CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 12 mai 2022, n° 20/18325
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Brasserie du Pacifique (SA), Sodispo (SAS)
Défendeur :
SPD (Sté), Sages (SARL), Société d'Etude et de Gestion Commerciale (SAS), Société Commerciale de Tahiti Iti (SARL), Société Commerciale de Auae (SARL), Société Commerciale de Mahina (SAS), Société Commerciale de Paofai (SARL), Société Commerciale de Heiri (SARL), Société Commerciale de Taravao (SARL), Société Commerciale de Raiatea (SARL), Toa Moorea (SAS), Easy Market Faa'a (SAS), Société Commerciale de Prince Hinoi (SARL), Ministre chargé de l'Economie, Autorité de la concurrence
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Schmidt
Conseillers :
Mme Maitrepierre, Mme Tréard
Avocats :
Me Boccon Gibod, Me Saint Esteben, Me Vogel, Me Baechlin
Vu la déclaration de recours à l'encontre de la décision n° 20-D-18 de l'Autorité de la concurrence du 18 novembre 2020 et le mémoire venant à son soutien, déposés au greffe par la société Brasserie du pacifique (Brapac) et la société de distribution de Polynésie (Sodispo) les 17 décembre 2020 et 21 janvier 2021 ;
Vu les ordonnances du délégué du premier président de la cour d'appel de Paris des16 février et 22 septembre 2021 mettant en cause d'office la Société de participation pour la distribution (SPD), la Société d'achat et de gestion, la Société d'étude et de gestion commerciale, la Société commerciale de Tahiti Iti, la Société commerciale de Auae, la Société commerciale de Mahina, la Société commerciale de Paofai, la Société commerciale de Heiri, la Société commerciale de Taravao, la Société commerciale de Raiatea, la Société Toa Moorea, la Société Easy Market Faa'a et la Société commerciale de Prince Hinoi (les sociétés du groupe Wane) ;
Vu les observations transmises au greffe le 30 mars 2021 par le commissaire du gouvernement auprès de l'Autorité polynésienne de la concurrence, intervenant volontairement à l'instance ;
Vu les observations déposées au greffe le 1er avril 2021 par l'Autorité de la concurrence ;
Vu les observations déposées au greffe le 2 avril 2021 par le ministre chargé de l'économie ;
Vu le mémoire déposé au greffe le 28 septembre 2021 par les sociétés du groupe Wane ;
Vu le mémoire déposé au greffe le 30 novembre 2021 par la société Brasserie du pacifique et la Sodispo ;
Vu le mémoire en réplique déposé au greffe le 15 mars 2022 par les sociétés du groupe Wane ;
Vu l'avis du ministère public en date du 7 avril 2022, communiqué le même jour aux requérantes, à l'Autorité de la concurrence et au ministre chargé de l'économie ;
Après avoir entendu à l'audience publique du 14 avril 2022, en leurs observations orales les conseils des sociétés Brapac et Sodispo, des sociétés du groupe Wane, les représentants de l'Autorité de la concurrence et du ministre chargé de l'économie, puis le ministère public, les parties ayant été mises en mesure de répliquer.
FAITS ET PROCÉDURE
1. Par une lettre du 28 avril 2016, enregistrée sous le numéro 16/0009 F, l'Union des importateurs de Polynésie française et quatre de ses adhérents, les sociétés Brasserie du pacifique (Brapac), Kim Fa, Morgan Vernex et Société de distribution de Polynésie (Sodispo) ont saisi l'Autorité polynésienne de la concurrence (ci-après l'« APC
»), sur le fondement de l'article LP.620-5 du code de la concurrence, de pratiques mises en oeuvre par la société Société d'achat et de gestion en qualité de mandataire des sociétés du groupe Louis Wane (magasins aux enseignes Carrefour, Champion et Easy Market), dans le secteur de l'approvisionnement en boissons de la grande distribution.
2. Le 15 juin 2018, deux griefs ont été notifiés aux sociétés du groupe Wane suivantes :
en tant que société mère, la Société de Participation pour la Distribution (SPD) ;
en tant qu'auteurs des pratiques : la Société d'achat et de gestion, la Société d'Étude et de Gestion Commerciale, la Société Commerciale de Tahiti Iti, la société Commerciale de Auae, la Société Commerciale de Mahina, la Société Commerciale de Paofai, la Société Commerciale de Heiri, la Société Commerciale de Taravao et les Sociétés commerciales de Raiatea, Toa Moorea, Easy Market Faa'a et Prince Hinoi.
3. Il leur était reproché d'avoir abusé de la position dominante que détient le groupe Wane sur les marchés de l'approvisionnement en boissons des commerces organisés sous enseignes en appliquant, en 2015, des conditions tarifaires discriminatoires entre les fournisseurs pour l'implantation de leurs boissons en meubles réfrigérés et en imposant, en 2016, 2017 et 2018, aux fournisseurs de boissons, des tarifs excessifs pour l'implantation de leurs boissons en meubles réfrigérés.
4. À la suite des observations en réponse à la notification de griefs adressées les 30 et 31 août 2018 par lessociétés du groupe Wane, le rapport a été notifié aux parties le 19 décembre 2018.
5. Les 1ers et 4 février 2019, les sociétés du groupe Wane et les sociétés saisissantes ont déposé leurs observations en réponse au rapport.
La procédure en suspicion légitime.
6. Le 1er février 2019, les sociétés mises en cause ont saisi le premier président de la cour d'appel de Paris d'une requête tendant au renvoi de l'affaire pour cause de suspicion légitime à l'encontre de l'APC.
7. Par une ordonnance du 1er mars 2019, RG n° 19/02396, le magistrat délégué par le premier président de la cour d'appel de Paris a jugé cette requête irrecevable.
8. Un pourvoi a été formé contre cette ordonnance.
9. La procédure n° 16/0009F s'est poursuivie devant l'APC et le 16 juillet 2019, une séance s'est tenue devant le collège de cette dernière.
10. Par un arrêt du 4 juin 2020 (pourvoi n° l9-13.775), la Cour de cassation a cassé et annulé l'ordonnance du 1er mars 2019 et a renvoyé les parties devant la juridiction du premier président de la cour d'appel de Paris autrement composée.
11. Par une ordonnance du 29 juillet 2020, RG n° 20/08122, le magistrat délégué par le premier président de la cour d'appel de Paris, statuant sur renvoi, a fait droit à la requête et a désigné l'Autorité de la concurrence siégeant à Paris (ci après l'« ADLC ») aux fins de statuer sur la procédure n° 16/0009F.
12. La poursuite de la procédure sur le fond.
13. À l'issue de la séance du 16 juillet 2019 et par une décision n° 2019 PAC 01 du 22 août 2019 (ci-après la « décision polynésienne »), l'APC a considéré que les sociétés Société d'Achat et de Gestion, Société d'Étude et de Gestion Commerciale, Société Commerciale de Tahiti Iti, Commerciale de Auae, Société Commerciale de Mahina, Société Commerciale de Paofai, Société Commerciale de Heiri, Société Commerciale de Taravao, Société Commerciale de Raiatea, Toa Moorea, Easy Market Faa'a et Société Commerciale de Prince Hinoi, en tant qu'auteurs, ainsi que la Société de Participation pour la Distribution, en sa qualité de société mère des magasins du pôle distribution du groupe Wane et de la Société d'Achat et de Gestion (ensemble les « sociétés du groupe Wane »), ont enfreint les dispositions de l'article LP.200-2 du code de la concurrence applicable sur le territoire de la Polynésie française.
14. L'APC leur a, en conséquence, infligé une sanction pécuniaire de 235 millions de francs pacifiques et leur a enjoint de faire procéder à la publication d'un résumé de la décision dans les éditions papier et numérique de Tahiti Infos et de la Dépêche de Tahiti.
15. Ces sociétés ont formé un recours contre cette décision le 5 septembre 2019.
16. Par un arrêt du 21 janvier 2021 (RG n°19/15537) la cour d'appel de Paris a constaté que par l'effet de la cassation totale de la décision du délégué du premier président du 1er mars 2019, la décision de l'APC n° 2019- PAC-01 du 22 août 2019 était annulée en application de l'article 625 du code de procédure civile et a dit, en conséquence, sans objet le recours formé contre cette décision.
17. Par une décision n° 20 D 18 du 18 novembre 2020 (ci-après la « décision métropolitaine attaquée ») l'ADLC, à qui la procédure n° 16/0009 F avait été transmise en exécution de l'ordonnance du 29 juillet 2020 et qui l'a enregistrée sous le n° 20/0091F, l'a clôturée sur le fondement de l'article L.462-8 du code de commerce, au motif que les faits invoqués n'entraient pas dans le champ de sa compétence.
