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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 21 avril 2022, n° 19/16686

PARIS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

G. Canale & C SpA (Sté)

Défendeur :

Société d'Exploitation de l'Hebdomadaire Le Point (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Prigent

Conseillers :

Mme Renard, Mme Soudry

Avocats :

Me Cheviller, Me Autier

T. com. Paris, du 8 juill. 2019

8 juillet 2019

FAITS ET PROCEDURE

La société G. CANALE & C. S.P.A. (ci-après, « Canale ») est une société de droit italien spécialisée dans les travaux d'impression.

La SA Société d'Exploitation de l'Hebdomadaire Le Point (ci-après, « SEBDO Le Point ») édite, depuis 1978, l'un des premiers hebdomadaires français, Le Point.

Depuis 2002, SEBDO Le Point confiait régulièrement à la société Canale l'impression de hors-séries de son hebdomadaire Le Point. Le chiffre d'affaires entre les parties variait selon les années et s'est établi au cours des années 2010 à 2014 à 570 000 euros en moyenne. La relation commerciale n'était pas formalisée par un contrat.

La société SEBDO Le Point a décidé de faire appel à un autre prestataire à compter du troisième trimestre 2015.

En mars 2016, les discussions entre les parties étant restées infructueuses, la société Canale a demandé au tribunal la nomination d'un mandataire dont la mission était de trouver un accord entre les parties sur les modalités de la rupture des relations. Cependant, aucun accord n'a été trouvé.

Par acte d'huissier de justice du 04 août 2016, la société Canale a fait assigner la société SEBDO Le Point devant le tribunal de commerce de Paris en paiement de la somme de 257.354 euros en réparation du préjudice qu'elle estimait avoir subi à la suite de la rupture brutale de la relation commerciale établie.

Par jugement du 8 juillet 2019, le tribunal de commerce de Paris a :

Condamné la SA Société d'Exploitation de l'Hebdomadaire Le Point à payer à la SA de droit italien G. Canale & C. S.p.A. la somme de 21.250 euros, à titre de dommages-intérêts.

Condamné la SA Société d'Exploitation de l'Hebdomadaire Le Point à payer à la SA de droit italien G. Canale & C. S.p.A. la somme de 3.500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires au présent dispositif.

Ordonné l'exécution provisoire sans constitution de garantie.

Condamné la SA Société d'Exploitation de l'Hebdomadaire Le Point aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 77,84 euros dont 12,76 euros de TVA.

Par déclaration du 13 août 2019, la société Canale a interjeté appel de ce jugement en ce qu'il a :

Limité la condamnation de SEBDO Le Point à payer à Canale la somme de 21.250 euros, à titre de dommages-intérêts et la somme de 3.500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile alors qu'il était réclamé respectivement la somme de 257.354 euros au titre du préjudice subi issu de la rupture brutale de relation commerciale établie et 15.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.

Dans ses dernières conclusions notifiées par le RPVA le 24 août 2020, la société Canale demande de :

Confirmer le jugement du tribunal de commerce de Paris en date du 8 juillet 2019 en ce qu'il a reconnu que la société SEBDO Le Point s'était rendue coupable d'une rupture brutale de relation commerciale établie au détriment de la société CANALE ;

Infirmer le jugement du tribunal de commerce de Paris en date du 8 juillet 2019 en ce qu'il a limité la condamnation de la société SEBDO Le Point à la somme de 21.250 euros à titre de dommages et intérêts ;

Et statuant à nouveau :

Condamner la société SEBDO Le Point à verser à la société Canale la somme de 189.854,00 euros au titre du préjudice subi issu de la rupture brutale de relation commerciale établie ;

Débouter la société SEBDO Le Point de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

Condamner la société SEBDO Le Point au paiement d'une somme de 6.500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamner la société SEBDO Le Point aux entiers dépens de l'instance.

