CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 11 mai 2022, n° 20/07499
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
LAV (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dallery
Conseillers :
Mme Depelley, Mme Lignières
Avocats :
Me Bitton Cohen, Me Bourgeois, Me Brugnier Crespy
FAITS ET PROCEDURE
M. X exerce, depuis 1er janvier 1999, la profession de prothésiste dentaire, sous forme d'entreprise individuelle, pour laquelle il est immatriculé au registre du commerce.
La société LAV, dont le gérant est M. Y, a pour activité la fabrication de matériel médico-chirurgical et dentaire.
M. X déclare avoir fourni, de façon régulière et continue, depuis le 24 septembre 2010, des prothèses dentaires d'abord à la société Prestige, dont la gérante était Mme Y, épouse de M. Y, puis à la société LAV. Il reproche à cette dernière d'avoir mis fin à leurs relations commerciales en mai 2017.
Estimant que cette rupture a été brutale pour absence de préavis, et après plusieurs tentatives amiables infructueuses, M. X a, par acte du 22 juin 2018, assigné la société LAV devant le tribunal de commerce de Paris afin d'obtenir sa condamnation à lui verser des dommages-intérêts sur le fondement des dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce.
Par jugement du 12 Mai 2020, le tribunal de commerce de Paris, a :
Condamné la Société LAV SARL à payer à Monsieur X, la somme de 4.228,62 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait d'une rupture brutale des relations commerciales établies par application de l'article L. 442-6 I, 5° du Code de Commerce ;
Condamné la Société LAV SARL à payer Monsieur X la somme de 2.500 euros au titre de l'article 700 du Code de Procédure Civile ;
Ordonné l'exécution provisoire du présent jugement ;
Condamné la Société LAV SARL aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe liquidé à la somme de 74,50 euros dont 12,20 euros de TVA.
Par déclaration reçue au greffe le 17 juin 2020, la société LAV a interjeté appel de ce jugement.
Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées le 21 septembre 2021, la société LAV demande à la Cour :
Vu l'article L. 442-6 I 5° du Code de Commerce,
Vu l'article R. 4127-215 du Code de la santé publique,
Vu l'article 700 du Code de procédure civile ;
A titre principal,
Infirmer le jugement du 12 mai 2020 du tribunal de commerce de Paris :
Statuant à nouveau :
Juger, que les conditions d'application de l'article L. 442-6 I 5° du Code de Commerce ne sont pas réunies ;
En conséquence,
Juger qu'il n'y pas lieu à dommages et intérêts pour réparation du préjudice subi du fait d'une rupture brutale des relations commerciales.
A titre subsidiaire,
Confirmer que la durée du préavis indemnisable ne saurait excéder trois mois ;
Juger qu'une indemnité pour absence de préavis doit être calculée sur la marge qui aurait dû être effectivement perçue pendant la durée du préavis ;
Juger que le taux de marge applicable à Monsieur D. s'élève à hauteur de 29,39 % de son chiffre d’affaires ;
Juger par conséquent qu'une telle indemnité doit être limitée à hauteur de 2547, 52 euros ;
En toute hypothèse,
Condamner Monsieur D. à payer la somme de 2500 euros au titre des frais irrépétible ;
Ordonner l'exécution provisoire du jugement à intervenir ;
Condamner Monsieur D. en tous les dépens ;
Aux termes de ses dernières conclusions de M. X, déposées et notifiées le 27 décembre 2021, demande à la Cour de :
Vu l'article L. 442-6 I 5° du code de commerce,
Vu les pièces versées aux débats,
Confirmer la décision de première instance en ce qu'elle a jugé que les conditions de l'article L. 442-6 I 5° du Code de Commerce étaient réunies ;
Constater que la société LAV SARL a poursuivi la relation contractuelle initiée par la société Prestige ;
En conséquence, infirmer la décision de première instance en ce qu'elle a fixé la durée du préavis raisonnable à trois mois et la fixer à douze (12) mois ;
Infirmer la décision de première instance en ce qu'elle a arrêté le chiffre d’affaires moyen des trois derniers exercices à la somme de 26.022,33 € et le fixer à la somme de 29.092 € ;
Confirmer la décision de première instance en ce qu'elle a jugé que le taux de marge sur coûts variables était de 65 % ;
Infirmer la décision de première instance en ce qu'elle a fixé l'indemnisation du préjudice à la somme de 4.228,62 € et condamner la société L.A.V. SARL à payer à Monsieur X la somme de 18.909,80 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait d'une rupture brutale des relations commerciales établies par application de l'article L. 442-6 I 5° du Code de Commerce.
