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Décisions

CJUE, 10e ch., 2 juin 2022, n° C-112/21

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

X BV

Défendeur :

Classic Coach Company vof, Y, Z

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Jarukaitis

Juges :

M. Ilešič, M. Gratsias

Avocat général :

M. Pitruzzella

Avocats :

Me van Dorsser, Me Jansen

CJUE n° C-112/21

1 juin 2022

Arrêt

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2008/95/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 octobre 2008, rapprochant les législations des États membres sur les marques (JO 2008, L 299, p. 25, et rectificatif JO 2009, L 11, p. 86).

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant X BV, entreprise de transport de personnes par autocars, à Classic Coach Company vof, également entreprise de transport de personnes par autocars (ci-après « Classic Coach »), ainsi qu’à deux personnes physiques, Y et Z, au sujet d’une prétendue violation par ceux-ci de la marque Benelux dont X est titulaire.

Le cadre juridique

Le droit international

La convention de Paris

3 L’article 1er, paragraphe 2, de la convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle, signée à Paris le 20 mars 1883, révisée en dernier lieu à Stockholm le 14 juillet 1967 et modifiée le 28 septembre 1979 (Recueil des traités des Nations unies, vol. 828, no 11851, p. 305, ci-après la « convention de Paris »), stipule :

« La protection de la propriété industrielle a pour objet les brevets d’invention, les modèles d’utilité, les dessins ou modèles industriels, les marques de fabrique ou de commerce, les marques de service, le nom commercial et les indications de provenance ou appellations d’origine, ainsi que la répression de la concurrence déloyale. »

4 L’article 8 de la convention de Paris prévoit :

« Le nom commercial sera protégé dans tous les pays de l’Union sans obligation de dépôt ou d’enregistrement, qu’il fasse ou non partie d’une marque de fabrique ou de commerce. »

L’accord ADPIC

5 L’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ci-après l’« accord ADPIC ») figure à l’annexe 1 C de l’accord instituant l’Organisation mondiale du commerce (OMC), signé à Marrakech le 15 avril 1994 et approuvé par la décision 94/800/CE du Conseil, du 22 décembre 1994, relative à la conclusion au nom de la Communauté européenne, pour ce qui concerne les matières relevant de ses compétences, des accords des négociations multilatérales du cycle de l’Uruguay (1986-1994) (JO 1994, L 336, p. 1).

6 L’article 1er de l’accord ADPIC, intitulé « Nature et portée des obligations », prévoit, à son paragraphe 2 :

« Aux fins du présent accord, l’expression “propriété intellectuelle” désigne tous les secteurs de la propriété intellectuelle qui font l’objet des sections 1 à 7 de la Partie II. »

7 L’article 2 de cet accord, intitulé « Conventions relatives à la propriété intellectuelle », énonce, à son paragraphe 1 :

« Pour ce qui est des Parties II, III et IV du présent accord, les Membres se conformeront aux articles premier à 12 et à l’article 19 de la [convention de Paris]. »

8 L’article 16 dudit accord, intitulé « Droits conférés », dispose, à son paragraphe 1 :

« Le titulaire d’une marque de fabrique ou de commerce enregistrée aura le droit exclusif d’empêcher tous les tiers agissant sans son consentement de faire usage au cours d’opérations commerciales de signes identiques ou similaires pour des produits ou des services identiques ou similaires à ceux pour lesquels la marque de fabrique ou de commerce est enregistrée dans les cas où un tel usage entraînerait un risque de confusion. En cas d’usage d’un signe identique pour des produits ou services identiques, un risque de confusion sera présumé exister. Les droits décrits ci-dessus ne porteront préjudice à aucun droit antérieur existant et n’affecteront pas la possibilité qu’ont les Membres de subordonner l’existence des droits à l’usage. »

Le droit de l’Union

9 Le considérant 5 de la directive 2008/95 précise :

« La présente directive ne devrait pas enlever aux États membres le droit de continuer à protéger les marques acquises par l’usage, mais ne devrait régir que leurs rapports avec les marques acquises par l’enregistrement. »

10 L’article 1er de cette directive, intitulé « Champ d’application », prévoit :

« La présente directive s’applique aux marques de produits ou de services individuelles, collectives, de garantie ou de certification, qui ont fait l’objet d’un enregistrement ou d’une demande d’enregistrement dans un État membre ou auprès de l’Office Benelux de la propriété intellectuelle ou qui ont fait l’objet d’un enregistrement international produisant ses effets dans un État membre. »