Dans ses dernières conclusions notifiées par le RPVA le 30 mars 2020, la société SEBDO Le Point demande de :

Vu le jugement du tribunal de commerce de Paris du 8 juillet 2019,

Vu l'article L. 442-6, I, 5° ancien du code de commerce applicable au présent litige,

Vu l'accord des usages professionnels de la Fédération de l'imprimerie et de la communication graphique (janvier 1998),

Vu les pièces versées aux débats,

Infirmer le jugement dont appel en ce qu'il a :

Fixé la durée du préavis qui aurait dû être respectée par SEBDO Le Point à 7 mois (au lieu de 4 mois) ;

Condamné SEBDO Le Point au paiement de la somme de 21.250 euros à Canale à titre de dommages et intérêts, outre la somme de 3.500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Statuant à nouveau,

Juger que la durée du préavis raisonnable ne saurait excéder 16 semaines, soit 4 mois ;

Constater que SEBDO Le Point a continué a commandé des travaux d'impression à Canale postérieurement au mois de juillet 2015 et jusqu'au 19 septembre 2016 pour un montant total de 165.751 euros HT, dont il doit être tenu compte à titre de préavis effectué ;

En conséquence,

Dire et juger que le montant du préjudice subi par Canale au titre de la rupture des relations commerciales établies ressort à 137,40 euros [(500.000 x 4/12) ' 165.750,60 euros] x 15 %.

Débouter la société Canale de son appel ;

Condamner la société Canale à verser à la SEBDO Le Point la somme de 5.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.

L'ordonnance de clôture a été prononcée le 2 décembre 2021.

La cour renvoie, pour un plus ample exposé des faits, aux prétentions et moyens des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, en application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIFS :

Sur la rupture brutale de relations commerciales :

La société Canale fait valoir que :

Elle n'a bénéficié d'aucun préavis.

Il ne peut être procédé à l'application automatique des « usages professionnels et des conditions générales de vente ».

Le préavis doit tenir compte de la durée de la relation commerciale même en présence d'accords interprofessionnels.

Le préjudice subi au titre de la perte de marge escomptée durant la période de préavis doit être fixé en considérant un préavis de 12 mois et un taux moyen de marge brute de 45 %.

La société SEBDO Le Point réplique que :

La société Canale a bénéficié d'un préavis puisqu'elle a continué à commander des prestations à Canale jusqu'au 19 septembre 2016.

Le préavis auquel pourrait prétendre la société Canale ne saurait excéder 4 mois en application de l'accord interprofessionnel de la Fédération de l'Imprimerie et de la communication graphique (devenue l'UNIIC) de janvier 1998.

En outre, les caractéristiques de la relation commerciale ne permettent pas de justifier du respect d'un préavis supérieur à celui des usages professionnels puisque l'activité avait diminué au fur et à mesure des années (en raison de la transition numérique).

La durée du préavis à prendre en compte devrait être de 4 mois et le chiffre d'affaires n'a pas été calculé par Canale. Enfin, le taux de marge brute applicable est incorrect : il devrait être de 8 % en vertu des usages professionnels de l'UNIIC ou de 15 % tel que retenu par le tribunal de commerce.

L'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce dans sa rédaction applicable au litige dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.

La relation commerciale, pour être établie au sens de ces dispositions, doit présenter un caractère suivi, stable et habituel. Le critère de la stabilité s'entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial.

Le texte précité vise à sanctionner, non la rupture elle-même, mais sa brutalité caractérisée par l'absence de préavis écrit ou l'insuffisance de préavis. Le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée, de la nature et des spécificités de la relation commerciale établie, du produit ou du service concerné.

Les parties sont d'accord pour fixer le début de leur relation à l'année 2002. La société Canale produit une attestation de la société Aleph Auditing, expert-comptable, en date du 22 mars 2018 aux termes de laquelle elle a généré les chiffres d'affaires suivants :

2010 : CA de 432.835 €

2011 : CA de 539.527 €

2012 : CA de 674.217 €

2013 : CA de 971.465 €

2014 : CA de 401.625 €

2015 : CA de 240.286 €

Les deux sociétés entretenaient donc une relation commerciale établie. La société Canale indique que les commandes émanant de la société SEBDO Le Point ont cessé au mois de juillet 2015 sans que la rupture lui soit notifiée par écrit et qu'un préavis lui soit accordé.

La société SEBDO Le Point indique avoir informé la société Canale de sa décision d'une réduction sensible du volume de ses commandes à compter du 3ème trimestre 2015 aux termes d'un rendez-vous qui s'est tenu le 3 juillet 2015.