La présente instance
18. Les sociétés Brapac et Sodispo (ci-après les « parties plaignantes ») ont formé un recours contre cette dernière décision. Dans leur dernier mémoire, elles demandent à la Cour :
À titre principal :
juger que les dispositions de l'article L.462-8 du code de commerce étaient inapplicables' et que, conformémentà l'article 347 du code de procédure civile, l'ADLC ne pouvait pas décliner sa compétence ;
juger, qu'en refusant de statuer, l'ADLC a violé les dispositions de l'article 347 du code de procédure civile et, en conséquence, annuler la décision métropolitaine attaquée.
À titre subsidiaire :
juger que l'ADLC, qui avait décliné sa compétence, ne pouvait pas prononcer la clôture du dossier mais se devait de désigner la juridiction qu'elle considérait comme compétente et, en conséquence, réformer la décision métropolitaine attaquée ;
En tout état de cause,
juger qu'il est de bonne justice d'évoquer l'affaire n° 16/0009F'et de statuer au fond ;
En conséquence,
juger que l'intégralité de la procédure devant l'APC est régulière, que le groupe Wane est en position dominante sur les marchés de l'approvisionnement en boissons des commerces organisés sous enseigne 'et qu'il a abusé de sa position dominante :
en appliquant, sur la période 2012-2015, des conditions tarifaires discriminatoires entre les fournisseurs de boissons pour l'implantation de leurs boissons en meubles réfrigérés ; et en imposant, depuis 2012, aux fournisseurs de boissons des tarifs excessifs pour l'implantation de leurs boissons en meubles réfrigérés.
En conséquence,
condamner le groupe Wane au paiement d'une sanction pécuniaire tenant compte de la gravité des pratiques et du dommage à l'économie ;
ordonner :
la cessation des pratiques condamnées ;
la publication d'un communiqué dans la presse généraliste locale ainsi que sur le site internet des enseignes concernées.
condamner, au bénéfice de chacune des sociétés Brapac et Sodispo, l'ADLC à payer une somme de 20 000 euros et le groupe Wane une somme de 60 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
condamner l'ADLC et le groupe Wane aux entiers dépens.
19. Dans leur dernier mémoire, les sociétés du groupe Wane, mises en cause d'office par la Cour, demandent à cette dernière :
À titre principal :
rejeter le recours des parties plaignantes et confirmer la décision métropolitaine attaquée en toutes ses dispositions.
À titre subsidiaire, pour le cas où la Cour réformerait cette décision en ce que l'ADLC a clôturé le dossier sans désigner la juridiction qu'elle considérait compétente :
renvoyer le dossier devant la juridiction compétente ;
en tout état de cause, rejeter la demande des plaignantes d'évoquer l'affaire n° 16/0009F et de statuer au fond.
Plus subsidiairement, au cas où la Cour déciderait d'évoquer l'affaire n° 16/0009F et de statuer au fond :
À titre principal,
déclarer nulle en tout ou partie la procédure d'instruction de l'APC, dire qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure n° 16/0009F et ordonner leur mise hors de cause ;
À titre subsidiaire,
déclarer nulle en tout ou partie la procédure d'instruction de l'APC et renvoyer l'affaire n° 16/0009F à l'instruction de l'APC ;
À titre très subsidiaire,
rejeter toutes les prétentions des parties plaignantes
rejeter la saisine de l'Union des Importateurs de Polynésie française et des sociétés Brasserie du Pacifique, Société de Distribution de Polynésie, Kim Fa et Morgan Vernex ;
par conséquent, dire qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure n° 16/0009F et les mettre hors de cause ;
À titre encore plus subsidiaire,
limiter le montant de la sanction pécuniaire à un niveau très modéré ;
rejeter toute condamnation des sociétés mises en cause d'office à une sanction non pécuniaire.
En tout état de cause :
dire que sera restreint à la Cour, à l'Autorité de la concurrence, au ministre chargé de l'économie et au ministère public l'accès aux pièces n° 5, 6, 9, 16, 30, 35 et aux éléments mentionnés en page 18 et aux paragraphes 378, 385,
465, 467, 472, 478, 479, 489, 499, 540 et 564 du mémoire déposé par les sociétés du groupe Wane en leur version confidentielle intégrale le 28 septembre 2021 en réponse au recours formé par les sociétés Brasserie du Pacifique et Société de Distribution de Polynésie à l'encontre de la décision attaquée (devenus paragraphes 345, 352, 429, 430, 435, 438, 439, 450, 460, 487 et 508 du présent mémoire en réplique), conformément à l'arrêt du 18 novembre 2021 de la Cour ;
rejeter l'ensemble des demandes, fins et conclusions des sociétés Brasserie du Pacifique et Société de Distribution de Polynésie ;
condamner solidairement les sociétés Brasserie du Pacifique et Société de Distribution de Polynésie à leur verser la somme de 200 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens.
20. L'ADLC conclut au rejet du recours des parties plaignantes.
21. Le ministre chargé de l'économie estime que le moyen tiré de la compétence de l'ADLC invoqué par les parties plaignantes pour demander l'annulation de la décision n° 20-D-18 doit être écarté, mais, en revanche, que l'ADLC ne pouvait clôturer le dossier et qu'il y a donc lieu de réformer la décision sur ce point. Il considère que la Cour est en état de trancher le litige, si ce n'est à raison de l'effet dévolutif de l'appel, en application de son pouvoir d'évocation et s'en remet à la sagesse de la Cour s'agissant de l'appréciation au fond de l'affaire.
22. Le commissaire du gouvernement auprès de l'APC, qui a formulé des observations par intervention volontaire, a indiqué que la procédure en cours, en ce qu'elle constitue un recours contre une décision de l'Autorité métropolitaine, ne le concerne pas et qu'il souhaite dès lors s'en tenir à l'écart. Il a en revanche indiqué qu'il tenait à se dissocier de la manière dont la procédure enregistrée par l'APC sous le n° 16/0009F avait été conduite depuis son origine, étant entachée de graves manquements déontologiques du président de l'APC.
23. Le ministère public invite la Cour :
à confirmer la décision métropolitaine attaquée en ce qu'elle a constaté que les faits dont elle a été saisie se sont déroulés sur le territoire de la Polynésie française et n'entrent pas dans le champ de sa compétence matérielle et territoriale ;
à réformer celle-ci en ce qu`elle a clôturé le dossier n° 16/0009F ouvert devant l'APC et, usant de son pouvoir d'évocation, à prononcer la nullité de la procédure d`instruction ou d'une partie de l'instruction menée par les services de l'APC, et à tout le moins de la notification des griefs
à constater que la composition de l'APC a changé à la suite de la nomination d'une nouvelle présidente, d'une nouvelle rapporteure générale et de nouveaux membres permanent et suppléants du collège ;
enfin, à renvoyer la procédure à l'instruction des services d'instruction de l'APC.
24. Sur le fond des griefs notifiés, concernant les moyens de légalité interne, le ministère public fait état des observations du 3 février 2020 qui avaient été déposées par le commissaire du gouvernement auprès de l'APC et mettaient en exergue de nombreuses interrogations quant à la pertinence des analyses menées, tout en retenant qu'il n'y aura pas lieu d'examiner ces différents moyens compte tenu des illégalités externes admises.
25. L'APC, à laquelle le recours et l'exposé des moyens déposés à son soutien ont été notifiés les 21 décembre 2020 et 21 janvier 2022, ainsi que l'ordonnance de mise en cause des sociétés du groupe Wane (le 19 février 2021) et leurs écritures (le 28 septembre 2021), n'est pas intervenue à l'instance.
26. Par un courrier transmis au greffe de la Cour le 25 mars 2021 (via le réseau RPVA) Maîtres [J] [D] et MZE,attache prise avec Maître [A], ont informé la Cour de ce que les sociétés Morgan Vernex, Kim FA et l'UIPF ne souhaitaient pas intervenir dans les présents débats.
MOTIVATION
I. SUR LA POURSUITE DE LA PROCÉDURE N° 16/0009F PAR L'ADLC
27. Par la décision métropolitaine attaquée, l'ADLC a, tout d'abord, indiqué que la cour d'appel de Paris (chambre1- 7) avait déclaré recevable la requête pour cause de suspicion légitime qui lui avait été présentée, fait droit à cette requête et l'avait désignée « aux fins de statuer sur la procédure actuellement pendante devant l'Autorité polynésienne de la concurrence », qu'en exécution de cette ordonnance le dossier de l'affaire n° 16/0009 F lui avait été transmis le 23 septembre 2020 et qu'il avait été enregistré sous le n° 20/0091 F. Elle a ensuite rappelé que sa compétence d'attribution est limitée rationae materiae par les règles que la loi l'a chargée d'appliquer, et ratione loci, par des critères de rattachement territorial des pratiques qui lui sont soumises. Elle en a déduit que la circonstance qu'elle ait été désignée pour statuer sur la procédure polynésienne ne la dispense pas de vérifier sa compétence d'attribution compte tenu des règles d'ordre public en cause, qu'il lui appartient de relever d'office le cas échéant.
