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Décisions

CA Versailles, 12e ch., 10 février 2022, n° 20/03403

VERSAILLES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Alcore Technologies (SAS)

Défendeur :

Thales (SA), Thales DMS France (SASU), Thales Las France (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Thomas

Conseiller :

Mme Muller

T. com. Nanterre, du 19 févr. 2020

19 février 2020

EXPOSE DU LITIGE

La société Alcore technologies (ci-après société Alcore), spécialisée dans l'étude, la fabrication et la commercialisation de drones aériens, a développé à partir de 1997, un système de drone dénommé Azimut, qui est devenu Azimut II en 2001.

Le groupe Thales, composé de plusieurs sociétés (notamment les sociétés Thales, Thales DMS France et Thales LAS France) est spécialisé dans l'aérospatiale, la défense, la sécurité et le transport terrestre.

En janvier 2003, la Direction générale de l'armement, ci-après DGA, a lancé un appel d'offres pour un drone intitulé 'drone de renseignement au contact' (DRAC). La société Alcore a proposé à la société Thales DMS France une collaboration, et elles ont répondu ensemble à cet appel d'offre.

A cette fin et pour régir leur collaboration, les sociétés Alcore et Thales DMS France ont conclu plusieurs contrats :

- Le 4 juin 2003, un Protocole d'accord sur l'impression et la Production de documents et supports commerciaux ;

- Le 16 juillet 2003, un accord sur les principes de coopération ;

- Le 22 juillet 2003 avec effet rétroactif au 1er juin 2003, un accord de non-divulgation, et ce pour une durée de dix ans, à savoir jusqu'au 31 mai 2013 ;

- Les 1er décembre 2003 et 6 janvier 2004 avec effet rétroactif au 1er juillet 2003, une convention de groupement momentané d'entreprises conjointes.

Dans ce cadre, la société Alcore dit avoir communiqué à la société Thales DMS France l'ensemble des informations techniques relatives au modèle Azimut II, dont elle lui a fourni deux exemplaires.

En octobre 2004, la DGA n'a pas retenu leur candidature et de ce fait, leurs relations contractuelles ont pris fin.

En avril 2015, la DGA a lancé un nouvel appel d'offre dénommé 'système de mini drone de renseignement', ci-après SMDR. Le 21 décembre 2016, la société Thales LAS France a remporté cet appel d'offre avec le drone Spy Ranger qu'elle a conçu en collaboration avec les sociétés Aviation Design et Merio, et obtenu un marché de plus de 86 millions d'euros.

La société Alcore a sollicité le cabinet d'expertises aéronautiques C., qui a établi, de manière non-contradictoire, un rapport de comparaison des drones Azimut II et Spy Ranger. Ce rapport conclut à la reprise du savoir-faire de la société Alcore par la société Thales DMS France.

Par lettre du 10 juillet 2017, la société Alcore a mis en demeure la société Thales DMS France de cesser toute exploitation du drone Spy Ranger et de détruire tout document portant sur ce modèle. Elle indiquait avoir constaté que le système de drone Spy Ranger, soumis par la société Thales LAS France pour l'appel d'offre, avait été conçu grâce à son savoir-faire, ajoutant que l'exploitation du modèle de drone Spy Ranger portait atteinte à ses droits d'auteur détenus sur le modèle de drone Azimut II.

Par lettre du 24 juillet 2017, la société Thales DMS France a contesté toute appropriation de savoir faire, et refusé de faire droit aux demandes de la société Alcore. Elle indiquait notamment que les informations dont elle avait pu avoir connaissance en 2003 et 2004 étaient largement dépassées lors de la conception du Spy Ranger en 2015, rappelant également que le marché DRAC ne répondait pas aux caractéristiques du marché SMDR.

La société Alcore a tenté une médiation afin de trouver une solution amiable avec la société Thales DMS France qui n'a pas abouti.

Par acte du 20 décembre 2018, la société Alcore technologies a assigné les sociétés Thales et Thales DMS France devant le tribunal de commerce de Nanterre aux fins de voir reconnaître le détournement de son savoir-faire.

Par acte du 9 mai 2019, la société Alcore a assigné en intervention forcée la société Thales LAS France devant le tribunal de commerce de Nanterre.

