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Décisions

Cass. com., 16 février 2022, n° 19-20.562

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Darbois

Rapporteur :

M. Mollard

Avocat général :

M. Debacq

Avocats :

SCP Hémery, Thomas-Raquin et Le Guerer, SCP Sevaux et Mathonnet

Paris, du 7 mai 2019

7 mai 2019

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 7 mai 2019), rendu sur renvoi après cassation (chambre commerciale, financière et économique, 15 mars 2017, pourvoi n° 15-19.513, 15-50.038), MM. [L] [G] [E], [V] [G] [E], [K] [G] [E] (les consorts [G]) et la société [Adresse 7] ont assigné le groupement foncier des Domaines de Saint-Julien Médoc (le GFA) et la société [Adresse 5] (la société du Château), respectivement, pour atteinte à leur nom de famille et contrefaçon de la marque « Baron [G] » n° 3 100 980, déposée le 14 mai 2001 pour désigner divers produits et services en classes 31, 32, 33 et 40, et notamment, en classe 33, les « boissons alcooliques (à l'exception des bières), appellations Armagnac, Bas-Armagnac, Cognac, Brandy, Floc de Gascogne ; vins ; autres préparations alcoolisées ; fruits dans de l'alcool ».

2. Le GFA et la société du Château ont formé reconventionnellement une demande en contrefaçon de la marque française « [Adresse 5] » n° 1 233 641, enregistrée le 19 avril 1983, afin de désigner, en classe 33, les « vins et eaux de vie d'appellation d'origine contrôlée provenant de l'exploitation [Adresse 5] », ainsi qu'une demande d'annulation de la marque « Baron [G] » à raison de son caractère déceptif.

3. Un premier arrêt, rendu le 4 juillet 2012, a été cassé (chambre commerciale, financière et économique, 13 novembre 2013, pourvoi n° 12-26.530) en tant qu'il déclarait irrecevable la demande du GFA et de la société du Château en contrefaçon de la marque « [Adresse 5] » et les déboutait de leur demande d'annulation de la marque « Baron [G] ». Un deuxième arrêt, rendu le 6 février 2015 sur renvoi après cassation, a été à son tour cassé, par l'arrêt de la chambre commerciale du 15 mars 2017, en tant qu'il rejetait les demandes du GFA et de la société du Château en contrefaçon de la marque « [Adresse 5] » et d'annulation de la marque « Baron [G] ».

4. Devant la seconde cour d'appel de renvoi, le GFA et la société du Château ont présenté, pour la première fois, une demande de déchéance des droits de la société [Adresse 7] sur la marque « Baron [G] » à l'égard de tous les produits et services pour lesquels cette marque a été enregistrée, à l'exclusion du produit « armagnac ».

Examen des moyens

Sur les deuxième et troisième moyens, ci-après annexés

5. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le premier moyen, en tant qu'il concerne la déchéance de la marque « Baron [G] » pour les produits et services en classes 31, 32 et 40

Enoncé du moyen

6. Le GFA et la société du Château font grief à l'arrêt de déclarer irrecevables les demandes en déchéance pour non-exploitation de la marque « Baron [G] » dans les classes 31, 32 et 40, alors :

« 1°) que les demandes reconventionnelles sont recevables en appel à la seule condition de se rattacher au litige originaire par un lien suffisant ; qu'en l'espèce, le litige ayant été introduit par la SCI [Adresse 7], qui avait formé une demande initiale en contrefaçon de sa marque "Baron [G]" à l'encontre des exposants, la demande de ces derniers tendant à la déchéance des droits de cette société sur la marque "Baron [G]" constituait une demande reconventionnelle ; qu'en déclarant cette demande irrecevable, sans rechercher si elle ne se rattachait pas par un lien suffisant aux demandes originaires de la SCI [Adresse 7] en contrefaçon de la même marque "Baron [G]", la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 564 et 567 du code de procédure civile ;

2°) que des prétentions ne sont pas nouvelles dès lors qu'elles tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge même si leur fondement juridique est différent ; qu'en déclarant irrecevable la demande des exposants en déchéance des droits de la SCI [Adresse 7] sur la marque "Baron [G]", quand une telle demande tendait aux mêmes fins que la demande en nullité de cette marque formée en première instance, à savoir la remise en cause des droits de cette société sur cette marque, la cour d'appel a violé l'article 565 du code de procédure civile ;

3°) que les parties peuvent ajouter aux prétentions soumises au premier juge que les demandes qui en sont l'accessoire, la conséquence ou le complément ; qu'en déclarant irrecevable la demande des exposants en déchéance des droits de la SCI [Adresse 7] sur la marque "Baron [G]", sans rechercher si cette demande ne constituait pas l'accessoire, la conséquence ou le complément de la demande de nullité de cette marque formée en première instance, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 564 et 566 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

7. Il résulte des dispositions de l'article L. 714-5, alinéa 3, du code de la propriété intellectuelle, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2019-1169 du 13 novembre 2019, que la déchéance des droits sur une marque peut être demandée en justice par toute personne intéressée.