11 L’article 4 de ladite directive, intitulé « Motifs supplémentaires de refus ou de nullité concernant les conflits avec des droits antérieurs », indique, à son paragraphe 4 :

« Un État membre peut en outre prévoir qu’une marque est refusée à l’enregistrement ou, si elle est enregistrée, est susceptible d’être déclarée nulle lorsque et dans la mesure où :

[...]

b) des droits à une marque non enregistrée ou un autre signe utilisé dans la vie des affaires ont été acquis avant la date de dépôt de la demande de marque postérieure ou, le cas échéant, avant la date de la priorité invoquée à l’appui de la demande de marque postérieure, et que cette marque non enregistrée ou cet autre signe donne à son titulaire le droit d’interdire l’utilisation d’une marque postérieure ;

c) l’usage de la marque peut être interdit en vertu d’un droit antérieur autre que les droits mentionnés au paragraphe 2 et [sous] b) du présent paragraphe, et notamment :

i) d’un droit au nom,

ii) d’un droit à l’image,

iii) d’un droit d’auteur,

iv) d’un droit de propriété industrielle ;

[...] »

12 L’article 5 de la même directive, intitulé « Droits conférés par la marque », énonce :

« 1. La marque enregistrée confère à son titulaire un droit exclusif. Le titulaire est habilité à interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage dans la vie des affaires :

a) d’un signe identique à la marque pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels celle-ci est enregistrée ;

b) d’un signe pour lequel, en raison de son identité ou de sa similitude avec la marque et en raison de l’identité ou de la similitude des produits ou des services couverts par la marque et le signe, il existe, dans l’esprit du public, un risque de confusion qui comprend le risque d’association entre le signe et la marque.

2. Tout État membre peut également prescrire que le titulaire est habilité à interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage dans la vie des affaires d’un signe identique ou similaire à la marque pour des produits ou des services qui ne sont pas similaires à ceux pour lesquels la marque est enregistrée, lorsque celle-ci jouit d’une renommée dans l’État membre et que l’usage du signe sans juste motif tire indûment profit du caractère distinctif ou de la renommée de la marque ou leur porte préjudice.

3. Si les conditions énoncées aux paragraphes 1 et 2 sont remplies, il peut notamment être interdit :

a) d’apposer le signe sur les produits ou sur leur conditionnement ;

b) d’offrir les produits, de les mettre dans le commerce ou de les détenir à ces fins, ou d’offrir ou de fournir des services sous le signe ;

c) d’importer ou d’exporter les produits sous le signe ;

d) d’utiliser le signe dans les papiers d’affaires et la publicité.

[...]

5. Les paragraphes 1 à 4 n’affectent pas les dispositions applicables dans un État membre et relatives à la protection contre l’usage qui est fait d’un signe à des fins autres que celle de distinguer les produits ou services, lorsque l’usage de ce signe sans juste motif tire indûment profit du caractère distinctif ou de la renommée de la marque ou leur porte préjudice. »

13 L’article 6 de la directive 2008/95, intitulé « Limitation des effets de la marque », dispose :

« 1. Le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d’interdire à un tiers l’usage, dans la vie des affaires :

a) de son nom et de son adresse ;

[...]

2. Le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d’interdire à un tiers l’usage, dans la vie des affaires, d’un droit antérieur de portée locale si ce droit est reconnu par la loi de l’État membre concerné et dans la limite du territoire où il est reconnu. »

14 L’article 9 de cette directive, intitulé « Forclusion par tolérance », prévoit :

« 1. Le titulaire d’une marque antérieure [...], qui a toléré, dans un État membre, l’usage d’une marque postérieure enregistrée dans cet État membre pendant une période de cinq années consécutives en connaissance de cet usage ne peut plus demander la nullité ni s’opposer à l’usage de la marque postérieure sur la base de cette marque antérieure pour les produits ou les services pour lesquels la marque postérieure a été utilisée, à moins que le dépôt de la marque postérieure n’ait été effectué de mauvaise foi.

2. Tout État membre peut prévoir que le paragraphe 1 s’applique au titulaire [...] d’un autre droit antérieur visé à l’article 4, paragraphe 4, [sous] b) ou c).

