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Décisions

CA Rouen, 1re et 2e ch. réunies, 13 janvier 1981, n° 1747/79

ROUEN

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Paul Jacottet (Sa)

Défendeur :

Engrenages Minerva (Sa)

T. com. Paris, du 6 janv. 1975

6 janvier 1975

I - Prétentions et moyens des parties

Par jugement du 6 janvier 1975 le tribunal de commerce de Paris a dit que la Société Anonyme Paul Jacottet avait commis des actes déloyaux envers la Société Anonyme Engrenages Minerva en commandant à un concurrent de celle-ci des réducteurs de vitesse et en remettant à ce concurrent (CATEP) des plans reproduisant ceux que Minerva avaient établis pour la fabrication de réducteurs semblables lors d'une précédente commande de Jacottet, a condamné cette dernière société à payer à Minerva les dommages-intérêts de 250 000 francs et à lui restituer les plans en question, a débouté Jacottet de sa demande reconventionnelle en 30 000 francs de dommages-intérêts pour procédure abusive, l'a condamnée aux entiers dépens.

Sur appel de Jacottet la Cour d'Appel de Paris a, par arrêt du 10 novembre 1976, infirmé ce jugement et débouté les deux sociétés de leurs demandes respectives aux motifs essentiels qu'il n'était pas prouvé que Jacottet avait agi dans l'intention de nuire à Minerva et que rien dans le dossier ne permettait d'imputer à l'une ni à l'autre une faute dans l'échec des négociations tendant à la fabrication de 240 réducteurs sur le prix desquels elles étaient en désaccord.

Le 3 octobre 1978 la Cour de Cassation a cassé cet arrêt pour défaut de base légale au motif « que pour débouter la Société Minerva de son action en concurrence déloyale dirigée contre la Société Jacottet, la Cour d'Appel a retenu que ce fait n'aurait pu être fautif que dans la mesure où cette dernière aurait agi dans l'intention de nuire à la première... alors que l'action en concurrence déloyale dirigée contre la Société Jacottet, qui, par ses manoeuvres, a favorisé l'un des deux sous-traitants, qu'elle avait mis en concurrence, trouve son fondement dans les dispositions des articles 1382 et 1383 du Code Civil, dont le dernier de ces texte n'exige pas que la preuve de l'intention de nuire de l'auteur du quasi délit soit rapportée ».

Par arrêt rectificatif du 26 avril 1979 la Cour de Cassation a renvoyé la cause devant la Cour de Rouen au lieu de celle de Versailles d'abord désignée.

La Société Jacottet conclut à l'infirmation du jugement par les moyens suivants résumés selon l'ordre dans lequel ils ont été présentés.

1°) le Tribunal de Commerce a fait une mauvaise application des principes :

a)  de la concurrence déloyale, car il n'y a en l'espèce ni déloyauté ni même concurrence puisque Jacottet et Minerva ne se disputaient pas une clientèle, mais étaient respectivement entrepreneur et sous-traitant,

b)  de la loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique, car le dessin industriel d'un réducteur de modèle banal utilisant des solutions largement diffusées comme l'a souligné l'expert ne constitue pas une oeuvre de l'esprit,

c)  de la propriété industrielle car ce même emploi de solutions techniques éprouvées exclut toute originalité brevetable ou protégeable,

d)  du savoir-faire, d'ailleurs non protégé juridiquement en France hormis la propriété industrielle, car le réducteur ne comporte ni secret ni nouveauté.

2°) Jacottet n'a causé aucun préjudice à Minerva puisque le coût des travaux de recherche de celle-ci ont été, selon l'expert, amortis sur les 52 réducteurs livrés et payés et l'intimée ne peut que s'en prendre à elle-même du préjudice qu'elle s'est causé en accumulant des fournitures en vue d'une commande de 240 réducteurs, commande que la Cour de Paris a jugé n'avoir jamais été conclue (arrêt du 12 mars 1974 distinct de l'arrêt cassé).

3°) Minerva, liée à Jacottet par des rapports contractuels est irrecevable à exercer contre celle-ci une action en responsabilité délictuelle.

4°) Quand même la Cour jugerait la demande recevable, elle devait en débouter Minerva, car :

a)  elle, Société Jacottet, n'a commis aucune faute en utilisant le résultat des études de sa sous-traitante, résultat dont elle était devenue propriétaire,

b)  si même elle en était restée propriétaire, Minerva n'en aurait pu faire aucun usage puisque la commande de 240 réducteurs ne lui a pas été donnée, si bien qu'elle n'aurait subi aucun préjudice,

c)  quand même sa concurrente CATEP n'aurait pas bénéficié de ses études, elle n'en aurait pas moins été capable de réaliser, comme n'importe quelle société spécialisée, le dispositif banal conditionné par les impératifs fixés par Jacottet.

L'appelante élève à 50 000 francs sa demande en dommages-intérêts qu'elle prétend fonder non seulement comme en première instance sur la procédure abusive, mais encore sur le préjudice que Minerva lui a causé en la contraignant à recourir à un autre sous-traitant.