Par jugement du 19 février 2020, le tribunal de commerce de Nanterre a :

- Joint les affaires ;

- Dit recevable la demande de la société Alcore technologies à l'encontre de la société Thales LAS France, de la société Thales DMS France et de la société Thales ;

- Dit recevable la demande de la société Alcore technologies sur Ie fondement délictuel à l'encontre de la société Thales LAS France, la société Thales DMS France et la société Thales;

- Débouté la société Alcore technologies de sa demande de dommages en réparation du préjudice pour agissements parasitaires et de toutes ses autres demandes ;

- Débouté la société Thales LAS France, la société Thales DMS France et la société Thales de leur demande de dommages et intérêts ;

- Condamné la société Alcore technologies à payer à la société Thales LAS France, la société Thales DMS France et la société Thales la somme de 10.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamné la société Alcore technologies aux dépens ;

- Dit n'y avoir lieu à exécution provisoire.

Par déclaration du 20 juillet 2020, la société Alcore technologies a interjeté appel du jugement.

PRÉTENTIONS DES PARTIES

Par dernières conclusions notifiées le 27 septembre 2021, la société Alcore demande à la cour de :

- Déclarer la société Alcore technologies recevable et bien fondée en appel ;

Y faisant droit,

- Infirmer le jugement dont appel en ce qu'il a débouté la société Alcore technologies de sa demande de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi pour agissements parasitaires et de toutes ses autres demandes, et en ce qu'il l'a condamnée à payer à la société Thales LAS France, la société Thales DMS France et la société Thales la somme de 10.000€ au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens de première instance ;

Et statuant à nouveau,

- Déclarer que le drone Spy'Ranger des sociétés Thales, Thales DMS France et Thales LAS France a été conçu grâce au savoir-faire de la société Alcore technologies ;

- Déclarer que l'utilisation par les sociétés Thales, Thales DMS France et Thales LAS France, sans autorisation, du savoir-faire de la société Alcore technologies pour concevoir le drone Spy'Ranger constitue un détournement de savoir-faire et par conséquent un agissement parasitaire fautif réprimé par l'article 1240 du code civil ;

Par conséquent,

- Interdire aux sociétés Thales, Thales DMS France et Thales LAS France d'utiliser le savoir-faire de la société Alcore technologies , sans son autorisation, et plus généralement tous documents ou informations relatifs au système Azimut et au drone Azimut II et ce, sous astreinte de 1.500 € par infraction constatée à compter du prononcé de l'arrêt à intervenir ;

- Ordonner aux sociétés Thales, Thales DMS France et Thales LAS France de restituer à la société Alcore technologies tous les documents et informations relatifs au système Azimut ainsi que les deux vecteurs et les éléments matériels afférents dans le délai d'un mois à compter de l'arrêt à intervenir ; et ce sous astreinte de 500 € par jour de retard à compter de l'expiration du délai précité ;

- Condamner in solidum les sociétés Thales, Thales DMS France et Thales LAS France à verser à la société Alcore technologies la somme de 8.000.000 €, à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice financier subi du fait de l'exploitation et de la divulgation illégitime de son savoir-faire ;

- Condamner in solidum les sociétés Thales, Thales DMS France et Thales LAS France à verser à la société Alcore technologies la somme de 50.000 €, à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral résultant du détournement de son savoir-faire ;

- Ordonner la publication de l'arrêt à intervenir dans trois journaux ou revues au choix de la société Alcore technologies et aux frais solidaires des sociétés Thales, Thales DMS France et Thales LAS France, dans la limite d'un plafond hors taxes global de 50.000 € pour l'ensemble des trois publications, et ce, au besoin, à titre de dommages et intérêts complémentaires ;

- Ordonner l'inscription par extraits de l'arrêt à intervenir sur la page d'accueil du site internet de la société Thales accessible à l'adresse https://www.thalesgroup.com/fr un espace égal à un quart de l'écran, pendant une durée de deux mois à compter de la signification du jugement (sic) à intervenir et ce, sous astreinte de 1.500 € par jour de retard ;

Subsidiairement,

- Déclarer que le savoir-faire de la société Alcore technologies bénéficie du secret des affaires et que son utilisation par la société Thales sans l'autorisation de la société Alcore technologies pour concevoir le drone Spy'Ranger constitue une faute réprimée par les articles L. 151-1 et s. du code de commerce ;