8. La marque « [Adresse 5] » ne désignant que les « vins et eaux de vie d'appellation d'origine contrôlée provenant de l'exploitation [Adresse 5] », en classe 33, le GFA et la société du Château ne justifient pas, ainsi que le soutenaient subsidiairement, en appel, les consorts [G] et la société [Adresse 7], d'un intérêt à demander la déchéance des droits de cette société sur la marque « Baron [G] » pour les produits et services qu'elle désigne en classes 31, 32 et 40.

9. Par ce motif de pur droit, substitué à ceux critiqués, dans les conditions prévues par les articles 620, alinéa 1er, et 1015 du code de procédure civile, l'arrêt se trouve légalement justifié en ce qu'il déclare irrecevable la demande du GFA et de la société du Château en déchéance pour non-exploitation de la marque « Baron [G] » pour les produits et services en classes 31, 32 et 40.

Mais sur ce moyen, pris en sa deuxième branche, en tant qu'il concerne la déchéance de la marque « Baron [G] » pour les produits, autres que l'armagnac, en classe 33

Enoncé du moyen

10. Le GFA et la société du Château font grief à l'arrêt de déclarer irrecevables les demandes en déchéance pour non-exploitation de la marque « Baron [G] » pour tous les produits autres que l'armagnac dans la classe 33, alors « que des prétentions ne sont pas nouvelles dès lors qu'elles tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge même si leur fondement juridique est différent ; qu'en déclarant irrecevable la demande des exposants en déchéance des droits de la SCI [Adresse 7] sur la marque "Baron [G]", quand une telle demande tendait aux mêmes fins que la demande en nullité de cette marque formée en première instance, à savoir la remise en cause des droits de cette société sur cette marque, la cour d'appel a violé l'article 565 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

Recevabilité du moyen

11. Les consorts [G] et la société [Adresse 7] contestent la recevabilité du moyen. Il soutiennent que, dans leurs écritures devant la cour d'appel, le GFA et la société du Château n'ont pas contesté l'irrecevabilité de leur demande en déchéance pour non-exploitation de la marque « Baron [G] », de sorte qu'ils reprochent en vain à la cour d'appel d'avoir déclaré cette demande irrecevable.

12. Cependant, la circonstance que le GFA et la société du Château n'avaient pas répondu aux écritures adverses soulevant des fins de non-recevoir ne constituait pas une reconnaissance de l'irrecevabilité de leur demande.

13. Le moyen est donc recevable.

Bien-fondé du moyen

Vu l'article 565 du code de procédure civile :

14. Selon ce texte, les prétentions ne sont pas nouvelles dès lors qu'elles tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge, même si leur fondement juridique est différent.

15. Une demande de déchéance des droits sur une marque vise à faire disparaître, à l'expiration d'un délai ininterrompu de cinq ans sans usage sérieux de la marque, l'obstacle que celle-ci représente pour l'activité du demandeur. Ce résultat étant entièrement inclus dans celui poursuivi par la demande d'annulation de cette marque, la demande de déchéance tend aux mêmes fins que la demande d'annulation. Par conséquent, lorsqu'une partie a formé, en première instance, une demande d'annulation d'une marque, elle est recevable à demander, pour la première fois en appel, que soit prononcée la déchéance des droits sur cette marque.

16. Pour déclarer irrecevable la demande du GFA et de la société du Château en déchéance pour non-exploitation de la marque « Baron [G] » pour les produits, autres que l'armagnac, en classe 33, l'arrêt retient qu'elle constitue une demande nouvelle en appel.

17. En statuant ainsi, alors que le GFA et la société du Château avaient demandé, en première instance, l'annulation de cette marque, la cour d'appel a violé le texte susvisé.