28. Après avoir constaté la nature des griefs visés dans la procédure en cause, relevant du droit polynésien de la concurrence, elle a retenu, d'une part, une compétence d'attribution exclusive au bénéfice de l'APC et de la cour d'appel de Paris pour l'appliquer, d'autre part, que la compétence spéciale qui lui est reconnue était limitée à l'application des droits de la concurrence national et européen. À cet égard, elle a rappelé que l'APC « veille au respect des dispositions des livres I à III dans les conditions prévues aux titres II à IV du livre VI du présent code » en application de l'article LP.200-7 du code de la concurrence, intitulé « Attributions de l'Autorité polynésienne de la concurrence », issu de la « loi du pays » n° 2015-2 du 23 février 2015 relative à la concurrence à l'origine de cette codification. Elle a également relevé, d'une part, que le statut d'autonomie de la Polynésie française (régi par l'article 74 de la Constitution et la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004) rend inapplicable le Livre IV du code de commerce intitulé « De la liberté des prix et de la concurrence », d'autre part, que le droit de la concurrence de l'Union n'est pas applicable à la Polynésie Française et s'est prévalue de l'analyse du Conseil d'État en ce sens (CE, 19 décembre 2014, Fédération générale du commerce et Société d'étude et de gestion commerciale, n°383318).
29. Elle a également rappelé, qu'aux termes d'une pratique décisionnelle et d’une jurisprudence constante, ellene peut statuer que sur des pratiques ayant des effets sur le territoire national (métropole, DOM et COM où le législateur l'a habilitée à intervenir) et qu'en l'espèce, les pratiques dénoncées, à les supposer établies, ne pourraient avoir eu que des effets potentiels ou réels sur le seul territoire polynésien.
30. Pour tous ces motifs et en application du premier alinéa de l'article L.462-8 du code de commerce, l'ADLC en a déduit que les faits figurant au dossier n° 20/0091 F, qui se sont déroulés sur le territoire de la Polynésie française, n'entraient pas dans le champ de sa compétence territoriale et matérielle et que ce dossier devait être clôturé.
31. Les parties plaignantes font valoir qu'en application du principe de séparation des fonctions d'instruction et de sanction au sein de l'ADLC, il appartenait au seul collège de statuer, et ce, sans l'intervention des services d'instruction. Elles en déduisent que la seule circonstance que les services d'instruction de l'Autorité de la concurrence aient été présents lors de la séance et en mesure de présenter des observations est manifestement contraire à l'article 347 du code de procédure civile.
32. Elles soutiennent ensuite que la décision métropolitaine doit être annulée dès lors que l'ADLC ne pouvait pas soulever son incompétence en se fondant sur les dispositions de l'article L.462-8 du code de commerce qu'elles considèrent comme étant inapplicables dès lors que le premier président de la cour d'appel de Paris lui a renvoyé l'affaire sur le fondement de l'article 347 du code de procédure civile. Elles rappellent les procédures et formalismes distincts prévus pour le dépôt d'une saisine par des parties (article R.463 du code de commerce) et pour le renvoi pour cause de suspicion légitime (articles 347, alinéa 2, et 82 du code de procédure civile).
33. Elles considèrent qu'en procédant ainsi, l'ADLC a violé l'article 347 précité dès lors qu'une décision de renvoi « s'impose aux parties et au juge de renvoi ». Elles invoquent à cet égard la jurisprudence de la Cour de Cassation selon laquelle « la décision ayant ordonné le renvoi après avoir jugé fondée la requête en suspicion légitime, désormais irrévocable, s'imposait à la juridiction de renvoi, fût-elle entachée d'une erreur de droit » (Civ.1,
28 février 2008, n° 07-12.464).
34. Elles estiment également que l'examen au fond de cette affaire par l'ADLC n'aurait pas constitué une atteinte à l'autonomie procédurale de la Polynésie française dans la mesure où, premièrement, l'APC avait été initialement saisie pour statuer sur les pratiques en cause conformément au droit polynésien, deuxièmement, la désignation de l'ADLC aux fins de statuer au fond fait seulement suite à la demande de renvoi pour cause de suspicion légitime formulée par le groupe Wane partie à l'instance devant l'APC, troisièmement, pour prononcer ce renvoi, le premier président de la cour d'appel de Paris s'est notamment référé au code de procédure civile de la Polynésie française dont les articles 199 et suivants prévoient une procédure de récusation.
35. Elles ajoutent, à titre surabondant, d'une part, que l'APC et l'ADLC sont deux autorités administratives indépendantes aux champs de compétences matériels identiques, notamment en matière de lutte contre les pratiques anticoncurrentielles et sont donc des juridictions de même nature au sens de l'article 347 du code de procédure civile, d'autre part, que rien n'empêchait l'ADLC, à l'instar de la cour d'appel de Paris, de faire application du droit de la concurrence polynésien qui est en tout point identique au droit métropolitain. Elles considèrent que les décisions de sanction de pratiques mises en oeuvre dans les départements et régions d'Outre- Mer confirment que l'ADLC dispose de la capacité d'appréhender et de sanctionner des pratiques mises en oeuvre sur des territoires insulaires éloignés.
36. Elles en déduisent que la décision métropolitaine attaquée ne peut qu'être annulée.
37. À titre plus subsidiaire, dans l'hypothèse où la Cour viendrait à considérer que l'ADLC pouvait décliner sa compétence, elles estiment qu'il conviendrait de réformer cette décision, dès lors qu'elle est en violation avec les principes de bonne administration de la justice et de la prohibition des dénis de justice : l'ADLC ayant décliné sa compétence et clôturé le dossier, alors même qu'aucun débat au fond n'est intervenu, et sans désigner la juridiction qu'elle considérait comme compétente pour juger le fond de l'affaire. Elles demandent ainsi à la Cour de désigner la juridiction compétente pour statuer au fond dans l'affaire n°16/0009F.
38. Elles ajoutent que la réformation de la décision attaquée s'impose en tout état de cause, quel que soit le fondement sur lequel se serait appuyée l'ADLC pour décliner sa compétence, dès lors que l'article L 462-8 du code de commerce ne l'autorisait pas à clôturer le dossier.
39. L'ADLC, qui reprend l'argumentation de la décision attaquée, conclut au rejet du recours. Elle ajoute, à supposer que les dispositions du deuxième alinéa de l'article 347 du code de procédure civile lui soient applicables, que celles-ci n'ont pas été méconnues en l'espèce.
40. Elle estime en effet qu'elle n'a pas refusé de connaître du dossier qui lui a été transmis et ne l'a pas, de sa propre initiative, renvoyé à une autre autorité sans procéder à son examen préalable, qu'elle a statué au terme d'une procédure contradictoire, après examen des arguments soulevés par les parties et des questions de droit qu'elle doit, en toutes circonstances, examiner d'office.
41. Enfin, elle considère que les dispositions de l'article 81 du code de procédure civile invoqué ne sont pas applicables à son égard dès lors qu'elle statue dans les conditions prévues aux articles L.464-1 et suivants du code de commerce. Elle ajoute, qu'en tout état de cause, la décision attaquée a exposé que l'APC et la cour d 'appel de Paris ont, seules, la compétence exclusive d'appliquer le droit polynésien de la concurrence (§ 33), de sorte qu'il ne peut lui être fait grief de ne pas avoir désigné l'autorité, selon elle, compétente pour se prononcer au fond sur les pratiques litigieuses.
42. Elle maintient donc que, compte tenu des dispositions et principes de valeur constitutionnelle rappelés dans la décision attaquée, l'ADLC était tenue, en application de l'article L 462-8 du code de commerce, de décliner sa compétence pour connaître des faits en litige, commis sur le territoire de la Polynésie française et que seule l'APC, statuant au besoin dans une formation différente de celle ayant rendu la décision n° 2019-PAC-01, est compétente pour apprécier ces faits et, le cas échéant, les sanctionner.
43. Le ministre chargé de l'économie partage l'analyse de l'ADLC en ce que cette dernière n'est pas habilitée par le législateur à appliquer le droit de la concurrence polynésien. Il fait valoir qu'en vertu d'un partage de compétence prévu par la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004, qui a valeur supra législative, seule l'APC est investie de cette mission, de même que la cour d'appel de Paris, lorsqu'elle est saisie d'un recours contre les décisions de l'APC. Il observe que l'ADLC ne peut davantage examiner les griefs sous les qualifications des droits métropolitain ou européen de la concurrence qui ne s'appliquent pas en Polynésie. Il ajoute que les pratiques dénoncées, à les supposer établies, auraient produit leurs effets sur le seul territoire polynésien, hors champ de compétence territoriale de l'ADLC, de sorte qu'elle ne pouvait que constater son défaut de compétence d'attribution et a ainsi légitimement statué dans cette affaire sur la base des dispositions du premier alinéa de l'article L.462-8 précité. Il estime également, qu'au regard de ce texte, l'ADLC pouvait déclarer sa saisine irrecevable et n'était pas tenue de désigner la juridiction qu'elle estimait compétente pour examiner l'affaire au fond.