- Déclarer que la société Thales DMS France a mal encadré la protection des droits de la société Alcore technologies vis-à-vis du sous-traitant imposé IAI et par conséquent contribué à l'exploitation et à la divulgation illégitime du savoir-faire de la société Alcore technologies par un tiers dès 2003 ;

- Condamner in solidum les sociétés Thales, Thales DMS France et Thales LAS France à verser à la société Alcore technologies la somme de 8.000.000 €, à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi ;

- Confirmer le jugement dont appel pour le surplus ;

- Débouter les sociétés Thales, Thales DMS France et Thales LAS France de toutes demandes plus amples ou contraire ;

- Débouter les sociétés Thales, Thales DMS France et Thales LAS France de leur appel incident;

- Les débouter de leur demande reconventionnelle de condamnation de la société Alcore technologies à leur payer la somme globale de 100.000 € pour procédure abusive, et 50.000 € pour appel abusif et de toutes demandes plus amples ou contraires ;

Y ajoutant,

- Condamner solidairement les sociétés Thales, Thales DMS France et Thales LAS France à payer à la société Alcore technologies la somme de 50.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile, incluant les frais d'expertise de M. C. ;

- Condamner solidairement les sociétés Thales, Thales DMS France et Thales LAS France aux entiers dépens de première instance et d'appel, dont distraction au profit de la société M. & Associés, Avocat au Barreau de Versailles, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Par dernières conclusions notifiées le 10 septembre 2021, les sociétés Thales, Thales DMS France et Thales LAS France demandent à la cour de :

- Confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la société Alcore technologies de sa demande de dommages en réparation du préjudice pour agissements parasitaires et de toutes ses autres demandes ;

- Débouter en conséquence la société Alcore technologies de toutes ses demandes, fins et conclusions ;

- Réformer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté les sociétés Thales, Thales DMS France et Thales LAS France de leurs demandes de dommages et intérêts ;

- Condamner la société Alcore technologies à verser aux sociétés Thales, Thales DMS France et Thales LAS France la somme globale de 100.000 € au titre de l'abus avec lequel elle a intenté la présente procédure et condamner la société Alcore technologies à verser, en outre, aux sociétés Thales, la somme de 50.000 € de dommages-intérêts au titre de l'abus avec lequel elle a interjeté appel à l'encontre du jugement rendu par le tribunal de commerce de Nanterre entrepris, le 19 février 2020 ;

- Condamner en tout état de cause la société Alcore technologies à verser aux sociétés Thales, Thales DMS France et Thales LAS France la somme de 75.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'en tous les dépens de première instance et d'appel, dont distraction au profit de Me B.-R., avocat postulant au barreau de Versailles.

L'ordonnance de clôture a été prononcée le 7 octobre 2021.

Pour un exposé complet des faits et de la procédure, la cour renvoie expressément au jugement déféré et aux écritures des parties ainsi que cela est prescrit à l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIFS DE LA DÉCISION

1 - sur la mise en cause des trois sociétés Thales

Les trois sociétés Thales mises en cause font valoir que, faute pour la société Alcore de caractériser les agissements reprochés à chacune d'elles, cette société n'est pas fondée dans son action.

La société Alcore soutient au contraire que les faits de parasitisme qu'elle invoque sont bien imputables à chacune des trois sociétés Thales.

sur la mise en cause de la société Thales SA

La société Thales SA soutient que les seuls agissements qui lui sont reprochés ne permettent pas de caractériser des actes de parasitisme à son encontre, contestant d'une part avoir présenté le drone Spy Ranger sur son site internet, et indiquant que le dépôt d'une demande de brevet en juin 2013 ne permet pas de démontrer l'utilisation illicite du savoir faire de la société Alcore.

La société Alcore affirme qu'en sa qualité de holding, la société Thales SA coordonne les relations entre ses filiales et affirme : 'il ne fait aucun doute que cette société a supervisé la transmission du savoir-faire'. Elle soutient également que la société Thales s'est chargée de la promotion du drone Spy Ranger, ce qui montre qu'elle est intéressée au développement des activités de ses filiales. Elle fait également état du dépôt d'un brevet qui serait contraire au termes de l'accord signé en juillet 2003.

Le seul fait que la société Thales soit la société holding du groupe n'implique pas nécessairement, et 'sans aucun doute' qu'elle 'supervise la transmission du savoir faire' qui appartiendrait à la société Alcore, cette simple affirmation étant manifestement insuffisante à établir un tel fait.