3. Dans les cas visés au paragraphe 1 ou 2, le titulaire d’une marque enregistrée postérieure ne peut pas s’opposer à l’usage du droit antérieur bien que ce droit ne puisse plus être invoqué contre la marque postérieure. »

15 La directive 2008/95 a été abrogée et remplacée, avec effet au 15 janvier 2019, par la directive (UE) 2015/2436 du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2015, rapprochant les législations des États membres sur les marques (JO 2015, L 336, p. 1). Le contenu de l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2008/95 figure désormais, en substance, assorti de modifications seulement rédactionnelles, à l’article 14, paragraphe 3, de la directive 2015/2436. Toutefois, compte tenu de la date des faits au principal, le présent renvoi préjudiciel doit être examiné au regard de la directive 2008/95.

La convention Benelux

16 L’article 2.20 de la convention Benelux en matière de propriété intellectuelle (marques et dessins ou modèles), du 25 février 2005, signée à La Haye par le Royaume de Belgique, le Grand-Duché de Luxembourg et le Royaume des Pays-Bas et entrée en vigueur le 1er septembre 2006 (ci-après la « convention Benelux »), intitulé « Étendue de la protection », dispose, à son paragraphe 1 :

« La marque enregistrée confère à son titulaire un droit exclusif. Sans préjudice de l’application éventuelle du droit commun en matière de responsabilité civile, le droit exclusif à la marque permet au titulaire d’interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement :

[...]

b. de faire usage dans la vie des affaires, d’un signe pour lequel, en raison de son identité ou de sa similitude avec la marque et en raison de l’identité ou de la similitude des produits ou services couverts par la marque et le signe, il existe, dans l’esprit du public, un risque de confusion qui comprend le risque d’association entre le signe et la marque ;

[...]

d. de faire usage d’un signe à des fins autres que celles de distinguer les produits ou services, lorsque l’usage de ce signe sans juste motif tire indûment profit du caractère distinctif ou de la renommée de la marque ou leur porte préjudice. »

17 L’article 2.23 de la convention Benelux, intitulé « Restriction au droit exclusif », énonce, à son paragraphe 2 :

« Le droit exclusif à la marque n’implique pas le droit de s’opposer à l’usage, dans la vie des affaires, d’un signe ressemblant qui tire sa protection d’un droit antérieur de portée locale, si ce droit est reconnu en vertu des dispositions légales de l’un des pays du Benelux et dans la limite du territoire où il est reconnu. »

Le litige au principal et les questions préjudicielles

18 Durant la période allant de l’année 1968 à l’année 1977, deux frères étaient associés d’une société en nom collectif, établie à Amersfoort (Pays-Bas), exerçant une activité de transport de personnes par autocars, sous la dénomination « Reis- en Touringcarbedrijf Amersfoort’s Bloei ». Jusqu’à l’année 1971, des services de transport occasionnel de personnes par autocars étaient fournis par leur père, qui exerçait la même activité depuis l’année 1935.

19 Au cours de l’année 1975, l’un de ces frères (ci-après le « frère 1 ») a créé X, qui a fait usage, à partir de l’année 1975 ou de l’année 1978, de deux noms commerciaux, dont l’un correspondait, en partie, au nom de famille desdits frères.

20 Au cours de l’année 1977, à la suite de la sortie du frère 1 de la société créée au cours de l’année 1968, l’autre frère (ci-après le « frère 2 ») a poursuivi l’activité de celle-ci avec son épouse comme coassociée, sous la forme d’une société à responsabilité limitée, tout en gardant la même raison sociale que celle de la société créée au cours de l’année 1968.

21 Au cours de l’année 1991, pour des raisons fiscales, le frère 2 a également créé, avec son épouse, une société en nom collectif. Les deux sociétés appartenant au frère 2 et à son épouse ont coexisté et ont toutes deux utilisé, sur leurs autocars, des indications comportant une dénomination correspondant au nom du frère 2.

22 Au cours de l’année 1995, après le décès du frère 2, l’activité de celui-ci a été poursuivie par ses deux fils, Y et Z, qui ont créé, à cette fin, Classic Coach, également établie aux Pays-Bas. Depuis quelques années, les autocars de Classic Coach portent une indication, figurant à l’arrière de ceux-ci, contenant notamment le nom du frère 2, ou, plus précisément, l’initiale du prénom de celui-ci suivi de son nom de famille.