44. En revanche, il considère que ce texte ne lui permettait pas de clôturer le dossier. Or, en clôturant le dossier n° 20/0091 F, il relève que l'ADLC a clôturé, sans débat au fond, la totalité du dossier n° 16/0009F qui lui avait été transmis et qui comporte notamment la saisine de l'APC par les requérantes et tous les actes d'instruction relatifs à cette saisine. Il en déduit que l'ADLC est allée au-delà de ce que lui permettent les dispositions de l'article L.462-8 du code de commerce.
45. Les sociétés du groupe Wane font valoir que la Polynésie française bénéficie d'un régime dérogatoire en matière de concurrence, avec des règles de concurrence propres et une autorité administrative indépendante seule en charge de les appliquer. Elles en déduisent que l'ADLC, dépourvue du pouvoir juridictionnel d'appliquer le droit de la concurrence polynésien, n'avait pas d'autre choix que de décliner sa compétence comme elle l'a fait par application de l'article L.462-8 du code de commerce, ce qui entraînait la clôture du dossier. Elles estiment que si l'ADLC a été saisie de la présente affaire par un mode de saisine exceptionnel, elle ne pouvait pas pour autant se départir des dispositions du Livre IV du code de commerce qui lui sont applicables et délimitent sa compétence d'attribution. Or, elles observent qu'il lui était demandé de traiter la plainte déposée par l'UIPF et les sociétés Brapac, Sodispo, Kim Fa et Morgan Vernex et enregistrée sous le numéro 16/0009F, relative à des faits qui n'entraient pas dans le champ de sa compétence. Elles rappellent que la compétence de l'APC pour appliquer le droit polynésien de la concurrence aux pratiques s'étant déroulées sur le territoire polynésien est prévue par des dispositions constitutionnelles organiques, ainsi que par le principe de spécialité législative, de sorte que l'article 347 du code de procédure civile, qui a une simple valeur réglementaire, ne saurait imposer à l'ADLC d'appliquer le droit polynésien et de se substituer à l'APC.
46. Elles relèvent, au surplus, que l'ADLC n'a pas refusé de connaître de l'affaire qui lui a été transmise et a rendu une décision au terme d'une procédure contradictoire, ayant donné lieu à une séance devant le collège de l'Autorité. Elles en déduisent que la simple évocation du principe de bonne administration de la justice ou encore du déni de justice ne peut suffire à outrepasser un champ de compétence clairement défini. Elles observent, en outre, que l'Autorité n'a pas le pouvoir de renvoyer l'examen d'une affaire à la juridiction qu'elle estime compétente, mais a néanmoins indiqué la juridiction qu'elle estime compétente au point 33 de la décision en indiquant « En premier lieu, l'Autorité ne peut appliquer le droit polynésien, que l'APC et la cour d'appel de Paris ont, seules, la compétence exclusive d'appliquer », nonobstant le fait que l'article 81, alinéa 2, du code de procédure civile n'est pas applicable à la procédure devant l'ADLC et que l'article L.462-8 du code de commerce ne précise pas qu'elle doit le faire lorsqu'elle s'estime incompétente.
4. Le ministère public indique que par deux arrêts récents du 30 septembre 2021, la Cour de cassation a jugé s'agissant précisément de l'ADLC et après avoir rappelé qu'elle est une autorité administrative indépendante « (...) que les articles 341 et suivants du code de procédure civile instituant, devant les juridictions judiciaires statuant en matière civile, une procédure de récusation ou de renvoi pour cause de suspicion légitime, ne s'appliquent pas à l'Autorité de la concurrence » (Civ.2, 30 septembre 2021 n° 20 18.302 et n° 20 18.672, points 19 et 17). Il en déduit que si l'exigence d`impartialité s'impose à l'ADLC, les techniques mises en oeuvre pour la garantir ne sont pas les mêmes que celles des juridictions civiles et qu'en particulier l'article 347 du code de procédure civile invoqué par les requérantes et la jurisprudence qui s'y rapporte sont inapplicables à l'ADLC. Il estime que cette dernière était en conséquence légitime à vérifier sa compétence, nonobstant sa désignation par l'ordonnance du 29 juillet 2020, ne pouvant s'affranchir des règles fixant sa compétence et encadrant ses missions, de sorte que le moyen tiré de la violation de l'article 347 du code de procédure civile doit être rejeté. Il considère que l'ADLC a valablement décliné sa compétence en application des dispositions législatives et constitutionnelles définissant sa compétence et de l'autonomie procédurale de la Polynésie française.
48. Il soutient par ailleurs que la Cour de cassation ayant jugé que l'article 347 du code de procédure civile n'estpas applicable à l'ADLC et cette dernière ayant valablement constaté son incompétence, elle était fondée à décliner sa compétence sur le fondement de 1'alinéa 1 de l'article L.462-8 de ce code, qui l'y autorise, sans prévoir d'autre obligation que de déclarer, par décision motivée, la saisine irrecevable.
49. En revanche, il constate qu'il ressort des mentions de la décision attaquée, que le dossier clôturé par l`article unique de celle-ci, est celui ouvert sur saisine de l'APC, de sorte qu'en clôturant le dossier n° 20/0091F, l'ADLC a clôturé, sans débat au fond, la totalité du dossier n° 16/0009F qui lui avait été transmis et qui comporte notamment la saisine de l'APC et tous les actes d'instruction relatifs à cette saisine dont la validité n'a pas été remise en cause par l`arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation du 4 juin 2020. Il en déduit que, ce faisant, l'ADLC est allée au-delà de ce que lui permettent les dispositions de l'article L.462-8, alinéa 1 du code de commerce. L'ADLC ne pouvant prononcer la clôture du dossier n° 16/0009F ouvert devant l'APC, il invite la Cour à réformer la décision sur ce point.
50. Sur ce, la Cour,
51. Sur la procédure n° 20/0091F, il convient de rappeler, comme l'a fait à juste titre la décision attaquée, que les règles d'ordre public qui fixent les limites de la compétence d'attribution des autorités de concurrence ne permettent pas de considérer comme substituable entre elles, l'ADLC, instituée par l'État et habilitée à intervenir en métropole et au sein de l'Union européenne pour veiller au respect du droit de la concurrence national et européen, et l'APC, instituée par la Polynésie française et spécialement habilitée par l'assemblée de la Polynésie française pour instruire des pratiques localisées sur ce territoire et, le cas échéant, infliger à leurs auteurs des sanctions de nature répressive. Comme l'a justement relevé l'ADLC dans la décision métropolitaine attaquée, en application du statut d'autonomie de la Polynésie française, régi par l'article 74 de la Constitution et la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française, une seule autorité de concurrence, l'APC, « veille au respect des dispositions des livres I à III dans les conditions prévues aux titres II à IV du livre VI » du code de la concurrence qui y est seul applicable, conformément aux dispositions de l'article LP.200-7 du code de la concurrence intitulé « Attributions de l'Autorité polynésienne de la concurrence », issu de la
« loi du pays » n° 2015-2 du 23 février 2015 relative à la concurrence.
52. Ces règles d'ordre public, de valeur supra législative, faisant échec à l'exécution de l'ordonnance du 29 juillet 2020 rendue sur le fondement de dispositions réglementaires, dès lors que l'ADLC est dépourvue du pouvoir d'appliquer le droit de la concurrence polynésien sur lequel se fonde la procédure transmise, c'est en vain qu'est invoqué le moyen tiré de la violation de l'article 347 du code de procédure civile.
53. L'ADLC était en conséquence fondée à déclarer sa saisine irrecevable en application de l'article L 462-8 du code de commerce, dès lors que ce texte ne réserve pas son application à la saisine directe par plainte et ne distingue pas selon la nature de la saisine en cause.
54. En revanche, ces dispositions ne lui permettaient pas de clôturer la procédure n° 20/0091F, anciennement enregistrée sous le n° 16/0009F, transmise après que l'APC en a été dessaisie par ordonnance du 29 juillet 2020, qui comportait notamment une saisine et des actes d'instruction dont la validité n'a pas été remise en cause par l'arrêt de la Cour de cassation du 4 juin 2020.
55. La décision métropolitaine attaquée doit en conséquence être annulée, en ce qu'elle clôture une procédure qui n'a donné lieu à aucune décision permettant de vider la saisine enregistrée auprès de l'APC.