Contrairement à ce que soutient la société Thales, il ressort d'un extrait de son site internet 'thalesgroup.com' (pièce numéro 10-2 de la société Alcore) qu'elle s'est chargée de la communication et de la promotion du drone Spy Ranger, ce qui suffit à établir qu'elle a pris part à cette communication et promotion, pouvant éventuellement constituer des actes de parasitisme. La mise en cause de la société Thales SA n'est donc pas dénuée de fondement.

sur la mise en cause de la société Thales DMS France

La société Thales DMS France fait valoir que la société Alcore ne justifie d'aucun rôle qu'elle aurait eu dans la conception du drone Spy Ranger, de sorte qu'aucun acte de parasitisme ne peut lui être reproché. Elle indique notamment que le marché relatif au drone Spy Ranger a été attribué à la société Thales Las France qui est une entité distincte. Elle conclut au débouté des demandes de la société Alcore à son encontre.

La société Alcore rappelle que la société Thales DMS France était la signataire des contrats dans le cadre du projet DRAC. Elle affirme que cette société a transmis le savoir faire acquis dans le cadre de ce projet, d'une part à la société Thales SA pour le dépôt d'un brevet sur une rampe de lancement, d'autre part à la société Thales LAS, ce qui a permis à cette dernière de remporter l'appel d'offre SMDR. Elle lui reproche d'avoir ainsi agi en contravention avec les engagements pris dans l'accord du 4 juin 2003 de ne développer aucun modèle copie ou dérivé des produits Alcore. Elle lui reproche d'avoir ainsi permis à un tiers (la société Thales LAS) de s'immiscer dans son sillage afin de tirer indûment profit de ses efforts et de son savoir faire.

Force est ici de constater que l'une au moins des demandes formées par la société Alcore (mauvais encadrement de la protection des droits de la société Alcore) est dirigée contre la seule société Thales DMS France, de sorte que sa mise en cause est ainsi justifiée.

sur la mise en cause de la société Thales LAS France

La société Alcore fait valoir que la société Thales LAS France est celle qui a exploité son savoir-faire afin de concevoir le drone Spy Ranger.

Il résulte des éléments du dossier (bulletin des annonces des marchés publics) que c'est bien la société Thales Optronique, devenue Thales LAS France, qui a remporté le marché SMDR (système de mini drones de reconnaissance) avec le drone Spy Ranger. La mise en cause de cette société est ainsi justifiée.

2 - sur la demande principale formée par la société Alcore sur le fondement du parasitisme

La société Alcore reproche aux sociétés Thales, sur le fondement délictuel, d'avoir développé le drone Spy Ranger en utilisant son savoir faire acquis durant la période contractuelle (jusqu'en 2004), indiquant que les caractéristiques de ce drone sont quasiment similaires à celles du drone Azimut II (ci-après Azimut) qu'elle a conçu, ce qui caractérise une copie de ses valeurs économiques et de ses recherches afin d'en tirer profit à moindre coût. Elle soutient que les sociétés Thales ont détourné son savoir faire en reprenant les éléments caractéristiques du drone Azimut. Elle conteste les affirmations de la société Thales selon lesquelles la plupart des caractéristiques feraient partie du domaine public.

Les sociétés Thales soutiennent que les caractéristiques du drone Azimut ne démontrent dans leur ensemble, ni même séparément, aucun savoir-faire protégeable en ce qu'elles étaient déjà connues des opérateurs du marché avec les modèles Pointer et Raven, conçus respectivement en 1988 et 2001 (avec mise sur le marché du Raven en 2004), soit bien avant la sortie du Spy Ranger en 2015. Elles soutiennent que les caractéristiques du modèle Azimut énoncées par la société Alcore ne constituent pas un savoir-faire dès lors qu'elles ne sont ni secrètes, ni substantielles et qu'elles ne sont pas identifiées de manière appropriée. Elles ajoutent que les deux modèles litigieux Azimut et Spy Ranger sont notablement différents, dans leur apparence, les choix de configuration aérodynamique et les capacités opérationnelles.