Condamner la société L.A.V. SARL à payer à Monsieur X la somme de 3.000 euros au titre des frais irrépétibles (Article 700 Code de Procédure Civile) ;
Condamner la société L.A.V. SARL aux entiers dépens.
La cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.
SUR CE, LA COUR :
Sur la rupture des relations :
La société L.A.V. soutient que les conditions d'application de l'article L. 442-6-I 5° du code de commerce ne sont pas réunies ; elle expose en ce sens :
- Que par arrêt du 31 mars 2021 pourvoi n° 19-16.139 publié, la chambre commerciale de la Cour de cassation a dit que ce texte n'avait pas vocation à s'appliquer dès lors qu'il n'existe pas de relations commerciales entre un chirurgien-dentiste et son fournisseur de matériel dentaire.
- Que la société L.A.V., fournisseur de matériel dentaire pour des chirurgiens-dentistes, est également soumise aux dispositions de l'article R. 4127-215 du code de la santé publique dans ses relations avec ses clients chirurgiens-dentistes.
- Qu'elle est privée d'indemnisation en cas de rupture brutale par les chirurgiens-dentistes mais devrait verser une indemnisation à ses propres sous-traitants, ce qui reviendrait à faire peser sur le fournisseur de matériel, outre la perte de chiffre d'affaires non indemnisée, la charge supplémentaire d'une indemnisation à payer à ses propres fournisseurs.
Mais M. X réplique à juste raison que la société L.A.V. n'exerce pas l'activité de chirurgien-dentiste, mais celle de laboratoire de prothèses dentaires qui n'est pas régie par les dispositions de l'article R. 4127-215 du code de la santé publique ; leurs relations sont donc des relations commerciales soumises à l'article L. 442-6-1 5° du code de commerce.
M. X fait valoir que les relations commerciales sont établies depuis le 24 septembre 2010, date à laquelle il avait noué des relations avec la société Prestige, et qu'elles ont duré 7 ans.
La société L.A.V. conteste ce fait et reprenant les motifs du jugement, elle allègue :
- Qu'une relation commerciale établie ne peut s'inférer que d'une relation directe entre les parties.
- Que les relations entre les parties n'ont été encadrées par aucun contrat.
- Que la société L.A.V. n'a aucun lien juridique ou financier avec la société Prestige.
- Qu'il résulte des pièces produites et des débats que la société L.A.V. n'a aucunement manifesté son intention de reprendre la relation que la société Prestige entretenait avec M. X.
- Que la relation commerciale nouée avec elle constitue une relation nouvelle sans lien avec celle entretenue avec la société Prestige.
La société L.A.V. en déduit que sa relation avec M. X n'a pu naître au plus tôt que le 30 juillet 2013, date de sa création et qu'elle n'a duré que trois ans.
Mais il ressort des factures et pièces versées aux débats :
- Que la société Prestige, ayant pour objet la sous-traitance de prothèses dentaires, a été constituée le 18 novembre 2009 par Mme Y, seule associée et gérante, épouse de M. Y.
- Qu'à partir de septembre 2010, M. X a fourni des prothèses dentaires (chape Zircone et Bridge Zircone), de façon régulière et continue, à la société Prestige.
- Que le 4 novembre 2013 Mme Y a cédé 250 des 500 parts qu'elle détenait dans la société Prestige le 4 novembre 2013 et qu'il a été procédé à la nomination d'un nouveau gérant.
- Qu'entre temps, la société L.A.V. avait été constituée le 25 juin 2013 entre M. Z et M. Y, ce dernier étant désigné en qualité de gérant, avec pour activité celle de laboratoire de prothèses dentaires.
- Que la société L.A.V. a continué à commander à M. X les mêmes produits.
- Qu'il n'est pas contesté que la tarification est restée la même ainsi que le rythme des commandes et de facturation mensuelle.
- Qu'il n'est pas non plus contesté que M. X a gardé les mêmes interlocuteurs pour les commandes, dont M. Y.
Il résulte de l'ensemble de ces éléments que, dans les faits, la société L.A.V. a poursuivi la même relation commerciale que celle initialement nouée par M. X avec la société Prestige.
La société L.A.V. ayant cessé de passer des commandes à compter du mois de mai 2017, les relations ont donc duré six ans et huit mois.
Pour prétendre que la rupture des relations était dépourvue de toute brutalité, la société L.A.V. fait d'abord valoir que cette rupture est imputable à M. X ; elle invoque :
- La baisse constante du chiffre d'affaires de M. X depuis 2013 qui est passé de 106.318 € pour l'exercice clos le 30 juin 2013 à 69.130 € pour l'exercice clos au 30 juin 2017.