II. SUR LE POUVOIR D'ÉVOCATION DE LA COUR
56. Les sociétés plaignantes demandent à la Cour, dans l'hypothèse où l'ADLC ne serait pas compétente pour traiter leur plainte, de faire usage de son droit d'évocation pour statuer au fond (étant juridiction de contrôle tant de l'ADLC que de l'APC) et de condamner le groupe Wane. À cet égard, elles relèvent que l'article 568 du code de procédure civile, qui figure dans le titre XVI du livre I du code procédure civile, demeure applicable, au regard de l'article R.464-10 du code de commerce, en l'absence de dérogation expresse prévue par le code de commerce, et que les conditions en sont réunies. Elles invoquent le contexte procédural (procédure ayant déjà duré 5 ans, revirement de la Cour de cassation par un arrêt du 30 septembre 2021, pourvois n° 20-19.672 et autres), l'intérêt d'une bonne justice d'apporter au litige une solution définitive et le fait que la Cour dispose de l'intégralité du dossier d'instruction. Elles ajoutent que le principe de double degré de juridiction n'est pas de nature à faire obstacle à l'évocation d'une affaire. Sur ce point, elles observent que les parties à la procédure ont été mises en mesure de faire valoir leurs arguments, contradictoirement débattus, dans le cadre du débat devant l'APC en répondant à la notification des griefs et au rapport des services d'instruction, devant la cour d'appel de Paris dans le cadre du recours formé par le groupe Wane contre la décision n° 2019-PAC-01, ainsi que dans le cadre du présent recours contre la décision métropolitaine attaquée (le groupe Wane ayant bénéficié d'un délai de plus de 6 mois pour faire valoir ses observations). Elles estiment par ailleurs que seule l'évocation par la cour d'appel permettrait de donner une solution définitive à cette affaire dans un délai raisonnable.
57. Elles ajoutent qu'un renvoi devant l'APC ne serait pas de nature à éviter tout risque de suspicion légitime dans la mesure où, lors de la procédure devant l'APC, le déport d'un membre du collège avait été prononcé pour des raisons objectives (son activité de consultant pour le compte d'un fournisseur de boissons (Brasserie de Tahiti), qui par la suite a racheté un des fournisseurs saisissants) lequel est encore membre permanent du collège.
58. Le ministre chargé de l'économie soutient qu'en l'absence de disposition procédurale spéciale du code de commerce s'y opposant, la Cour peut statuer au fond sur la base de ses pouvoirs d'évocation (les actes d'instruction, les griefs et le rapport antérieurs à la requête du 1er février 2019 subsistant) et qu'il serait de bonne justice qu'elle en fasse usage, afin de trouver une solution définitive a cette instance. Il ajoute que le recours risquant d'affecter les droits et obligations des sociétés du groupe Wane auxquelles la décision d'irrecevabilité de l'ADLC n' avait pas été notifiée, ces sociétés ont été mises en causes d'office dans la procédure par une ordonnance de la Cour du 16 février 2021, de sorte que l'affaire peut être examinée au fond.
59. Les sociétés du groupe Wane estiment que la Cour n'est pas fondée à faire usage de son pouvoir d'évocation, que ce soit sur le fondement de l'article 568 du code de procédure civile ou sur celui de l'article 88 dudit code, dès lors que les conditions d'application de ces articles ne sont pas remplies :
S’agissant de l'évocation sur le fondement de l'article 568 du code de procédure, elles observent qu'elle nécessite une annulation ou réformation de la décision attaquée, ce qui n'a pas lieu d'être, et, en tout état de cause, qu'il ne serait pas de bonne justice d'évoquer l'affaire compte tenu du caractère fortement lacunaire de l'instruction menée ;
S’agissant de l'évocation sur le fondement de l'article 88 du code de procédure, elle souligne que la procédure dont la Cour est saisie ne constitue pas une procédure d'appel d'un jugement statuant uniquement sur la compétence au sens des articles 83 à 91 du code de procédure civile et qu'en tout de cause la condition de bonne administration de la justice fait également défaut.
60. Elles ajoutent que le fait qu'elles aient été contraintes pour assurer leur défense de multiplier les initiatives procédurales avant d'avoir gain de cause (longueur de la procédure) ne peut pas être invoqué pour considérer l'évocation comme de bonne justice pour réduire les délais, situation de nature à leur causer un préjudice supplémentaire en leur faisant perdre aujourd'hui un degré de juridiction.
61. Le ministère public est d'avis que la Cour dispose en l'espèce d'un pouvoir d'évocation et souligne que si l'arrêt du 4 juin 2020 de la Cour de cassation a eu pour conséquence l'annulation de la décision de l'APC du 22 août 2019, et de remettre les parties en l'état à la date de leur requête de demande de renvoi pour suspicion légitime du 1er février 2019, ainsi que l'a constaté la cour d'appel de Paris dans son arrêt du 21 janvier 2021, les actes d'instruction antérieurs à cette requête subsistent par le seul effet de ces décisions (griefs notifiés le 15 juin 2018 et rapport notifié le 19 décembre 2018). Il estime également qu'en raison de la date de leur dépôt, les observations en réponse au rapport des services d'instruction de l'APC du groupe Wane déposées le 1er février 2019 et des fournisseurs saisissants déposées le 4 février 2019 (dont certains seulement sont requérants au présent recours), dès lors qu'elles sont concomitantes et postérieures à la requête, doivent être annulées par l'effet de la cassation précitée. Il estime qu'il serait de bonne justice que la Cour fasse usage de ses pouvoirs d'évocation, les sociétés du groupe Wane ayant été mises en cause d`office dans la procédure.
Sur ce, la Cour,
62. Dans le contexte procédural précité, et quoique la cause de suspicion ait disparu à la date à laquelle la Cour statue, par suite du renouvellement du président, de plusieurs membres du collège de l'APC et des services d'instruction, la Cour juge nécessaire de faire application de l'article 568 du code de procédure civile, dont les conditions sont réunies. En effet, la décision déférée a été annulée, celle-ci mettait fin à l'instance et il est de bonne justice d'examiner la plainte déposée le 28 avril 2016 auprès de l'APC et de statuer sur le bienfondé des griefs notifiés dans la procédure n° 16/0009F, sous réserve de la régularité de la procédure suivie devant l'APC,
contestée, qui sera examinée dans les développements qui suivent.
63. La Cour ajoute que la suppression du double degré de juridiction, qui n'a pas de valeur constitutionnelle (Conseil constitutionnel, décision 2013-338/339 QPC du 13 septembre 2013, considérant 8), n'est pas de nature à y faire obstacle.
64. Les sociétés mises en cause, les parties plaignantes, l'APC et le commissaire du gouvernement auprès de l'APC ayant été mis en mesure de faire connaître leur analyse sur les questions de procédure et de fond relatives à la procédure n° 16/0009F, rien ne s'oppose à l'évocation du dossier par la Cour.
III. SUR LA RÉGULARITÉ DE LA PROCÉDURE N° 16/0009F
65. Les parties plaignantes relèvent qu'en application de l'article 347 du code de procédure civile tous les actes antérieurs à l'ordonnance du premier président de la cour d'appel de Paris du 29 juillet 2020 restent valables et que la cassation de l'ordonnance du premier président de la cour d'appel de Paris du 1er mars 2019 n'a pas entraîné la nullité des actes de procédure postérieurs au 1er février 2019. Elles soutiennent que la procédure en suspicion légitime intentée par le groupe Wane se fondait exclusivement sur le défaut d'impartialité du président de l'APC et que les actes d'instruction pris par le rapporteur de l'APC, dont l'impartialité n'a pas été contestée, ne sauraient être considérés comme étant, au sens de l'article 625 du code de procédure civile, la suite, l'application ou l'exécution ou en lien de dépendance avec l'ordonnance cassée qui avait jugé irrecevable la requête en suspicion légitime du groupe Wane.
66. En réplique aux sociétés du groupe Wane, elles font valoir que l'instruction devant l'APC s'est déroulée de manière régulière, sans qu'aucune immixtion de l'ancien président de l'APC ne soit caractérisée (l'attestation reprochée à ce président étant rédigée en termes généraux et non circonstanciée, comme les déclarations effectuées en 2016 dans le cadre d'un entretien avec un journal d'information générale), aucun défaut d'impartialité des services d'instruction établi, ni aucune atteinte aux droits de la défense démontrée.
67. Le ministre chargé de l'économie rappelle, s'agissant du territoire de la Polynésie française, collectivité d'Outre mer, dont le statut d'autonomie est régi par les dispositions de la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004, que les autorités de l'État ne sont compétentes que dans les seules matières définies à l'article 14 de la loi organique, qui n'incluent pas la concurrence. Il indique, en conséquence, ne pas être en mesure de faire d'observations sur l'examen au fond.
68. Les sociétés du groupe Wane soulèvent la nullité de la procédure d'instruction et invoquent quatre moyens.
69. Le premier moyen est tiré de ce que l'intégralité de la procédure, en ce compris les nouveaux actes d'instruction effectués par le service d'instruction de l'APC postérieurement à l'établissement du rapport et au dépôt des observations en réponse au rapport des mises en cause, est nulle en raison de l'immixtion de l'ancien président de l'APC dans l'instruction du dossier (violation du principe de séparation entre les fonctions d'instruction et de décision et méconnaissance du principe d'impartialité subjective). Elles s'appuient sur les termes de l'attestation établie par ce dernier le 15 octobre 2018, soit deux mois avant la notification du rapport, dont elles déduisent que le président était en discussion sur le dossier avec le directeur du pôle distribution du groupe Wane et qu'il entretenait également des contacts avec le service d'instruction, le conduisant à émettre un jugement sur le caractère robuste de l'instruction menée contre le groupe Wane. Elles soulignent que le directeur en cause avait également été auditionné par les services d'instruction le 10 août 2016. Elles précisent que cette situation n'est pas unique et a déjà été constatée dans une autre affaire ayant donné lieu à une décision de non lieu à poursuivre la procédure en application de l'article LP.641-6 du code de la concurrence (décision n° 2019-PAC- 02 du 26 novembre 2019) compte tenu, notamment « de l'inobservation de la séparation des fonctions d'instruction et de décision ». Elles renvoient à cette décision (notamment § 46) qui fait état d'un courriel du 24 mai 2018, par lequel le président de l'APC mentionne le souhait du collège de faire le point sur d'autres dossiers dont la prévision d'arrivée à échéance le concerne et observent que le collège s'est réuni à cet effet le 31 mai 2018, soit deux semaines seulement avant la finalisation de la notification de griefs datée du 15 juin 2018.