La société SEBDO reconnaît avoir signé un contrat d'exclusivité avec un tiers imprimeur portant sur les titres Le Point Références et ses hors-séries (dont notamment Le Point-Les Maîtres-Penseurs).

La société SEBDO Le Point ajoute avoir continué à commander des prestations à la société Canale jusqu'au 19 septembre 2016, pour un montant total de 165 751 euros et produit les factures en justifiant.

Par courrier recommandé du 15 septembre 2015 avec avis de réception, la société Canale écrivait à la société SEBDO Le Point dans les termes suivants : « suite à notre rencontre de juillet je m'attendais une reprise de contact pour continuer l'activité habituelle, comme vous m'aviez avisé. Cela ne s'est pas avéré et j'en suis très étonnée... ».

Par courriel du 7 décembre 2015, la société Canale écrivait à la société SEBDO Le Point : « je suis surpris de n'avoir reçu aucune réponse à ma dernière lettre.... le constat des décisions qui ont été prises de votre part à l'égard d'un fournisseur historique comme a été Canale pour votre Groupe, en faveur d'un autre fournisseur, seront soumis à un examen judiciaire... ».

Les relations qui étaient stables ont diminué à compter du mois de juillet 2015 date à laquelle il y a lieu de fixer la rupture des relations commerciales entre les parties, les commandes postérieures devant être qualifiées de sporadiques.

La relation commerciale qui a débuté en 2002 et a cessé en 2015 est ancienne de 14 ans et a généré un volume d'affaires moyen annuel entre 2012 et 2015 de plus de 500 000 euros.

La société SEBDO Le Point verse aux débats les Usages professionnels et conditions générales de vente de la fédération de l'imprimerie et la communication graphique (FICG) de janvier 1998 et Usages professionnels et conditions générales de vente de la FICG de 2003.

En application de l'article 203 des usages professionnels du secteur de l'imprimerie, les délais de préavis sont associés à des tranches de chiffres d'affaires (délais de préavis croissants en fonction du chiffre d'affaires exprimé hors taxes et hors fourniture de papier (réalisé par l'imprimeur au titre de l'année précédant la rupture). En l'espèce, les accords interprofessionnels fixent à quatre mois le délai de préavis pour un chiffre d'affaires de 500 000 €.

Ces usages professionnels s'ils constituent une référence ne dispensent pas le juge de prendre en compte la durée de la relation commerciale comme le prévoit l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce. La simple prise en compte du chiffre d'affaires est insuffisante pour fixer la durée du préavis.

La société SEBDO Le Point ne démontre pas que la réduction de l'activité avec la société Canale résulte d'un élément extérieur caractérisé par la transition numérique alors même qu'elle a confié ses travaux d'imprimerie à une nouvelle société.

Le préavis peut être pris en compte à compter de la notification par écrit de la rupture des relations sur une période au cours de laquelle le maintien de l'activité antérieure est assuré.

En l'espèce, la rupture n'a pas été notifiée par écrit et si des commandes ont été passées jusqu'en 2016, l'activité n'a pas été maintenue à son niveau antérieur.

Il n'est pas contesté que la société Canale réalise 2 % de son chiffre d'affaires avec la société SEBDO Le Point ce qui limite, comme l'a souligné le tribunal de commerce, la désorganisation dont elle a été victime du fait de la rupture des relations.

Au vu de la durée de la relation commerciale, du volume d'affaires réalisées et du pourcentage d'activité de la société Canale avec la société SEBDO Le Point, le tribunal de commerce a justement apprécié la durée du préavis accordé à sept mois.

Il résulte de l'article 204 des usages professionnels du secteur de l'imprimerie qu'à défaut de préavis, l'éditeur qui retire un périodique à un industriel graphique ou l'industriel graphique qui cesse d'exécuter le travail d'un éditeur de périodiques, doit une indemnité égale à 8 % du chiffre d'affaires qui aurait été réalisé entre cet industriel graphique et cet éditeur pour la période qui aurait dû être celle du préavis.

Le tribunal a évalué le taux de marge sur coûts variables pour les années 2013 à 2015 à 22 % au vu des comptes produits par la société Canale. Il a retenu un taux de marge de 15 % en effectuant la moyenne entre le taux de 8 % de l'accord interprofessionnel du secteur de l'imprimerie et le taux de 22 % s'appliquant à l'ensemble des activités de la société Canale.