L'intimée conclut à la confirmation du Jugement par application de la doctrine de l'arrêt de cassation aux faits incontestables et sollicite en outre les intérêts au taux légal sur les dommages-intérêts de 250 000 francs avec effet du 10 mars 1972, date de l'assignation introductive d'instance, pour compenser l'augmentation de son préjudice résultant du fait que la somme allouée en réparation d'un dommage estimé à 250 000 francs le 6 janvier 1975 ne suffit plus à dédommager de la perte subie depuis plus de dix ans par privation des sommes qu'elle a investies dans des approvisionnements inutiles et de son manque à gagner. Elle demande en sus 20 000 francs en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

II - Motifs

A - Principe de la demande de la S.A. Engrenages Minerva

Des faits exposés avec exactitude dans le jugement dont appel il résulte que Jacottet, ayant reçu des services de l'Armement commande d'une étude en vue de la fourniture de bras propulseurs immergés destinés à équiper des vedette de l'Armée, a sous-traité avec Minerva de l'étude du réducteur de vitesse à intercaler entre le moteur et l'hélice, que le système conçu par Minerva ayant donné satisfaction, Jacottet lui a commandé une présérie de 10 réducteurs puis une série de 40, que des pourparlers se sont ouverts pour l'exécution de 240 autres réducteurs mais que les deux sociétés sont demeurées en désaccord sur le prix, qu'alors Jacottet a reproduit les plans de Minerva en y substituant son propre cartouche à celui de celle-ci et les a remis pour exécution à une autre sous-traitante, la S.A. Constructeurs Associés de Transmission et Engrenages de Précision (CATEP).

Jacottet avait chargé Minerva, entreprise industrielle et non bureau d'étude, non d'une simple étude se déterminant par la livraison des plans, mais de recherches techniques en vue de la fabrication éventuelle des réducteurs par elle-même Minerva. Contrairement à son affirmation, elle n'a donc point acquis la propriété des plans. Par ailleurs, ainsi que le tribunal l'a observé, l'acquisition par Jacottet des 50 réducteurs que Minerva lui a livrés ensuite ne lui a point transféré la propriété incorporelle de l'oeuvre de l'esprit que constituait la conception desdits réducteurs (article 29 loi du 11 mars 1957).

En s'appropriant ainsi le fruit desdites recherches, qui avaient nécessité la mise en oeuvre de certaines techniques même si les éléments combinés n'étaient ni nouveaux ni originaux, et en l'utilisant pour faire fabriquer par une autre société les réducteurs dont elle lui livrait les plans prêts à être exécutés, Jacottet a commis envers Minerva une faute délictuelle distincte des rapports contractuels existant entre eux et qui suffit à justifier le principe de la demande en réparation du dommage causé.

B - Préjudice de l'intimée

Le Tribunal, par des motifs que la Cour fait siens et qui tiennent compte en particulier de l'observation de Jacottet sur le risque pris par Minerva de constituer ses approvisionnements et d'engager des frais d'atelier en vue d'une commande incertaine, a estimé avec raison ce préjudice à 250 000 Francs.

C - Intérêts au taux légal

L'intimé demande que le point de départ de ces intérêts, fixé par le tribunal au jour de son Jugement (6 janvier 1975) soit avancé au jour de l'assignation introductive d'instance (10 mars 1972) à titre de réparation complémentaire pour compenser l'accroissement du préjudice résultant du temps écoulé depuis l'appréciation de son préjudice par les Premiers Juges.

En s'abstenant de chiffrer de façon directe et précise le préjudice complémentaire qu'elle prétend avoir subi, l'intimée ne met pas la Cour en mesure de l'estimer et de se prononcer sur la réparation complémentaire sollicitée. La Cour ne peut dès lors que confirmer la disposition du Jugement faisant courir les intérêts du jour de son prononcé.

D - Demande reconventionnelle de l'appelante en 50 000 francs de dommages-intérêts

Sa succombance prouve que la procédure introduite contre elle par Minerva n'a rien d'abusif.

Quant à la cause additionnelle de sa demande, à savoir le tort que Minerva lui aurait causé en rompant leur relations et en la contraignant à s'adresser à un autre sous-traitant, elle ne prouve ni que la rupture des relations soit imputable à faute à son adversaire, ni qu'elle en a subi aucun préjudice.

E - Application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile

Vu les circonstances de l'espèce, il ne semble pas inéquitable de laisser à la charge de l'intimée les frais non compris dans dépens qu'elle a pu exposer.

III - Dispositif

La Cour,

En la forme déclare l'appel recevable,

Au fond confirme le Jugement déféré en ce qu'il a,

1°)  condamné la Société Paul Jacottet à payer à la Société des Engrenages Minerva les dommages-intérêts de deux cent cinquante mille francs (250 000 F) avec intérêts au taux légal à compter du 6 janvier 1975,

2°)  ordonné la restitution des plans à celle-ci par celle-là,

3°)  condamné la Société Paul Jacottet aux entiers dépens de première instance,

Déboute l'intimée de sa demande en réparation complémentaire sous forme d'avancement du coût des intérêts au taux légal au 10 mars 1972.

1°)  la S.A. Paul Jacottet de sa demande reconventionnelle en cinquante mille francs (50 000 F) de dommages-intérêts,

2°)  la S.A. des Engrenages Minerva de sa demande en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,

Condamne l'appelante aux entiers dépens des instances devant les Cours d'Appel de Paris et de Rouen.