70. Elles soulignent que l'immixtion de ce président dans l'instruction de la présente affaire apparaît d'autant plus grave que son défaut d'impartialité à l'égard des sociétés du groupe Wane est établi par son intervention en tant que témoin à charge dans le litige prud'homal opposant le groupe Wane à son ancien directeur du pôle distribution.
71. Elles en déduisent, au regard de la nullité de la procédure d'instruction, une impossibilité pour la Cour d'évoquer le dossier au fond. Subsidiairement, elles soutiennent que si certains actes d'instruction seulement devaient être annulés par la Cour, cette dernière devrait renvoyer l'affaire à l'APC afin qu'elle procède à un complément d'instruction.
72. Le deuxième moyen repose sur le fait que de nouveaux actes d'instruction ont été effectués par le service d'instruction après le dépôt du rapport et des observations en réponse audit rapport, conduisant à la transmission de 70 pièces nouvelles le 26 avril 2019, demandées les 11 et 13 février 2019 et recueillies par le rapporteur auprès de distributeurs tiers, [V] [B] et Super [H], d'une part, et Société de négoce de Polynésie, d'autre part, concernant les conditions de réfrigération des boissons dans les magasins concernés. Elles considèrent que le rapport qui soumet au collège de l'APC une analyse des faits et de l'ensemble des griefs notifiés n'était donc pas accompagné de l'intégralité des pièces sur lesquelles le service d'instruction entendait se fonder. Elles en déduisent que le rapport notifié est donc irrégulier et la procédure d'instruction doit être annulée.
73. Le troisième moyen reproche une instruction lacunaire, menée essentiellement à charge, en violation des droits de la défense et du droit à un procès équitable, compte tenu :
du refus d'ordonner la production de documents essentiels à la défense des sociétés mises en cause : en l'espèce, les accords portant sur le service de réfrigération des boissons conclus avec les distributeurs et factures correspondantes, ainsi que les comptes sociaux des parties saisissantes ;
du traitement asymétrique des saisissantes et des mises en cause et des choix systématiquement à charge opérés par le service d'instruction ;
de la mise en difficulté systématique des mises en cause, les privant de la possibilité de se défendre utilement compte tenu de délais extrêmement contraints qui leur ont été imposés, et du défaut répété de communication d'éléments produits par les mises en cause, le commissaire du gouvernement et un membre du collège de l'APC, qui auraient pourtant dû être soumis au contradictoire, telle la demande de déport adressée au président de l'APC le 1er juillet 2019 afin qu'il ne siège pas lors de la séance du 16 juillet.
74. Par le quatrième moyen, elles soutiennent que la procédure d'instruction est également nul compte tenu du défaut de commissionnement des rapporteurs chargés de l'instruction à la date à laquelle ils ont été désignés, en contrariété avec les dispositions de l'article LP.610-6 du code de la concurrence polynésien et de l'article 809, II, du code de procédure pénale. Elles estiment que l'article LP.610-6 précité n'opère aucune distinction selon que les pouvoirs à mettre en oeuvre sont dits « simples » (recherche d'infraction) ou « renforcés » (constat matériel d'infraction) et considèrent que ce texte n'indique pas que l'assermentation prévue dans les conditions de l'article 809, II du code de procédure pénale serait uniquement requise pour l'exercice de pouvoirs qualifiés de « renforcés
».
75. Elles considèrent que, dès lors que les rapporteurs n'étaient ni commissionnés ni assermentés au moment où ils ont été désignés les 2 mai et 2 août 2016 pour être en charge de la présente affaire, la procédure est viciée.
76. Subsidiairement, elles font valoir que si la Cour devait considérer que le « commissionnement » n'était pas exigé dans le cadre des investigations qui ont été menées dans la présente procédure, elle ne pourrait que constater que les rapporteurs désignés dans la présente affaire n'étaient pas assermentés, en violation de l'article LP. 610-6 du code de la concurrence. À cet égard elles indiquent que les arrêtés du 8 novembre 2016 portant commissionnement des rapporteurs en charge de la présente procédure démontrent que l'assermentation de ces derniers n'a eu lieu qu'après leur commissionnement, ces arrêtés prévoyant que « les intéressés prêteront le serment prescrit par la loi ».
77. En tout état de cause, elles demandent à la Cour de constater que l'intégralité de la procédure postérieure au 1er février 2019, en ce compris les nouveaux actes d'instruction effectués après dépôt du rapport et des observations en réponse des mises en cause, est nulle en application de l'article 625 du code de procédure civile et de l'arrêt de cassation rendu le 4 juin 2020 (pourvoi n° 19-13.775), et de faire application du même principe que celui qu'elle a retenu dans son arrêt du 21 janvier 2021. Elles en déduisent que la Cour ne dispose pas de l'intégralité du dossier de l'instruction de l'APC pour statuer au fond et qu'ainsi, si par extraordinaire elle devait juger que l'annulation de tout ou partie de la procédure d'instruction de l'APC ne donne pas lieu à la mise hors de cause définitive des sociétés du groupe Wane, elle ne pourrait que constater l'insuffisance de l'instruction effectuée par les rapporteurs de l'APC et, par conséquent, renvoyer l'affaire à l'instruction de l'APC pour que des actes complémentaires soient effectués.
78. Le commissaire du gouvernement auprès de l'APC considère que la procédure n° 16/0009F enregistrée auprès de l'APC est entachée, depuis son origine, de graves manquements déontologiques du président de l'APC, qui ont conduit le collège de l'APC à demander, à l'unanimité et conformément aux dispositions de l'article LP.610-4 du code de la concurrence, la démission d'office de celui-ci. Il précise que le Président de la Polynésie française, par arrêté n° 0524/PR du 31 juillet 2020, a donné une suite favorable à cette requête à compter du 3 août 2020 à minuit.
79. Le ministère public rappelle que les rapporteurs étaient libres de retenir les éléments qui leurs paraissaient les plus pertinents pour définir les marchés de l'approvisionnement des commerces organisés sous enseignes. Par ailleurs il relève que la partie mise en cause, lorsqu'elle se prévaut de délais insuffisants, est tenue de démontrer en quoi ces derniers ne lui auraient pas permis de réunir d'éléments au soutien de sa défense. Il en déduit qu'aucune irrégularité de la procédure d'instruction n'est établie concernant les délais dont le groupe Wane a disposé pour répondre aux actes d'accusation et aux différentes demandes d'informations.
80. Sur le principe de séparation de l'instruction et de jugement et l'exigence d'indépendance de l'instruction, il estime, au regard des éléments du dossier (notamment le contenu de l'attestation du 15 octobre 2018 et les observations du commissaire du gouvernement du 3 février 2020 (point 39) déposées dans le cadre du recours dirigé contre la décision n° 2019-PAC-01) que ces principes paraissent manifestement avoir été méconnus, de sorte qu'il existe a minima un doute sérieux sur la régularité de l'instruction menée, justifiant d'accueillir le moyen tiré de l'irrégularité de la procédure d'instruction et de prononcer la nullité de l'instruction ou d'une partie au moins de celle-ci, à tout le moins, des griefs notifiés le 15 juin 2018.
81. Il indique verser aux débats des éléments établissant que depuis la décision de renvoi pour cause de suspicion légitime du 29 juillet 2020, la composition de L'APC a été profondément renouvelée à la suite du remplacement effectif du président de l'APC (le 15 juillet 2021), d’un nouveau rapporteur général (le 15 juillet 2020), ainsi qu'un nouveau membre du collège et deux nouveaux membres suppléants.
82. Il considère que dans le cadre d'un renvoi à l'instruction, les 70 pièces transmises le 26 avril 2019 pourront être versées au dossier et permettre le respect du principe de la contradiction dans le cadre d`un complément nécessaire à l'instruction. Il ajoute que les arguments relatifs au défaut de commissionnement et d'assermentation sont inopérants dans la mesure où, dans le cas où la Cour constaterait la nullité d'une partie de l'instruction, et à tout le moins de la notification des griefs, de nouveaux rapporteurs prendront en charge le dossier.
