Cass. crim., 13 avril 2022, n° 19-84.831
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Soulard
Rapporteur :
M. Turcey
Avocat général :
M. Salomon
Avocats :
SCP Lyon-Caen et Thiriez, SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.
2. A l'issue d'une enquête ouverte le 8 octobre 2012 sur la gestion de la société [8] ([8]), placée en liquidation judiciaire par jugement du 5 octobre 2012, M. [T], gérant de cette société, a été poursuivi devant le tribunal correctionnel qui, par jugement du 10 mars 2016, l'a relaxé du chef d'abus de confiance et condamné pour abus de biens sociaux, banqueroute, infractions à la législation sur les sociétés, recel d'abus de biens sociaux, recel de banqueroute, à douze mois d'emprisonnement avec sursis, 30 000 euros d'amende, cinq ans d'interdiction de gérer, a ordonné une mesure de confiscation et a prononcé sur les intérêts civils.
3. Il a relevé appel de cette décision.
4. Le ministère public et la société [1], partie civile, ont formé appel incident.
Examen des moyens
Sur les premier, deuxième, sixième, pris en ses quatrième et cinquième branches, et septième moyens proposés pour M. [T]
5. Ils ne sont pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.
Mais sur le troisième moyen proposé pour M. [T]
Enoncé du moyen
6. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a, confirmant le jugement entrepris, condamné pénalement et civilement M. [B] [T] pour recel d'abus de biens sociaux et de banqueroute au préjudice de la société [8] ;
alors « que nul ne peut être condamné pour recel du produit des infractions qu'il a commises ; qu'en condamnant M. [T] pour recel des délits d'abus de biens sociaux et de banqueroute qu'il avait commis, la cour d'appel a violé les articles 321-1 du code pénal, L 241-3 et L 654-2 du code de commerce. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 321-1 du code pénal, L 241-3 et L 654-2 du code de commerce :
7. Selon une jurisprudence constante et ancienne de la Cour de cassation, l'infraction de recel ne peut être retenue à l'égard de celui qui a commis l'infraction originaire dont provient la chose recélée (Crim., 29 juin 1848, B., n° 192 ; 2 décembre 1971, pourvoi n° 71-90.215, Bull. n° 337).
8. La Cour de cassation, infléchissant son interprétation antérieure, a jugé qu'un ou des faits identiques ne peuvent donner lieu à plusieurs déclarations de culpabilité concomitantes contre une même personne, outre le cas où la caractérisation des éléments constitutifs d'une infraction exclut nécessairement la caractérisation des éléments constitutifs d'une autre, lorsque l'on se trouve dans l'une des deux hypothèses suivantes : dans la première, l'une des qualifications, telle qu'elle résulte des textes d'incrimination, correspond à un élément constitutif ou une circonstance aggravante de l'autre, qui seule doit alors être retenue ; dans la seconde, l'une des qualifications retenues, dite spéciale, incrimine une modalité particulière de l'action répréhensible sanctionnée par l'autre infraction, dite générale (Crim., 15 décembre 2021, pourvoi n° 21-81.864, publié au Bulletin).
9. Dès lors, la question de savoir si ledit infléchissement de jurisprudence est de nature à modifier celle décrite au paragraphe 7 se pose.
10. Il convient de relever que la jurisprudence portant sur l'infraction de recel et l'infraction d'origine interdit non seulement de cumuler les qualifications mais également de retenir le recel, délit continu, à l'égard de l'auteur de l'infraction originaire lorsque cette dernière est prescrite (Crim., 12 novembre 2015, pourvoi n° 14-83.073, Bull. crim. 2015, n° 253).
11. La Cour de cassation considère ainsi ces infractions comme exclusives l'une de l'autre, de sorte qu'elles se rattachent à la catégorie des infractions incompatibles.
12. Cette exclusion étant étrangère au principe ne bis in idem, l'infléchissement de la jurisprudence relative à ce principe est sans incidence sur elle.
13. Par conséquent, les délits de recel d'abus de biens sociaux et de recel de banqueroute ne peuvent être retenus à l'encontre de la personne qui a commis les infractions principales.
14. Pour déclarer le prévenu coupable d'abus de biens sociaux et de banqueroute par détournement d'actif au préjudice de la société [8], l'arrêt attaqué retient que M. [T] a volontairement financé les autres sociétés qu'il contrôlait, au nombre desquelles figurent les société civiles immobilières (SCI) [2], [3], [4], [5] et [6] sans respecter les procédures sociales et comptables exigées en tel cas et ce, en connaissance de cause, et que ces dépenses, poursuivies après la date de cessation des paiements, caractérisent des détournements d'actif constitutifs de banqueroute.