23 Par ailleurs, X est titulaire d’une marque verbale Benelux, qui a été enregistrée le 15 janvier 2008 pour, notamment, des services de la classe 39, au sens de l’arrangement de Nice concernant la classification internationale des produits et des services aux fins de l’enregistrement des marques, du 15 juin 1957, tel que révisé et modifié, y compris des services fournis par une compagnie d’autocars. Cette marque correspond au nom de famille commun aux frères 1 et 2.

24 Dans ces conditions, X a introduit un recours devant le rechtbank Den Haag (tribunal de La Haye, Pays-Bas), sollicitant, notamment, la condamnation des défendeurs au principal à cesser définitivement toute contrefaçon de sa marque verbale Benelux et de ses noms commerciaux.

25 X a fondé son recours sur le fait que, en utilisant l’indication correspondant au nom du frère 2, les défendeurs au principal avaient enfreint ses droits à la marque, au sens de l’article 2.20, paragraphe 1, sous b) et d), de la convention Benelux, et ses droits au nom commercial, au sens de l’article 5 de la Handelsnaamwet (loi sur le nom commercial).

26 Les défendeurs au principal ont contesté la prétendue contrefaçon, en invoquant, notamment, l’article 2.23, paragraphe 2, de la convention Benelux, transposant, en substance, l’article 6, paragraphe 2, de la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques (JO 1989, L 40, p. 1), qui correspond à l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2008/95. Par ailleurs, les défendeurs au principal se sont opposés à la prétendue atteinte au nom commercial en invoquant, notamment, le principe de la forclusion.

27 Par jugement du 10 mai 2017, le rechtbank Den Haag (tribunal de La Haye) a fait droit au recours de X mais, par arrêt du 12 février 2019, le Gerechtshof Den Haag (cour d’appel de La Haye, Pays-Bas) a annulé ce jugement et a rejeté le recours de celle-ci.

28 Saisi du pourvoi en cassation formé contre cet arrêt par X, le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas) indique rencontrer des doutes concernant la question de savoir quand l’existence d’un « droit antérieur », au sens de l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2008/95, peut être admise.

29 À cet égard, il serait notamment concevable que, pour admettre l’existence d’un droit antérieur, il soit nécessaire que, sur la base de ce droit, en vertu de la législation nationale applicable, l’usage que le titulaire fait de la marque puisse être interdit. En effet, il ressortirait de la genèse de cette disposition qu’un libellé, figurant dans la proposition initiale, et élargissant le champ d’application de celle-ci aux droits antérieurs de portée locale qui ne peuvent plus être invoqués contre la marque enregistrée postérieurement n’a finalement pas été adopté.

30 En outre, il serait également concevable que, pour admettre l’existence d’un droit antérieur d’un tiers, il importe de savoir si le titulaire de la marque dispose d’un droit encore plus ancien, reconnu par la législation de l’État membre concerné, sur le signe enregistré en tant que marque et si, dans l’affirmative, sur la base de ce droit encore plus ancien, l’usage du prétendu droit antérieur de ce tiers peut être interdit.

31 En l’occurrence, le Gerechtshof Den Haag (cour d’appel de La Haye) aurait jugé que X, titulaire de la marque Benelux, avait des droits au nom commercial encore plus anciens que ceux des défendeurs au principal en ce qui concerne le signe qui est enregistré comme marque. Cependant, selon cette juridiction, X aurait, du fait de la forclusion par tolérance, perdu son droit d’interdire, sur la base de ces droits antérieurs au nom commercial, l’usage par les défendeurs au principal du nom commercial correspondant au nom du frère 2. Ainsi, X se trouverait dans une situation où elle ne peut pas interdire l’usage par les défendeurs au principal de ce nom commercial sur la base de ses droits encore plus anciens au nom commercial.

32 L’appréciation du bien-fondé du pourvoi en cassation dirigé contre cette appréciation de ladite juridiction dépendrait de la portée de la notion de « droit antérieur » figurant à l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2008/95. À cet égard, le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas) précise qu’il convient de partir de la prémisse selon laquelle tous les noms commerciaux en cause au principal sont des droits reconnus aux Pays-Bas, au sens de cet article 6, paragraphe 2.