Sur ce, la Cour,
83. Par l'effet de la cassation totale de l'ordonnance du 1er mars 2019 prononcée par arrêt du 4 juin 2020 (pourvoi n° 19-13/775), qui a replacé les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cette ordonnance, la procédure comporte des notifications de griefs, un rapport, les observations des parties et du commissaire du gouvernement auprès de l'APC en réponse à ces deux actes d'instruction, ainsi que 74 annexes comprenant de nombreuses auditions et les pièces transmises aux services d'instruction.
84. Conformément à l'article LP.630-2 du code de la concurrence « L'instruction est menée en toute indépendance par le service d'instruction sous la direction du rapporteur général ». De même, l'article A.610-2-4 du même code rappelle que « (...) le rapporteur général et les agents du service d'instruction (...) prennent l'engagement solennel d'exercer leurs fonctions en pleine indépendance, en toute impartialité et en conscience (...) notamment pendant
l'instruction ».
85. L'article 6 §1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, applicable aux autorités administratives indépendantes (CEDH, 27 septembre 2011, n° 43509/08, Menarini Diagnostics SRL / Italie, §38 à 45 ; CEDH, 27 février 1992, n° 11598/85, société Stenuit / France, §51 à 67), garantit, plus globalement, le droit à un procès équitable en disposant que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial ».
86. C'est à l'aune de ces principes que doit être appréciée la régularité de la procédure d'instruction en cause.
87. Concernant la régularité du rapport et des notifications de griefs, il convient d'examiner le contexte dans lequel ces actes sont intervenus, invoqué par les sociétés du groupe Wane au soutien de leur demande d'annulation.
88. Le 15 octobre 2018, soit après les notifications de griefs du 15 juin 2018 et deux mois avant le dépôt durapport intervenu le 19 décembre 2018, le président de l'APC, alors en fonction, a établi une attestation remise dans un litige prud'homal opposant le groupe Wane à l'un de ses anciens salariés, rédigée en ces termes :
« Les relations que j'ai entretenues avec Monsieur [T] ont été limitées au cadre strictement professionnel. Elles avaient pour cadre l'application du droit de la concurrence en Polynésie française.
À plusieurs reprises, nous avons eu, Monsieur [T] et moi-même de longs entretiens permettant d'explorer de manière approfondie les questions intéressant le groupe Wane qu'il me soumettait.
Lors de nos échanges, ce dernier a fait preuve d'un grand professionnalisme en ce qu'il a toujours su, fort d'une bonne connaissance du droit de la concurrence et des procédures y afférents, défendre avec précision, force et intelligence les intérêts du groupe privé qu'il représentait. Ses positions, bien argumentées à l'appui de la défense du groupe Wane ont obligé l'Autorité à étayer de manière robuste ses positions résultant de ses investigations et de ses analyses, ou bien, dans le cas de consultations préalables, de démontrer la justesse de ses analyses. (...) » (soulignement ajouté par la Cour).
89. Si ce document ne vise pas explicitement la procédure n° 16/0009F, il y est clairement mentionné les positions, bien argumentées, présentées « à l'appui de la défense du groupe Wane » et les contraintes qu'elles ont généré pour l'Autorité pour « étayer de manière robuste ses positions résultant de ses investigations et de ses analyses », à une date à laquelle le groupe avait déjà été destinataire de notifications de griefs. Une telle référence à « la défense du groupe Wane » fait ainsi manifestement écho à la position du groupe mis en cause dans le cadre d'une procédure de nature répressive, plus qu'à d'éventuels dossiers antérieurs relatifs à des surfaces commerciales.
90. Ces termes, qui traduisent une connaissance fine par le président de l'APC du contenu d'un dossier mettant en cause le groupe Wane et une immixtion du président de l'APC à une date à laquelle l'instruction de deux griefs était en cours et alors qu'aucun rapport n'avait encore été notifié par les services d'instruction, sont de nature à créer un doute raisonnable concernant le respect du principe de séparation entre les organes chargés d'instruire et ceux chargés de juger l'affaire au sein de l'APC et partant sur l'indépendance des services d'instruction dans la conduite de leurs investigations et analyses.
91. Cette analyse est confortée par les éléments relevés dans la décision de l'APC, autrement composée, invoquée par les sociétés du groupe Wane, examinant la régularité d'une procédure contemporaine de l'instruction en cause.
92. Dans cette décision° 2019-PAC-02 du 26 novembre 2019 relative à des pratiques mises en oeuvre dans le secteur de la surveillance et du gardiennage (pièce des sociétés du groupe Wane n° 25), il est fait état des éléments suivants :
« 42. Compte tenu des éléments figurant au dossier, le collège ne peut que constater que le principe de séparation des fonctions d'instruction et de décision a été violé, dans la mesure où cette instruction n'a pas été menée sous la seule autorité du rapporteur général.
43. En effet, les pièces du dossier laissent apparaître une subordination du rapporteur général au collège, le rapporteur général demandant clairement à ce dernier des instructions sur l'issue de l'affaire en cause et, selon ses propres termes, sur la suite à donner à ce dossier ».
« 46. Suite à cette demande, le président de l'Autorité a alors interféré de manière active dans l'instruction en procédant à une demande d'audition du premier rapporteur ayant envisagé de conclure au non-lieu. Dans un message électronique daté du jeudi 24 mai 2018, à 15h09, le président de l'Autorité écrit au rapporteur général adjoint alors en charge du dossier : '['] Le collège de l'Autorité réuni ce matin en séance administrative a décidé de t'auditionner sur la gestion du dossier 16/0026 F Sté Haumani Sécurité, le jeudi 31 mai 2018 à 8h30 dans la salle des séances'. Alors qu'il a refusé cette convocation 'en vertu de la séparation entre instruction et jugement', le président de l'Autorité lui répond dans un message électronique du jeudi 24 mai 2018 à 16h27 : '(...) La séparation entre instruction et jugement et le fait que tu travailles sous l'autorité du rapporteur général, n'est pas opposable à la volonté du collège de t'auditionner sur la gestion de ce dossier. Une telle réunion a d'ailleurs eu lieu puisque tu cites toi-même dans ton mail du 16/02/18 des extraits du relevé de décisions de la réunion à laquelle tu as participé. Ce qui ne posait pas de problème à cette date. Le collège à qui des informations avaient été données sur la gestion de ce dossier et que se trouve aujourd'hui avec une proposition différente réitère donc sa demande d'audition sur la conduite du dossier 16/0026F Sté Haumani Sécurité. Il souhaite en outre faire le point sur d'autres dossiers dont la prévision d'arrivée à échéance le concerne' ». (Soulignement ajouté par la Cour).
91. Si les termes de ce message mettent en cause de manière explicite l'instruction menée au printemps 2018dans un autre dossier (16/0026F), force est de constater que la position de principe énoncée par le président de l'APC de l'époque est contemporaine de l'affaire en cause (« La séparation entre instruction et jugement et le fait que tu travailles sous l'autorité du rapporteur général, n'est pas opposable à la volonté du collège de t'auditionner sur la gestion de ce dossier ») et révèle qu'au printemps 2018 un membre du collège s'immisçait dans les instructions en cours (« Le collège à qui des informations avaient été données sur la gestion de ce dossier et que se trouve aujourd'hui avec une proposition différente réitère donc sa demande d'audition sur la conduite du dossier »), ce que confirme également la phrase indiquant vouloir « faire le point sur d'autres dossiers » qui concerne le collège venant à échéance.
92. Compte tenu des termes de l'attestation précitée et du fait que les notifications de griefs sont intervenues le 15 juin 2018, soit 3 semaines seulement après le message électronique du 24 mai précité, ces éléments sont de nature à créer un doute raisonnable concernant l'indépendance des services d'instruction dans le choix de procéder à ces notifications de griefs.
93. Il convient en conséquence, eu égard à l'atteinte portée aux droits des sociétés du groupe Wane de voir leur affaire instruite et jugée conformément aux exigences du procès équitable garanti par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et aux principes repris par le code de la concurrence applicable en Polynésie française, d'annuler le rapport du service d'instruction en date du 19 décembre 2018 et les notifications de griefs adressées le 15 juin 2018 aux sociétés du groupe Wane.
94. Aucun élément ne permet en revanche de considérer que la cause d'annulation précitée a affecté la saisine en date du 28 avril 2016, les auditions et les communications de pièces recueillies au cours de la procédure, le vice de procédure précité étant circonscrit aux actes de poursuite précités.
95. Concernant la régularité des mesures d'instruction réalisées au cours des premiers mois de l'instruction par les rapporteurs non encore commissionnés et assermentés, il doit être rappelé qu'aux termes de l'article 30-1 de la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française (dite « LOPF »)
« La Polynésie française peut, pour l'exercice de ses compétences, créer des autorités administratives indépendantes, pourvues ou non de la personnalité morale, aux fins d'exercer des missions de régulation dans le secteur économique.
L'acte prévu à l'article 140 dénommé " loi du pays " créant une autorité administrative indépendante en définit les garanties d'indépendance, d'expertise et de continuité.