15. Les juges ajoutent, pour confirmer le jugement ayant également condamné M. [T] des chefs de recel d'abus de biens sociaux et de recel de banqueroute, que les faits de recel sont établis à l'encontre de ce dernier et de ces SCI dont il était le gérant.
16. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui a déclaré le prévenu receleur du produit des infractions principales dont il était l'auteur, a méconnu les textes susvisés et le principe ci-dessus rappelé.
17. La cassation est par conséquent encourue de ce chef.
Et sur le moyen proposé pour la société [1]
Enoncé du moyen
18. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a, après relaxe de M. [T] du chef d'abus de confiance résultant du marché signé le 28 avril 2010, débouté la société [1], partie civile, de ses demandes, alors :
« 1°) que la faute civile peut être retenue à l'encontre de celui qui détourne un bien qui lui a été remis à titre précaire ; qu'il y a détention à titre précaire d'un bien lorsqu'il a été convenu de la remise d'un bien à un mandataire à charge pour lui de le restituer à autrui ; qu'en l'espèce, avaient été versés aux débats : les deux conventions du 19 mai 2010, le procès-verbal d'audition de M. [K] en date du 13 mai 2014, la convention conclue le 1er août 2011 entre les sociétés [1] et [9], l'attestation du 29 février 2016 établie par le président de la CANBT, le récapitulatif des mandats émis par la CANBT en date du 30 septembre 2013, les factures adressées par la société [1] à la société [9], la lettre de mise en demeure envoyée par M. [K] le 15 février 2012 en règlement des factures F 2008300, F 2008301 et F 2011532, la déclaration de créance du 25 février 2012, faite par M [K], et ainsi que le soutenait la société [1] dans ses écritures, l'existence d'un contrat conclu entre les société [8] et [1] - tout d'abord verbal, puis écrit - en vertu duquel la société [9], mandataire du groupement solidaire d'entreprises [8]/[1], s'engageait à reverser à la société [1] la moitié des rémunérations perçues pour la réalisation des deux chantiers CANBT ; qu'en énonçant, sans examiner ces divers documents et sans en tout état de cause s'en expliquer, qu'il n'était pas démontré que la société [9] avait perçu les fonds remis par la CANBT à charge de les rendre à la société [1], la cour d'appel n'a pas justifié légalement sa décision au regard des articles 1240, ancien 1382, du code civil, 314-1 du code pénal, 2, 427, 497 et 593 du code de procédure pénale ;
2°) que la faute civile peut être retenue à l'encontre de celui qui détourne un bien qui lui a été remis à titre précaire ; qu'il y a détention à titre précaire d'un bien lorsqu'il a été convenu de la remise d'un bien à un mandataire à charge pour lui de le restituer à autrui ; qu'en ne recherchant pas comme elle y était invitée, plus particulièrement, si l'attestation fournie par le président de la CANBT en date du 29 février 2016 ne démontrait pas le caractère précaire de la remise faite à la société [9], et donc l'existence d'un détournement de cette somme constitutive d'une faute civile, la cour d'appel n'a pas justifié légalement sa décision au regard des articles 1240, ancien 1382, du code civil, 314-1 du code pénal, 2, 427, 497 et 593 du code de procédure pénale;
3°) que la remise précaire d'un bien peut être établie au moyen d'un contrat dont la validité est contestable ; que si la convention du 1er août 2011, signée entre les sociétés [9] et [1], aux fins de voir le maître de l'ouvrage verser directement à la société [1] la rémunération de son travail, ne pouvait pas être mise en oeuvre en ce qu'elle était contraire aux règles applicables aux groupements solidaires d'entreprises, elle n'en demeurait pas moins une preuve de ce que la société [8] accomplissait la moitié des travaux prévus par les contrats signés avec la CANBT et donc de ce que le mandataire du groupement aurait dû lui reverser la moitié de la somme qu'il avait perçue du maître de l'ouvrage et de ce que, à défaut de restituer à la société [1] cette somme qu'il avait reçue à titre précaire, le mandataire avait commis un détournement constitutif d'une faute civile ; qu'en jugeant cependant sans s'en expliquer davantage que cette convention devait être écartée et qu'elle ne pouvait établir la remise précaire des fonds à la société [9] et donc le détournement qu'elle en avait fait, la cour d'appel n'a pas justifié légalement sa décision au regard des articles 1240, ancien 1382, du code civil, 314-1 du code pénal, 2, 497 593 du code de procédure pénale ;