2-1- sur le savoir faire revendiqué par la société Alcore

Le parasitisme est l'utilisation illégitime et intéressée d'une valeur économique d'autrui, fruit d'un savoir-faire spécifique et d'un travail intellectuel lorsque cette valeur n'est pas protégée par un droit spécifique. C'est l'ensemble des comportements par lesquels un agent économique s'immisce dans le sillage d'un autre afin de tirer profit, sans rien dépenser, de ses efforts et de son savoir-faire.

Il n'y a pas de parasitisme en l'absence de singularité ou de spécificité du savoir-faire.

Le savoir faire peut se définir, comme le rappelle elle-même la société Alcore, comme étant constitué d'un ensemble d'informations techniques, secrètes et substantielles.

La société Alcore soutient que son savoir faire est constitué d'un certain nombre d'éléments techniques qu'elle liste en page 15 à 17 de ses conclusions. Elle relève ensuite, dans cette liste, l'ensemble des éléments que les sociétés Thales auraient repris dans leur drone Spy Ranger, ce qui caractériserait un détournement de son savoir faire.

2-2- sur le détournement de savoir faire imputé à la société Thales

Pour justifier du détournement de son savoir faire par la société Thales, la société Alcore propose un tableau comparatif des deux drones, issu d'un rapport d'analyse qu'elle a fait établir par un expert aéronautique. Bien que non contradictoire, ce rapport a été soumis au débat contradictoire.

La société Alcore compare ainsi dix éléments caractéristiques des deux drones afin de démontrer que la société Thales a utilisé son savoir faire. Cette dernière soutient d'une part que le savoir faire invoqué par la société Alcore n'est pas clairement identifié, d'autre part que la preuve d'un éventuel détournement de savoir faire n'est pas établie. Ellle indique notamment que trois éléments importants du Spy Ranger sont clairement différents du drone Azimut, ajoutant que les 7 autres éléments ne revêtent aucun caractère secret en ce qu'ils sont largement utilisés par d'autres concurrents, et notamment par les drones Pointer et Raven commercialisés par la société américaine AeroVironment, à compter respectivement de l'année 1988 et de l'année 2001.

Avant d'étudier les dix caractéristiques des drones énumérées par la société Alcore, il convient de relever, ainsi que le soutient la société Thales, que l'apparence générale des deux drones est assez distincte ainsi que cela ressort des photos comparatives produites en pièce 15 par la société Thales, étant ici observé que ces photos ont pu être réalisées dès lors que la société Thales avait acquis, en décembre 2003 deux exemplaires du drone Azimut. Les vues de dessus, de face et de côté (page 6 à 8) montrent que le fuselage est tout à fait distinct, que les ailes ont un profil très différent et qu'elles ne sont pas raccordées au fuselage de la même manière, que l'empennage et les gouvernes sont également très différentes.

Les trois caractéristiques considérées par Thales comme étant distinctes : voilure principale, architecture spécifique pour le lancement, et système de prise de vue

S'agissant de la voilure principale qui est un élément d'importance, la société Alcore précise que l'Azimut est doté d'une voilure qui se caractérise par un profil d'aile de planeur de géométrie particulière comprenant, par côté : 3 dièdres différents et 4 flèches créant 4 multi-trapèzes. Elle indique que la voilure du Spy Ranger est 'calquée sur la géométrie multi-trapèze, mais enveloppée dans une forme elliptique, pour très probablement se différencier de la voilure spécifique d'Azimut. En effet, l'aile elliptique n'est plus utilisée depuis plusieurs années car sa performance est moindre par rapport aux autres formes de voilure'.

La société Thales soutient pour sa part que la forme elliptique n'est absolument pas un 'camouflage' pour se différencier de l'Azimut, ajoutant que cette aile est plus performante contrairement à ce qui est soutenu.

La cour constate pour l'essentiel que la forme de la voilure principale n'est pas identique sur les deux drones, et qu'elle est même très différenciée, de sorte qu'il n'est ici justifié d'aucun détournement de savoir-faire.

S'agissant de l'architecture pour le lancement, la société Alcore expose que l'architecture 'spécifique' du drone Azimut 'a été conçue afin de permettre à un opérateur de le lancer à la main sans être blessé par l'hélice.' Elle ajoute : 'dans ce sens, le drone est également très léger puisqu'il ne dépasse pas 7 kg dans cette configuration. Le modèle Spy Ranger reprend quasiment à l'identique l'architecture du drone Azimut alors qu'il ne peut bénéficier d'un lancement manuel, son poids étant de 15 kg'.