33 Dans ces conditions, le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) Pour constater l’existence du “droit antérieur” d’un tiers, au sens de l’article 6, paragraphe 2, de la directive [2008/95],

a) suffit-il que ce tiers ait fait usage dans la vie des affaires, avant l’enregistrement de la marque, d’un droit reconnu par la législation de l’État membre concerné, ou

b) est-il nécessaire que ce tiers puisse, en vertu du droit national applicable, interdire l’usage de la marque par le titulaire de la marque sur la base de ce droit antérieur ?

2) Importe-t-il encore, pour répondre à la première question, de savoir si le titulaire de la marque dispose d’un droit encore plus ancien (reconnu par la législation de l’État membre concerné) sur le signe enregistré en tant que marque et, dans l’affirmative, importe-t-il alors de savoir si le titulaire de la marque peut, sur la base de ce droit reconnu encore plus ancien, interdire l’usage par le tiers du prétendu “droit antérieur” ? »

Sur les questions préjudicielles

Sur la première question

34 Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2008/95 doit être interprété en ce sens que, aux fins de constater l’existence d’un « droit antérieur », au sens de cette disposition, il est exigé que le titulaire de ce droit puisse interdire l’usage de la marque postérieure par le titulaire de celle-ci.

35 Ainsi qu’il ressort de la décision de renvoi, le litige au principal porte sur un conflit entre plusieurs noms commerciaux identiques ou similaires, tous reconnus par la législation nationale, dont l’un a été enregistré ultérieurement, par son titulaire, en tant que marque. Cela étant, selon les indications contenues dans cette décision, du fait de la forclusion par tolérance, le titulaire de la marque enregistrée ne peut plus, en vertu du droit national applicable, s’opposer, sur la base du nom commercial plus ancien qu’il utilise lui-même, à l’usage du nom commercial identique ou similaire utilisé par un tiers.

36 Dans ce contexte, il convient de rappeler que la notion de « droit antérieur », au sens de l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2008/95, doit être interprétée à la lumière des notions équivalentes contenues dans les textes du droit international, et de telle manière qu’elle demeure compatible avec eux, en tenant compte également du contexte dans lequel de telles notions s’inscrivent et de la finalité poursuivie par les dispositions conventionnelles pertinentes en matière de propriété intellectuelle (voir, par analogie, arrêt du 2 avril 2020, Stim et SAMI, C 753/18, EU:C:2020:268, point 29 ainsi que jurisprudence citée).

37 Il ressort de la jurisprudence de la Cour que le nom commercial constitue un droit qui relève de l’expression « propriété intellectuelle », au sens de l’article 1er, paragraphe 2, de l’accord ADPIC. De plus, il découle de l’article 2, paragraphe 1, de cet accord que la protection des noms commerciaux, prescrite spécifiquement à l’article 8 de la convention de Paris, est expressément incorporée dans ledit accord. La protection des noms commerciaux s’impose donc aux membres de l’OMC en vertu de l’accord ADPIC (arrêt du 16 novembre 2004, Anheuser-Busch, C 245/02, EU:C:2004:717, point 91).

38 En outre, conformément à l’article 16, paragraphe 1, dernière phrase, de l’accord ADPIC, il doit s’agir d’un droit antérieur existant, le mot « existant » signifiant que le droit concerné doit relever du champ d’application temporel de l’accord ADPIC et être toujours protégé au moment où ce droit est invoqué par son titulaire afin de s’opposer aux prétentions du titulaire de la marque avec laquelle il est réputé entrer en conflit (voir, en ce sens, arrêt du 16 novembre 2004, Anheuser-Busch, C 245/02, EU:C:2004:717, point 94).

39 De surcroît, même si, aux termes de l’article 8 de la convention de Paris, la protection du nom commercial doit être assurée sans qu’elle puisse être subordonnée à une quelconque condition d’enregistrement, ni l’article 16, paragraphe 1, de l’accord ADPIC ni l’article 8 de la convention de Paris ne font obstacle, en principe, à ce que, en vertu du droit national, l’existence du nom commercial soit assujettie aux conditions relatives à un usage minimal ou à une connaissance minimale de celui-ci (voir, en ce sens, arrêt du 16 novembre 2004, Anheuser-Busch, C 245/02, EU:C:2004:717, points 96 et 97).

40 Pour ce qui concerne la notion d’antériorité, elle signifie que le fondement du droit concerné doit précéder dans le temps l’obtention de la marque avec laquelle il est réputé entrer en conflit. En effet, il s’agit de l’expression du principe de la primauté du titre antérieur d’exclusivité, qui représente l’un des fondements du droit des marques et, d’une façon plus générale, de tout le droit de la propriété industrielle (voir, en ce sens, arrêt du 16 novembre 2004, Anheuser-Busch, C 245/02, EU:C:2004:717, point 98).