La société Canale prétend que son taux moyen de marge brute au titre de la relation commerciale avec la société SEBDO Le Point entre 2006 à 2015 est de 45 %, en s'appuyant sur une attestation de son directeur administratif et financier en date du 25 janvier 2016 corroborée par une attestation de l'expert-comptable ALEPH AUDITING en date du 22 mars 2018.

Aux termes d'une attestation en date du 31 janvier 2019, l'expert-comptable ALEPH AUDITING a expliqué la méthode adoptée pour parvenir à ce résultat en étudiant un échantillon de factures pour chaque année considérée.

Pour calculer le préjudice de la société Canale, le taux de marge sur coûts variables ressortant des comptes de résultat annuels sera privilégié sur le taux de marge brute dont la pertinence de la méthode adoptée n'est pas démontrée.

La société SEBDO Le Point verse aux débats une étude du ministère de l'économie et de l'industrie établissant que pour l'année 2015, les entreprises ayant une activité similaire à celle de la société Canale réalisent un taux de marge moyen de 10,2 %. Le mode de calcul démontre cependant qu'il s'agit davantage de la marge nette qui n'est pas l'élément à prendre en compte pour calculer le préjudice subi.

Au vu des différents éléments produits par les parties, de la nature de l'activité exercée, de la référence aux usages professionnels, sera prise en compte pour calculer le préjudice, la marge moyenne sur coûts variables pour les années 2013, 2014 et 2015, de 22 % justement déterminée par le tribunal de commerce en fonction des éléments comptables de la société Canale.

Il ne peut être reproché à la société Canale de prendre en compte pour calculer son préjudice les quatre dernières années d'exercice, l'année 2015 ne représentant que six mois d'activité.

Il résulte de l'attestation comptable produite que le chiffre d'affaires de la société CANALE avec la société SEBDO Le Point sur les quatre dernières années 2012, 2013, 2014 et 2015 (jusqu'en juillet 2015) s'est élevé à 2 287 593 €. Ce nombre sera divisé par le nombre de mois concernés soit 42 mois et multiplié par 12 mois ce qui donne un chiffre d'affaires moyen mensuel pour la période de 54 466,50 € et de 653 598 € par an.

De la somme de 653 598 € sera déduit le chiffre d'affaires réalisé postérieurement à la rupture de juillet 2015 jusqu'en septembre 2016 selon l'attestation produite par la société SEBDO Le Point soit la somme de 165 751 € ce qui donne un solde de 487 847 € et une moyenne mensuelle de chiffre d'affaires de 40 654 €.

Le préjudice de la société Canale s'élève à 487 847 €/12 mois = 40 654 € X 7 mois (délai de préavis) X 22 % (taux de marge) = 62 607 €

Le jugement sera infirmé sur le montant de l'indemnité allouée et la société SEBDO Le Point sera condamnée à verser à la société Canale la somme de 62 607 € en réparation du préjudice subi suite à la rupture brutale des relations commerciales.

Sur les demandes accessoires,

Les dispositions de première instance relatives aux frais irrépétibles et aux dépens seront confirmées.

La société SEBDO Le Point qui succombe sera condamnée aux dépens d'appel et devra verser à la société Canale la somme de 4000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile. Elle sera déboutée de sa demande au titre des frais irrépétibles.

PAR CES MOTIFS,

La cour,

INFIRME le jugement sur le montant de la somme allouée à la société G.Canale &C.S.P.A.

Au titre de la rupture brutale des relations commerciales,

Le CONFIRME pour le surplus.

Statuant à nouveau et y ajoutant,

CONDAMNE la société d'exploitation de l'hebdomadaire Le Point à verser à la société G.Canale &C.S.p.A la somme de 62 607 € en réparation de son préjudice résultant de la rupture brutale de la relation commerciale.

CONDAMNE la société d'exploitation de l'hebdomadaire Le Point à verser à la société G.Canale &C.S.p.A la somme de 4000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

REJETTE toute autre demande.

CONDAMNE la société d'exploitation de l'hebdomadaire Le Point aux dépens d'appel.