères à prendre en compte sont l'ancienneté des relations, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, les relations d'exclusivité et la spécificité des produits et services en cause.
En l'espèce, il n'est pas contesté que la relation commerciale était établie depuis presque 12 années et que le chiffre d'affaires de la société Elyot Sécurité réalisé avec la société Novacel était de 100 % sur les exercices de 2014 et 2015 et à 90 % sur 2016. Sans remettre en cause l'investissement du dirigeant de la société sur le site qui pouvait assurer lui-même certaines gardes, il n'est toutefois pas justifié d'une impossibilité pour la société Elyot Sécurité de diversifier ses clients ou de difficultés particulières pour se redéployer et trouver d'autres partenaires compte tenu de la nature de l'activité ne présentant aucune spécificité et pour laquelle la perte de marché est un risque inhérent. Par ailleurs, il n'est pas justifié d'investissement particulier pour l'accomplissement de cette prestation, sachant que le personnel de la société Elyot Sécurité affecté sur le site Novacel a été repris par le prestataire entrant et que les relations entre les parties s'étaient dégradées depuis plusieurs mois avant la rupture.
Aussi, au regard de l'ensemble de ces éléments, la Cour estime qu'un préavis de 6 mois était suffisant mais nécessaire. La durée de préavis insuffisante est donc de 3 mois.
*Sur le préjudice,
Seul est indemnisable le préjudice résultant de la brutalité de la rupture et non de la rupture elle-même.
Il est constant que le préjudice résultant du caractère brutal de la rupture est constitué par la perte de la marge dont la victime pouvait escompter bénéficier pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé. La référence à retenir est la marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture.
Il ressort des pièces comptables (pièces Elyot n° 14 à 17) et des explications de la société Elyot Sécurité qui ne sont pas utilement contestées par la société Novacel Ophtalmique, que la marge annuelle moyenne réalisée avec Novacel, calculée à partir du chiffre d'affaires annuel dégagé par Elyot Sécurité avec Novacel sur les exercices 2014 à 2016 auquel a été déduit les coûts de la masse salariale dédiée, s'élève à 90 279 euros. Dès lors la perte de marge sur coûts variables sur l'insuffisance de préavis de trois mois est de 22 570 euros.
En conséquence, la société Novacel Ophtalmique sera condamnée à verser à la société Elyot Sécurité la somme de 22 570 euros à titre de dommages-intérêts pour rupture brutale de la relation commerciale établie. Le jugement sera infirmé sur ce point.
Sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile,
Le jugement sera infirmé en ce qu'il a condamné la société Elyot Sécurité gardiennage aux dépens de première instance et à payer à la société Novacel Ophtalmique la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
La société Novacel Ophtalmique, partie perdante, sera condamnée aux dépens de première instance et d'appel.
En application de l'article 700 du code de procédure civile, la société Novacel Ophtalmique sera déboutée de sa demande et condamnée à verser à la société Elyot Sécurité la somme de 8 000 euros.
PAR CES MOTIFS,
INFIRME le jugement sauf en ce qu'il a débouté la société ELYOT SÉCURITÉ GARDIENNAGE de sa demande en réparation de préjudice subi au titre d'une rupture abusive du contrat.
Statuant de nouveau sur les chefs infirmés et y ajoutant,
CONDAMNE la société NOVACEL OPHTALMIQUE à payer à la SOCIÉTÉ PRIVÉE ESG 1 ELYOT SÉCURITÉ GARDIENNAGE la somme de 22 570 euros de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi au titre de la rupture brutale de la relation commerciale établie ;
CONDAMNE la société NOVACEL OPHTALMIQUE aux dépens de première instance et d'appel ;
CONDAMNE la société NOVACEL OPHTALMIQUE à payer à la SOCIÉTÉ PRIVÉE ESG 1 ELYOT SÉCURITÉ GARDIENNAGE la somme de 8 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
REJETTE toute autre demande.