Il n'est pas contesté que si la possibilité du lancer à la main avait été envisagée dans le dossier de candidature de la société Thales (projet SMDR d'avril 2015 avec modèle Spy Ranger), cette possibilité n'a pas été reprise dans le modèle final.

La société Alcore ne peut donc sérieusement invoquer un détournement de savoir faire quant à l'architecture spécifique pour le lancement de son drone, alors qu'elle constate que cette architecture du drone Spy Ranger est totalement différente, dès lors que son poids est multiplié par deux et qu'il ne peut donc se lancer à la main.

S'agissant du dispositif de prise de vue

La société Alcore indique que son drone Azimut bénéficie d'un système de prise de vues gyrostabilisé roulis et tangage, aérodynamique, et de grande qualité.

La société Thales soutient que ce dispositif est classique, notamment présent sur les modèles Raven et EADS DC Fox. Elle ajoute qu'elle dispose à ce titre d'un savoir faire technique reconnu depuis des décennies du fait du développement des tourelles optroniques de surveillance (tourelle gyrostabilisée Agile 2), jumelles multi fonctions et de vision nocturne. Elle indique enfin que le drone Azimut est équipé, soit d'une caméra jour, soit d'une caméra nuit sans pointeur laser du fait du faible diamètre de son fuselage, ce qui le différencie nettement du drone Spy Ranger qui est équipé des trois instruments à la fois, de même que le modèle Raven.

Il résulte des éléments du dossier, d'une part que le modèle Raven, ou à tout le moins la version 2013 du modèle Raven, comporte une boule gyrostabilisée, de sorte que cet élément était connu avant la fabrication du modèle Spy Ranger en 2015, d'autre part que la boule 'Spy'Ball' conçue par la société Thales, en partenariat avec la société Merio, dispose de capacités distinctes de celles du modèle Azimut, notamment deux canaux vidéo et un désignateur laser rétractable, ce qui témoigne d'un savoir-faire particulier de la société Thales qui n'a donc pas détourné le savoir-faire de la société Alcore.

Les autres éléments caractéristiques des drones

La société Alcore soutient que le drone Spy Ranger reprend les éléments caractéristiques de son drone Azimut. Pour s'opposer à l'argumentation de la société Thales qui affirme que ces caractéristiques sont en fait couramment utilisées et ne révèlent aucun savoir faire ni secret, elle fait valoir d'une part qu'elle ne revendique pas un droit sur chaque caractéristique de son drone, mais sur son savoir-faire qui a permis la réunion des caractéristiques, d'autre part qu'aucun des drones cités par la société Thales ne comporte l'ensemble des caractéristiques du système Azimut.

Si la société Alcore soutient que son savoir-faire est la réunion de plusieurs caractéristiques et qu'un savoir faire composé d'éléments connus peut être protégé dès lors que la manière d'utiliser ces éléments ensemble est secrète, force est ici de constater qu'elle ne fait qu'affirmer ce savoir-faire 'innovant et perfectionné' qui aurait permis d'assembler des éléments caractéristiques éventuellement connus, se limitant à comparer les éléments caractéristiques des drones pris séparément.

Il convient dès lors, conformément à l'argumentation de la société Alcore, de rechercher si le drone Spy Ranger reprend les caractéristiques, décrites comme essentielles, du drone Azimut, et si ces caractéristiques démontrent un savoir-faire particulier ou si elles sont au contraire couramment utilisées par les concurrents.

architecture moto planeur propulsif

Il n'est pas contesté par la société Thales que les drones Azimut et Spy Ranger utilisent tous deux une architecture moto planeur propulsif dont la particularité est de reculer l'hélice afin d'éviter qu'elle gêne l'optronique.

Force est toutefois de constater que cette architecture était déjà utilisée sur les modèles Pointer (1988) et Raven (2004) de la société américaine AeroVironment, outre le modèle EADS DC Fox (1992). La société Alcore admet d'ailleurs que l'architecture générale du modèle Raven - qui a connu un grand succès avec plus de 19.000 appareils vendus - est similaire à celle de son modèle Azimut. Force est ainsi de constater que l'architecture moto planeur propulsif est classique et ne témoigne pas d'un savoir faire appartenant à la société Alcore.

drone transportable en sac à dos

La société Alcore fait valoir qu'aucune pièce du drone ne dépasse 1 mètre de long afin de pouvoir tenir dans un sac à dos après démontage.