41 Par ailleurs, aux termes de l’article 4, paragraphe 4, sous c), de la directive 2008/95, la notion de « droit antérieur » s’entend notamment d’un droit de propriété industrielle, celle-ci n’étant qu’un type de propriété intellectuelle. Or, il ressort de l’article 1er, paragraphe 2, de la convention de Paris que le nom commercial constitue un droit de propriété industrielle.

42 Dans ce contexte, si l’article 4, paragraphe 4, sous c), de la directive 2008/95 sert principalement à d’autres fins que celles visées à l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2008/95, à savoir permettre au titulaire d’un droit antérieur de s’opposer à l’enregistrement d’une marque ou de demander à ce qu’une marque enregistrée soit déclarée nulle, il n’en demeure pas moins que la notion de « droit antérieur » utilisée à ces deux dispositions doit avoir la même signification, dans la mesure où, en l’occurrence, le législateur de l’Union n’a pas exprimé une volonté différente (voir, par analogie, arrêt du 4 octobre 2011, Football Association Premier League e.a., C 403/08 et C 429/08, EU:C:2011:631, point 188).

43 Par conséquent, un nom commercial peut constituer un droit antérieur aux fins de l’application de l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2008/95.

44 S’agissant des conditions d’application de l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2008/95, il convient de rappeler, à titre liminaire, que les termes d’une disposition du droit de l’Union qui ne comporte aucun renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer son sens et sa portée doivent normalement trouver, dans toute l’Union européenne, une interprétation autonome et uniforme, indépendamment des qualifications utilisées dans les États membres, en tenant compte des termes de la disposition en cause, ainsi que de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie (voir, en ce sens, arrêt du 30 novembre 2021, LR Ģenerālprokuratūra, C 3/20, EU:C:2021:969, point 79 et jurisprudence citée).

45 À cet égard, en ce qui concerne le libellé de l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2008/95, il convient de faire observer que, outre les conditions relatives, premièrement, à l’usage d’un tel droit dans la vie des affaires, deuxièmement, à l’antériorité de ce droit, troisièmement, à la portée locale de celui-ci et, quatrièmement, à la reconnaissance dudit droit par la loi de l’État membre concerné, cette disposition ne prévoit nullement que, aux fins de pouvoir faire valoir le même droit à l’encontre du titulaire d’une marque postérieure, le tiers doit pouvoir interdire l’usage de celle-ci.

46 Cette interprétation est corroborée tant par le contexte dans lequel s’inscrit cette disposition que par l’économie générale de la directive 2008/95. En effet, aux termes de l’article 4, paragraphe 4, sous b) et c), de cette directive, un État membre peut prévoir qu’une marque est refusée à l’enregistrement ou, si elle est enregistrée, est susceptible d’être déclarée nulle, notamment, d’une part, lorsque et dans la mesure où les droits à un signe utilisé dans la vie des affaires ont été acquis avant la date de dépôt de la demande de marque postérieure ou, le cas échéant, avant la date de la priorité invoquée à l’appui de la demande de marque postérieure, et que ce signe donne à son titulaire le droit d’interdire l’utilisation d’une marque postérieure ainsi que, d’autre part, lorsque et dans la mesure où l’usage de la marque peut être interdit en vertu d’un droit antérieur, tel qu’un droit de propriété industrielle.

47 Or, à la différence des motifs de refus ou de nullité concernant les conflits avec des droits antérieurs, prévus, notamment, à l’article 4, paragraphe 4, sous b) et c), de la directive 2008/95, visant soit à empêcher l’enregistrement d’une marque, soit à obtenir l’annulation de celle-ci, l’article 6, paragraphe 2, de cette directive ne prévoit qu’une limitation des droits conférés par une marque enregistrée, tels que prévus à l’article 5 de ladite directive.

48 En outre, les « droits antérieurs », au sens de l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2008/95, doivent avoir uniquement une portée locale, ce qui signifie que, d’un point de vue géographique, ils ne peuvent porter sur un territoire aussi étendu que celui visé par une marque enregistrée, celle-ci visant, normalement, l’ensemble du territoire pour lequel elle a été enregistrée.