- Le fait que M. X traitait les commandes avec légèreté, donnant la priorité à l'organisation de ses nombreuses et onéreuses vacances.
- Le fait que depuis avril 2018 il exerce en qualité d'agent commercial, ce qui montre qu'il ne souhaitait plus s'impliquer dans sa profession de fournisseur de matériel dentaire et qu'il avait réorganisé sa carrière professionnelle.
Mais, d'une part aucune preuve n'est rapportée d'une négligence de M. X dans l'exécution de ses obligations envers la société L.A.V., d'autre part la diminution de son chiffre d'affaires ne dispensait pas sa cocontractante de respecter un préavis suffisant avant de rompre leurs relations.
La société L.A.V. se prévaut ensuite de la conjoncture économique ; elle fait valoir :
- Qu'elle a subi un déficit de 81.832 € en 2016.
- Que M. F., gérant de la société Prestige, atteste qu'il a acheté sa propre machine avec les conseils de M. X, que par conséquent il a cessé de s'adresser à lui et que c'était le seul moyen de diminuer les coûts, d'être plus compétitif et de faire face à la concurrence asiatique.
- Qu'elle-même ne pouvait être contrainte de maintenir ses commandes auprès de M. X eu égard à sa propre baisse d'activité.
Mais M. X réplique justement :
- Que le chiffre d'affaires de la société L.A.V est passé de 1.717.635 € au 31 décembre 2016 à 1.837.428 € au 31 décembre 2017.
- Qu'en outre l'année 2017 correspond à celle de la création de la société Le Lab, immatriculée le 1er juillet 2017, qui a la même activité que la société L.A.V. et qui s'ajoute aux autres sociétés de M. Y : la société L.A.V et la société Laboratoire Y.
La société L.A.V. est dès lors mal fondée à invoquer une conjoncture économique défavorable qui l'aurait contrainte à rompre sans aucun préavis écrit la relation entretenue avec M. X.
Sur le préjudice résultant de la brutalité de la rupture :
Selon M. X, un préavis de 12 mois aurait dû lui être accordé ; faisant état d'un chiffre d'affaires annuel moyen de 29.092 € réalisé pendant les trois derniers exercices du 30 juin 2014 au 30 juin 2017 et d'un taux de marge sur coûts variables de 65 %, il demande la somme de 18.909,80 €.
Sur la base d'un préavis de trois mois, d'un chiffre d'affaires annuel de 34.675 € pour l'exercice 2016/2017, soit 2.889 € par mois, et d'un taux de marge de 29,39 %, la société L.A.V. entend voir limiter l'indemnisation à la somme de 2.547,52 €.
M. X n'a réalisé en moyenne que 30 % de son chiffre d'affaires avec la société L.A.V. au cours des trois derniers exercices juin 2014 /juin 2017 ; même si leurs relations étaient anciennes, un préavis de 4 mois était suffisant pour lui permettre de réorganiser son activité.
Le chiffre d'affaires annuel moyen réalisé par M. X avec la société L.A.V. au cours des trois derniers exercices s'est élevé à 29.092 €, soit 2.424,33 € par mois.
La société L.A.V. conteste le taux de marge sur coûts variables de 65 % retenu par le tribunal au regard des éléments comptables et du secteur d'activité de fabrication de prothèses dentaires ; mais les calculs auxquels elle a procédé pour réduire ce taux à 29,39 % ne sont pas probants puisqu'elle retient l'ensemble des charges d'exploitation et se fonde sur un taux de rentabilité nette d'exploitation.
Sur la base du taux de 65 %, le préjudice sera fixé à 2.424,33 € x 4 x 65 % = 6.303,25 €
Sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile :
Le jugement sera confirmé en ce qu'il a condamné la société L.A.V. aux dépens de première instance et à payer à M. X la somme de 2500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
La société L.A.V. qui succombe doit supporter les dépens d'appel.
En application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile en appel, la société L.A.V. sera déboutée de sa demande et condamnée à payer la somme de 3.000 € à M. X.
PAR CES MOTIFS
Confirme le jugement sauf sur le montant de la condamnation à des dommages-intérêts en réparation de la rupture brutale de la relation commerciale établie.
Statuant à nouveau de ce chef et Y ajoutant,
Condamne la société L.A.V. SARL à payer à M. X la somme de 6.303,25 euros en réparation du préjudice résultant de la rupture brutale de la relation commerciale établie.
Condamne la société L.A.V. SARL aux dépens d'appel.
Condamne la société L.A.V. SARL à payer à M. X la somme de 3.000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile.
Déboute les parties de toutes leurs autres demandes.