La société Thales fait valoir que l'idée de démonter un drone pour son transport en sac à dos n'a aucun caractère technique, qu'elle est apparente et non secrète, déjà utilisée sur le modèle Pointer et sur d'autres modèles dont le modèle Raven.

Alcore admet, en page 41 de ses conclusions, que le conditionnement en sac est bien du domaine public, ce point ne permettant pas dès lors de constater un savoir-faire particulier de cette société.

dispositif de propulsion

La société Alcore fait valoir que son modèle Azimut est équipé 'd'un moteur propulsif, positionné derrière l'aile pour préserver un écoulement sain sur les ailes et libérer la zone avant de prise d'images. Ce concept monomoteur impose la liaison tubulaire axiale inférieure pour joindre le fuselage et l'empennage et ce design créatif très caractéristique était unique en 1997".

La société Thales répond que ce type de motorisation est répandu, utilisé sur les trois modèles déjà vus, à savoir Pointer, Raven et EADS DC Fox, ce qui n'est pas contesté par la société Alcore.

motorisation électrique

La société Alcore rappelle que le drone Azimut fonctionne grâce à une motorisation électrique.

Ici encore, cette motorisation électrique est très répandue, notamment utilisée sur les modèles Pointer et Raven.

dispositif de freinage et de sustentation

La société Alcore fait valoir qu'elle a créé une aile spécifique dotée de volets qui, combinés aux ailerons, augmentent la sustentation ou génèrent un aérofrein dynamique pour favoriser les atterrissages courts.

Ainsi que le fait observer la société Thales, le fait d'équiper les ailes de volets et d'ailerons est une caractéristique classique et couramment utilisée en aviation et la société Alcore ne démontre pas qu'elle aurait utilisé à cet effet un savoir faire particulier, étant observé que la société Thales soutient pour sa part que son système est légèrement différent (flaperon remplaçant les ailerons et volets).

dispositif d'atterrissage amorti

La société Alcore fait valoir qu'elle a conçu un patin amortisseur en thermoplastique, afin d'absorber les chocs lors d'atterrissages sur un terrain dur ou accidenté.

La société Thales justifie à nouveau que ce dispositif est courant, notamment utilisé sur le modèle Raven de 2004, ce dont elle justifie.

système de brochage des ailes

La société Alcore indique avoir développé un système de brochage rapide des ailes du drone Azimut, à savoir des 'longerons sur une clé d'aile de forme parallélépipédique en carbone et utilisation de deux centreurs cylindriques en aluminium pour le maintien iso incidences des deux ailes'. Elle fait valoir que le drone Spy Ranger reprend le même système de brochage.

La société Thales justifie à nouveau que ce dispositif est courant, notamment utilisé sur le modèle Raven de 2004, ce dont elle justifie par la production d'une photographie de ce modèle dans son sac de transport.

Il ressort de l'ensemble de ces éléments que les éléments caractéristiques du drone Azimut sont soit des éléments déjà connus du marché de longue date (1988 pour le modèle Pointer, 1992 pour le modèle EADS et 2004 pour le modèle Raven), soit des éléments présentant des différences notables (prise de vue, architecture de lancement, voilure principale), de sorte que la société Alcore ne rapporte nullement la preuve d'un détournement de son savoir faire.

Ainsi qu'il a déjà été exposé, la société Alcore ne justifie pas non plus d'une combinaison des différents éléments connus permettant de caractériser un savoir-faire qui aurait été détourné.

S'il est enfin exact qu'aucun des drones mentionnés par la société Thales ne comporte la totalité des caractéristiques du système Azimut, force est toutefois de constater que le modèle Raven - dans sa version initiale de 2004 ou celle plus récente de 2013 - comporte 6 caractéristiques identiques au modèle Azimut, de sorte que la reprise, par la société Thales, de ces caractéristiques communes passées dans le domaine public peut d'autant moins être considérée comme un détournement du savoir faire de la société Alcore.

La société Thales démontre enfin que son modèle Spy Ranger dispose de plusieurs équipements, totalement distincts de ceux présents sur le modèle Azimut, permettant de démontrer son savoir-faire technique et technologique particulier en matière de drones, s'agissant notamment de la liaison de données militaires sécurisée et du système d'informations.