49 Une telle approche, selon laquelle la limitation des droits conférés par une marque enregistrée est sujette à des conditions plus souples que celles requises aux fins d’empêcher l’enregistrement d’une marque ou de la déclarer nulle, est également conforme aux objectifs poursuivis par la directive 2008/95, qui vise, d’une manière générale, à mettre en balance, d’une part, les intérêts du titulaire d’une marque à sauvegarder la fonction essentielle de celle-ci et, d’autre part, les intérêts d’autres opérateurs économiques à disposer de signes susceptibles de désigner leurs produits et services (voir, en ce sens, arrêt du 22 septembre 2011, Budějovický Budvar, C 482/09, EU:C:2011:605, point 34 et jurisprudence citée).

50 Ladite interprétation ne saurait être remise en cause par la genèse de cette disposition, même si la genèse d’un acte de l’Union peut révéler des éléments pertinents pour son interprétation (voir, en ce sens, arrêt du 13 janvier 2022, Allemagne e.a./Commission, C 177/19 P à C 179/19 P, EU:C:2022:10, point 82). En l’occurrence, il convient de relever que, lors de l’adoption de la directive 89/104, qui a été ensuite codifiée par la directive 2008/95, le texte de l’actuel article 6, paragraphe 2, de celle-ci, tel que proposé par la délégation italienne au Conseil de l’Union européenne, n’a pas été adopté intégralement. Selon la proposition de cette délégation, la limitation des effets de la marque s’appliquerait « même si ce droit [antérieur] ne peut plus être invoqué contre la marque enregistrée postérieurement ».

51 Néanmoins, il ne saurait en être inféré que le législateur de l’Union a voulu limiter le champ d’application de l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2008/95 uniquement aux droits antérieurs qui permettent à leur titulaire d’interdire l’usage de la marque postérieure. En effet, une telle condition priverait cette disposition de tout son effet utile, dans la mesure où elle assimilerait les conditions d’application de ladite disposition aux conditions d’application des motifs supplémentaires de refus ou de nullité, prévus à l’article 4, paragraphe 4, sous b) et c), de cette directive.

52 Par conséquent, aux termes de l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2008/95, afin d’être opposable au titulaire d’une marque postérieure, il suffit, en principe, que le droit antérieur de portée locale, tel qu’un nom commercial, soit reconnu par la loi de l’État membre concerné et qu’il soit utilisé dans la vie des affaires.

53 Une législation nationale en vertu de laquelle il serait exigé que le droit antérieur confère à son titulaire le droit d’interdire l’usage local d’une marque enregistrée postérieurement irait au-delà des exigences prévues à l’article 6 de la directive 2008/95, étant entendu que cette disposition ensemble avec les articles 5 et 7 cette directive procèdent à une harmonisation complète des règles relatives aux droits conférés par la marque et définissent ainsi les droits dont jouissent les titulaires de marques dans l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 22 septembre 2011, Budějovický Budvar, C 482/09, EU:C:2011:605, point 32 et jurisprudence citée).

54 Il convient de rappeler également que l’usage simultané honnête et de longue durée de deux signes identiques désignant des produits identiques ne porte pas atteinte ou n’est pas susceptible de porter atteinte à la fonction essentielle de la marque qui est de garantir aux consommateurs la provenance des produits ou des services. Cependant, en cas d’emploi, à l’avenir, de tout procédé malhonnête dans l’usage de ces signes, une telle situation pourrait, le cas échéant, être examinée à la lumière des règles en matière de concurrence déloyale (voir, par analogie, arrêt du 22 septembre 2011, Budějovický Budvar, C 482/09, EU:C:2011:605, points 82 et 83).

55 Eu égard à toutes les considérations qui précèdent, il convient de répondre à la première question que l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2008/95 doit être interprété en ce sens que, aux fins de constater l’existence d’un « droit antérieur », au sens de cette disposition, il n’est pas exigé que le titulaire de ce droit puisse interdire l’usage de la marque postérieure par le titulaire de celle-ci.

Sur la seconde question

56 Par sa seconde question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2008/95 doit être interprété en ce sens qu’un « droit antérieur », au sens de cette disposition, peut être reconnu à un tiers dans une situation où le titulaire de la marque postérieure dispose d’un droit encore plus ancien, reconnu par la loi de l’État membre concerné, sur le signe enregistré en tant que marque et, le cas échéant, si le fait que, en vertu de la loi de l’État membre concerné, le titulaire de la marque et du droit encore plus ancien ne peut plus, sur la base de ce dernier droit, interdire l’usage, par le tiers, de son droit plus récent a une incidence sur l’existence d’un « droit antérieur », au sens de ladite disposition.