4°) que l'insuffisance de motifs équivaut à un défaut de motifs ; que par ses conclusions d'appel, la société [1] faisait valoir que la faute de M. [T] résultait de ce que le 5 janvier 2012, la SARL [8] avait été placée en redressement judiciaire avec une simple mission d'assistance de la Selas [7], administrateur judiciaire, pour tous les actes de gestion et de disposition et que M. [B] [T], qui avait ainsi conservé l'administration de la société [8], devait conformément à l'article L.622-17 du code de commerce régler à l'échéance les contrats qui étaient poursuivis, ce qu'il n'avait pas fait ; qu'en effet la société [1] avait effectué, suite au jugement de redressement judiciaire, pas moins de 12 prestations entre mars 2012 et novembre 2012 et que le récapitulatif des mandats indiquait que la CANBT avait payé la somme totale de 1 233 391,56 € à la Société [8] pendant la période d'observation, ce qui correspondait à un paiement mensuel régulier ; que cependant la société [1] n'avait reçu que trois règlements d'un montant respectif de 51.248,88 € en paiement des factures mensuelles F2011597 (51 248,88 €), F2011598 (51 248,88€) et F2011599 (51 248,88€) alors qu'elle aurait dû recevoir la somme totale de 437 508,57€ ; qu'il en résultait que M. [T] qui avait manqué à son obligation de payer en priorité le contrat poursuivi et à l'échéance par application de l'article L 622-17 du code de commerce avait commis une faute civile dont il devait réparation à la société [1] ; qu'en omettant de procéder à cette recherche pourtant nécessaire, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision au regard des articles 1240, ancien 1382, du code civil, 314-1 du code pénal, 2, 497 et 593 du code de procédure pénale, ensemble l'article L 622-17 du code de commerce. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 314-1 du code pénal et 593 du code de procédure pénale :
19. Le délit d'abus de confiance, prévu au premier de ces textes, ne suppose pas nécessairement que la somme détournée ait été remise en vertu d'un contrat.
20. Il résulte du second que tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision et répondre aux chefs péremptoires des conclusions des parties. L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.
21. Pour relaxer M. [T] du chef d'abus de confiance au préjudice de la société [1], l'arrêt attaqué énonce qu'il n'est pas démontré que la société [8], dont ce dernier était le gérant, a perçu des fonds qui lui ont été remis par la Communauté d'agglomération du nord Basse-Terre (CANBT) à charge de les rendre, de les représenter ou d'en faire un usage déterminé.
22. Les juges ajoutent qu'en l'absence de convention écrite entre la société [8] et la société [1], il n'est pas possible de caractériser un usage contraire au mandat, et que la convention signée entre les deux sociétés le 1er août 2011 prévoyant une répartition à hauteur de 50 % pour chacune d'entre elles ne peut pas fonder un abus de confiance, les parties reconnaissant que cette convention n'a jamais pu être mise en oeuvre.
23. Il concluent qu'il s'agit d'un litige civil portant sur le bien-fondé des factures émises entre les deux sociétés.
24. En statuant ainsi, sans répondre aux conclusions de la société [1] faisant valoir que la société [8], mandataire du groupement solidaire d'entreprises formé avec la société [1], s'était engagée à reverser à cette dernière la moitié des rémunérations perçues pour la réalisation des deux chantiers confiés par la CANBT, ni rechercher si la signature de la convention du 1er août 2011 pouvait établir l'existence d'un tel engagement, la cour d'appel a méconnu les textes susvisés et les principes ci-dessus rappelés.
25. La cassation est à nouveau encourue de ce chef.
Portée et conséquences de la cassation
26. La cassation sera limitée à la déclaration de culpabilité des chefs de recel d'abus de biens sociaux et de recel de banqueroute ainsi qu'aux peines prononcées à l'égard de M. [T], et, en l'absence de pourvoi du ministère public, aux intérêts civils concernant la société [1], dès lors que les autres dispositions n'encourent pas la censure. En raison de la cassation prononcée, il n'y a pas lieu d'examiner les autres moyens proposés.
27. Il appartiendra à la juridiction de renvoi de statuer, à partir et dans la limite des faits objet de la poursuite, sur l'existence d'une éventuelle faute civile de nature à justifier la réparation des préjudices invoqués par la société [1].
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE et ANNULE l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Basse-Terre, en date du 4 juin 2019, mais en ses seules dispositions ayant déclaré M. [T] coupable de recel et aux peines prononcées à son encontre, et ayant statué sur les intérêts civils concernant la société [1], toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;
Et pour qu'il soit à nouveau statué, conformément à la loi, dans les limites de la cassation ainsi prononcée,
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Basse-Terre autrement composée à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
Dit n'y avoir lieu à application de l'article 618-1 du code de procédure pénale;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Basse-Terre, et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement annulé.