Il peut lui attribuer, par dérogation aux dispositions des articles 64, 67, 89 à 92 et 95, un pouvoir réglementaire ainsi que les pouvoirs d'investigation, de contrôle, de recommandation, de règlement des différends et de sanction, strictement nécessaires à l'accomplissement de ses missions ».
96. À cette fin, l'article LP.610-6 du code de la concurrence prévoit que « L'Autorité polynésienne de la concurrence dispose d'un service d'instruction, composé d'agents, titulaires ou non titulaires, affectés pour une durée de quatre ans renouvelable une fois auprès de l'Autorité et assermentés dans les conditions prévues à l'article 809-II du code de procédure pénale ».
97. Cet article 809, II, inséré dans le chapitre III intitulé « de la police judiciaire », précise que « Les agents assermentés des territoires et, en Nouvelle-Calédonie, des provinces, peuvent constater par procès-verbal des infractions aux réglementations édictées par les territoires ou, en Nouvelle-Calédonie, les provinces, lorsqu'ils appartiennent à une administration chargée de contrôler la mise en oeuvre de ces réglementations. Ces agents sont commissionnés par l'autorité administrative compétente après qu'ils ont été agréés par le procureur de la République. Ils prêtent serment devant le tribunal de première instance ». (soulignement ajouté par la Cour)
98. Contrairement à ce que soutiennent les sociétés du groupe Wayne, il ressort de la lettre même du texte que le commissionnement et l'assermentation visés à l'article 809 précité sont requis lorsque les rapporteurs procèdent au constat d'une infraction, non lorsqu'ils se bornent à en rechercher l'existence par des actes d'enquête dits simples (audition, recueil d'éléments versés au dossier...).
99. La note verte n° 392483 du 26 janvier 2017 établie par le Conseil d'État (Section de l'intérieur), citée par les sociétés du groupe Wane (note de bas de page 226 du mémoire récapitulatif) relative à l'organisation des investigations des agents de l'APC confirme également la distinction à opérer entre deux types de pouvoirs d'enquête : ceux soumis à l'autorisation du juge judiciaire (qui relèvent de pouvoirs d'enquête usuellement dits
« renforcés ») et ceux qui ne le sont pas (correspondant aux pouvoirs dits « simples »), les premiers relevant de la participation aux compétences de l'État (constat d'infraction) tandis que les seconds (recherche d'infractions) relèvent de la Polynésie française et ne nécessitent donc aucune assermentation ni commissionnement.
100. C'est donc à tort que les sociétés du groupe Wane invoquent la nullité de la procédure d'instruction au motif que les rapporteurs ont débuté leurs investigations sans avoir fait l'objet d'aucun commissionnement ni d'aucune assermentation (les arrêtés du président de la Polynésie française les ayant commissionnés étant respectivement intervenus les 14 septembre et 31 octobre 2016 selon les éléments de la procédure) dès lors qu'aucun pouvoir renforcé n'a été mis en oeuvre et qu'ayant été spécialement désignés par des décisions du rapporteur général intervenues les 2 mai et 2 août 2016, ils étaient habilités à réaliser les actes d'enquête simple qui figurent au dossier.
101. Concernant la régularité des mesures d'instruction réalisées par les rapporteurs après le dépôt du rapport, la Cour observe que le service d'instruction a sollicité, les 11 et 13 février 2019, de nouvelles pièces relatives aux conditions de réfrigération des boissons pratiquées par des distributeurs tiers, lesquelles ont été ensuite transmises aux sociétés du groupe Wane, le 26 avril 2019 (correspondant à 70 pièces). Cette communication a ainsi satisfait leur demande, réitérée, d'investigation complémentaire, comme l'indiquent les observations complémentaires de ces sociétés relatives à ces nouvelles pièces (observations du 31 mai 2019, §40: « Or, depuis le 22 août 2018, les sociétés mises en cause demandent la communication de ces pièces essentielles au débat ») et leur mémoire récapitulatif (§ 163 : « les sociétés du groupe Wane [ont ] sollicité de telles mesures complémentaires » ).
102. Ces sociétés ont, à juste titre, mis en exergue cette communication tardive, qui affecte la régularité de la procédure en ce que le rapport notifié le 19 décembre 2018 n'était pas accompagné de l'intégralité des pièces et analyses afférentes permettant au collège de se prononcer sur le bien fondé des griefs notifiés. La décision n° 2019-PAC-01 du 22 août 2019 ayant toutefois été annulée, par voie de conséquence, et la Cour retenant dans le présent arrêt la nullité du rapport, rien ne s'oppose à ce que ces pièces, qui ne révèlent aucune cause de nullité intrinsèque et qui ont donné lieu à des observations spécifiques, soient maintenues au dossier. D'autant plus qu'elles ont été reconnues comme essentielles à l'exercice des droits de la défense par les sociétés du groupe Wane, dès lors que « ces éléments sont en effet indispensables pour effectuer une comparaison pertinente entre la rémunération perçue par les mises en cause en contrepartie du service de réfrigération et celle perçue par des distributeurs concurrents (...) » (mémoire récapitulatif §170).
103. La Cour relève, au surplus, que les actes d'instruction précités, réalisés par le rapporteur de l'APC avant l'ordonnance du 1er mars 2019 qui a été cassée en toutes ses dispositions et satisfaisant des demandes d'investigations complémentaires formulées par les sociétés du groupe Wane avant leur requête du 1er février 2019 mettant en cause l'impartialité du président de l'APC, ne sauraient être considérés comme étant la suite, l'application ou l'exécution, ni davantage en lien de dépendance avec cette ordonnance, justifiant leur annulation par voie de conséquence, en application de l'article 625 du code de procédure civile, comme le sollicitent ces sociétés.
104. Il se déduit de l'ensemble de ces développements que l'annulation partielle de la procédure (notifications de griefs et rapport), qui n'affecte ni l'acte du 28 avril 2016 par lequel les sociétés plaignantes ont saisi l'APC de faits constituant, selon elles, « une pratique anticoncurrentielle au sens de l'article LP.200-2 du code de la concurrence pratiqués par la Société d'Achat et Gestion (SAGES), es qualité de mandataire des sociétés du groupe de distribution CARREFOURCHAMPION-EASYMARKET », ni les éléments versés à la procédure, rend nécessaire le renvoi de celle-ci devant l'APC aux fins de reprise de l'instruction, la cour d'appel ne disposant ni des pouvoirs, ni des moyens de procéder à l'instruction d'une saisine de l'APC dans les conditions prévues par le code de la concurrence applicable en Polynésie française.
105. Les annulations précitées et la reprise des investigations rendent par ailleurs sans objet les critiques mettant en cause le caractère lacunaire ou à charge de l'instruction menée.
106. La Cour constate qu'à la suite de l'arrêté du Président de la Polynésie française de démission d'office du 31 juillet 2020 et après l'intérim confié au membre du collège le plus ancien (Compte rendu du Conseil des ministres de la Polynésie française du lundi 3 août 2020), l'APC est dotée d'une nouvelle présidence depuis le 15 juillet 2021 (compte rendu du Conseil des ministres de la Polynésie française du mercredi 14 avril 2021), d'une nouvelle rapporteure générale depuis le 15 juillet 2020, de même que d'un nouveau membre du collège (rapport annuel 2020 de l'APC pages 9 à ll) et deux nouveaux membres suppléants (communiqué de l'APC du 27 mars 2022). La composition de l'APC ayant été substantiellement renouvelée, rien ne s'oppose au renvoi de l'affaire à l'instruction de l'APC, autrement composée.
107. Dans le contexte procédural en cause, l'équité ne commande pas de faire application de l'article 700 du code de procédure civile. Chaque partie conservera la charge de ses propres dépens.
PAR CES MOTIFS
ANNULE la décision n° 20-D-18 de l'Autorité de la concurrence du 18 novembre 2020, mais seulement en cequ'elle a clôturé, en application de l'artic1e L.462-8 du code de commerce, la procédure n° 20/0091F, anciennement désignée sous le n° 16/0009F, transmise par l'Autorité polynésienne de la concurrence qui en avait été dessaisie par une ordonnance du 29 juillet 2020 (RG n° 20/08122) ;
Statuant à nouveau et évoquant l'affaire conformément à l'article 568 du code de procédure civile ;
ANNULE, pour violation du droit à un procès équitable :
les notifications de griefs intervenues le 15 juin 2018 et ;
le rapport du service d'instruction en date du 19 décembre 2018 ;
REJETTE la demande d'annulation tirée de l'absence de commissionnement et d'assermentation des rapporteurs à la date à laquelle ils ont débuté leurs investigations ;
REJETTE les autres demandes d'annulation relatives à cette procédure d'instruction ;
En cet état,
ORDONNE le renvoi de l'affaire à l'instruction, devant l'Autorité polynésienne de la concurrence, autrement composée ;
DIT n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile ;
DIT que chaque partie conservera la charge de ses propres dépens.