57 Il convient de relever, d’emblée, que la directive 2008/95 régit, en principe, non pas les rapports entre les différents droits pouvant être qualifiés de « droits antérieurs », au sens de l’article 6, paragraphe 2, de celle-ci, mais les rapports de ceux-ci avec les marques acquises par l’enregistrement.

58 En effet, d’une part, conformément à son article 1er, la directive 2008/95 s’applique, en substance, aux marques qui ont fait l’objet d’un enregistrement ou d’une demande d’enregistrement.

59 D’autre part, l’article 4, paragraphe 4, sous b) et c), et l’article 6, paragraphe 2, de cette directive régissent les conflits de marques enregistrées ou de demandes de marque avec des droits antérieurs.

60 Cette constatation est corroborée tant par le libellé du considérant 5 de la directive 2008/95, visant les rapports des marques acquises par l’usage avec les marques acquises par l’enregistrement, que par l’article 9, paragraphe 3, de cette directive, d’où il ressort que, en ce qui concerne la forclusion par tolérance, cet article ne régit que les rapports des droits antérieurs avec les marques enregistrées postérieures.

61 Par conséquent, les rapports entre les différents droits pouvant être qualifiés de « droits antérieurs », au sens de l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2008/95, sont principalement régis par le droit interne de l’État membre concerné.

62 Dès lors, ce qui importe, aux fins de l’application de l’article 6, paragraphe 2, de ladite directive, c’est que le droit invoqué par le tiers soit reconnu par la loi de l’État membre concerné et que ce droit soit toujours protégé au moment où il est invoqué par son titulaire afin de s’opposer aux prétentions du titulaire de la marque avec laquelle il est réputé entrer en conflit, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence citée au point 38 du présent arrêt.

63 Dans ce contexte, le fait que le titulaire de la marque postérieure dispose d’un droit encore plus ancien, reconnu par la loi de l’État membre concerné, sur le signe enregistré en tant que marque, peut avoir une incidence sur l’existence d’un « droit antérieur », au sens de cette disposition, pour autant que, en se fondant sur ce droit encore plus ancien, le titulaire de la marque peut effectivement s’opposer à la revendication d’un droit antérieur ou la limiter, ce qu’il appartient, en l’occurrence, à la juridiction de renvoi de vérifier, conformément à son droit national applicable.

64 En effet, dans une situation où un droit invoqué par un tiers ne serait plus protégé en vertu de la loi de l’État membre concerné, il ne saurait être considéré que ce droit constitue un « droit antérieur » reconnu par ladite loi, au sens de l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2008/95.

65 Dans ces conditions, il convient de répondre à la seconde question que l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2008/95 doit être interprété en ce sens qu’un « droit antérieur », au sens de cette disposition, peut être reconnu à un tiers dans une situation où le titulaire de la marque postérieure dispose d’un droit encore plus ancien, reconnu par la loi de l’État membre concerné, sur le signe enregistré en tant que marque, pour autant que, en vertu de cette loi, le titulaire de la marque et du droit encore plus ancien ne peut plus interdire, sur la base de son droit encore plus ancien, l’usage, par le tiers, de son droit plus récent.

Sur les dépens

66 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (dixième chambre) dit pour droit :

1) L’article 6, paragraphe 2, de la directive 2008/95/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 octobre 2008, rapprochant les législations des États membres sur les marques, doit être interprété en ce sens que, aux fins de constater l’existence d’un « droit antérieur », au sens de cette disposition, il n’est pas exigé que le titulaire de ce droit puisse interdire l’usage de la marque postérieure par le titulaire de celle-ci.

2) L’article 6, paragraphe 2, de la directive 2008/95 doit être interprété en ce sens qu’un « droit antérieur », au sens de cette disposition, peut être reconnu à un tiers dans une situation où le titulaire de la marque postérieure dispose d’un droit encore plus ancien, reconnu par la loi de l’État membre concerné, sur le signe enregistré en tant que marque, pour autant que, en vertu de cette loi, le titulaire de la marque et du droit encore plus ancien ne peut plus interdire, sur la base de son droit encore plus ancien, l’usage, par le tiers, de son droit plus récent.