Portée et conséquences de la cassation

18. Après avis donné aux parties, conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.

19. L'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la Cour de cassation statue au fond.

20. Il résulte des dispositions de l'article L. 714-5 du code de la propriété intellectuelle, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2019-1169 du 13 novembre 2019, qu'encourt la déchéance de ses droits le propriétaire de la marque qui, sans justes motifs, n'en a pas fait un usage sérieux, pour les produits et services visés dans l'enregistrement, pendant une période ininterrompue de cinq ans, la déchéance prenant effet à la date d'expiration de cette période. Toutefois, même après une période ininterrompue de cinq ans sans usage sérieux de la marque, son propriétaire n'encourt pas la déchéance de ses droits s'il commence ou reprend un usage sérieux de la marque, sauf si cet usage a été entrepris moins de trois mois avant la demande de déchéance et après que le propriétaire a eu connaissance de l'éventualité de cette demande. La preuve de l'exploitation incombe au propriétaire de la marque dont la déchéance est demandée et peut être apportée par tous moyens.

21. L'usage même minime d'une marque peut être suffisant pour être qualifié de sérieux, à condition qu'il soit considéré comme justifié, dans le secteur économique concerné, pour maintenir ou créer des parts de marché pour les produits ou services protégés par la marque.

22. Pour justifier d'un usage sérieux de la marque « Baron [G] » pour le produit « floc de Gascogne », la société [Adresse 7] a produit, en appel, des photographies d'une étiquette portant les mentions « Floc de Gascogne », « [Adresse 7] » et « Baron [G] » et d'une bouteille d'alcool revêtue de cette étiquette, ainsi que quatre factures des 7 mars 2007, 30 septembre 2010, 26 février 2013 et 14 novembre 2017, relatives à la vente de, respectivement, douze, douze, dix et trois bouteilles « Floc de Gascogne (0.75 L) Baron [G] ». Elle produit encore cinq factures des 29 mars 2002, 12 mars 2003, 15 avril 2004, 7 novembre 2005 et 18 avril 2006, relatives à la vente de, respectivement, vingt, douze, douze, seize et douze bouteilles de floc de Gascogne « Baron [G] », ainsi qu'une facture d'un imprimeur du 28 septembre 2012 relative à l'achat de mille étiquettes portant la mention « Floc de Gascogne ». La facture du 14 novembre 2017 est certes antérieure de moins de trois mois à la signification à la société [Adresse 7], le 11 décembre 2017, des écritures d'appel du GFA et de la société du Château demandant la déchéance de ses droits sur la marque « Baron [G] », mais, malgré l'ancienneté du litige entre les parties, rien ne permettait à la société [Adresse 7] d'avoir connaissance de l'éventualité d'une demande de déchéance pour les produits en classe 33 dans la mesure où le GFA et la société du Château n'avaient, au fil des ans, jamais soulevé une telle contestation dans leurs nombreuses écritures.

23. Bien que le nombre de bouteilles vendues dont il est justifié soit peu élevé, ces pièces suffisent à établir la réalité d'une production de floc de Gascogne sur le [Adresse 7] et de sa commercialisation sous la marque « Baron [G] » et, par conséquent, le caractère sérieux de l'usage qui est fait de cette marque pour ce produit.

24. La demande en déchéance des droits sur la marque « Baron [G] » sera donc rejetée en tant que celle-ci a été enregistrée, en classe 33, pour le produit « Floc de Gascogne ».

25. En revanche, la société [Adresse 7] n'ayant pas justifié d'un usage de la marque « Baron [G] » pour les produits, autres que l'armagnac et le floc de Gascogne, pour lesquels elle a été enregistrée dans cette même classe, il y a lieu de la déclarer déchue de ses droits sur cette marque à l'égard desdits produits.

26. Conformément aux articles L. 714-5 et R. 712-23 du code de la propriété intellectuelle, lorsqu'une marque ne fait l'objet d'aucun usage sérieux après son dépôt, le délai de cinq ans à l'issue duquel la déchéance des droits attachés à cette marque est encourue court à compter, non du dépôt de la marque, mais de la publication de son enregistrement au Bulletin officiel de la propriété industrielle.

27. Le GFA et la société du Château indiquant, sans être démentis, que l'enregistrement de la marque « Baron [G] » a été publié au Bulletin officiel de la propriété industrielle du 28 décembre 2001, la déchéance a pris effet le 28 décembre 2006.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déclare irrecevable la demande de la société [Adresse 5] et du groupement foncier des Domaines de Saint-Julien Médoc en déchéance pour non-exploitation de la marque « Baron [G] » pour tous produits, autres que l'armagnac, dans la classe 33, l'arrêt rendu le 7 mai 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Paris.