La preuve d'une appropriation du savoir faire de la société Alcore par l'une ou l'autre des sociétés Thales n'étant pas rapportée, le jugement sera confirmé en ce qu'il a rejeté l'ensemble des demandes de la société Alcore sur le fondement du parasitisme.

3 - sur les demandes subsidiaires formées par la société Alcore

sur la demande fondée sur le secret des affaires

La société Alcore forme une demande subsidiaire fondée sur le fait que son savoir-faire bénéficie du secret des affaires, et que son utilisation par la société Thales sans son autorisation pour concevoir le drone Spy Ranger constitue une faute réprimée par les articles L. 151-1 et suivants du code de commerce.

S'il n'est pas contesté que la société Alcore a confié, en 2003/2004 certaines informations relevant du secret des affaires, il a été démontré que ces informations avaient perdu, en 2015, leur caractère secret et qu'elles étaient entrées dans le domaine public, de sorte que la société Alcore est mal fondée à invoquer une atteinte au secret des affaires par les sociétés Thales.

sur la demande fondée sur un défaut d'encadrement de la protection des droits d'Alcore

La société Alcore reproche à la société Thales d'avoir mal encadré la protection de ses droits vis à vis du sous-traitant israélien IAI, en lui transmettant sans précaution le drone Azimut et en omettant d'en réclamer le retour. Elle lui reproche ainsi d'avoir contribué à l'exploitation et à la divulgation illégitime de son savoir-faire. Elle soutient que cela ne constitue pas une demande nouvelle, mais un moyen nouveau, de sorte qu'aucune irrecevabilité n'est encourue.

Les sociétés Thales soutiennent que cette demande est nouvelle en cause d'appel, ajoutant que les faits reprochés datent de 2003 de sorte que le délai de prescription quinquennale est largement dépassé, et que la société Alcore ne verse aucun élément de preuve aux débats.

Il résulte de l'article 564 du code de procédure civile qu'à peine d'irrecevabilité relevée d'office, les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions si ce n'est pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l'intervention d'un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d'un fait.

S'il est exact que la société Alcore rattache les faits qu'elle allègue (défaut d'encadrement de la protection de ses droits) au même préjudice, cela ne permet pas toutefois de considérer qu'il s'agit uniquement de moyens nouveaux et non d'une demande nouvelle.

La cour constate en effet que cette demande subsidiaire tend à mettre en cause la responsabilité de la seule société Thales DMS France pour manquement à ses obligations contractuelles telles que résultant des accords conclus en 2003/2004, et notamment pour manquement à son obligation de protection des droits de la société Alcore. Cette demande est donc totalement distincte de la demande principale qui met en cause la responsabilité délictuelle de l'ensemble des sociétés Thales sur le fondement du parasitisme et le détournement de savoir faire. Il s'agit donc bien d'une prétention nouvelle qui n'avait pas été invoquée en première instance, de sorte qu'elle est irrecevable en appel.

Force est en outre de constater que les faits litigieux (défaut de protection des droits d'Alcore) remontent à août et septembre 2003, de sorte que l'action introduite à ce titre 15 ans plus tard, en décembre 2018, est manifestement prescrite, ce qui n'est d'ailleurs pas discuté par la société Alcore.

4 - sur la demande reconventionnelle formée par les sociétés Thales pour procédure abusive

Les sociétés Thales forment une demande reconventionnelle en paiement d'une somme de 50.000 euros à titre de dommages et intérêts pour appel abusif. Elles soutiennent que la procédure d'appel a eu pour seul but d'exercer une forte pression à leur encontre afin de les inciter au versement d'une indemnisation amiable, relevant notamment que la société Alcore n'a pas même caractérisé le savoir-faire secret ni le secret des affaires qu'elle invoque, ce qui caractérise une légèreté blâmable ou même une intention de nuire.

L'exercice d'une action en justice, ou d'un recours contre une décision, est un droit qui ne dégénère en abus qu'à condition, pour celui qui l'invoque, de démontrer que son adversaire a agi avec une particulière légèreté, mauvaise foi ou intention de nuire. Il n'est pas démontré que la présente action implique une pression particulière sur les sociétés Thales qui ont une envergure d'une autre dimension que celle de la société Alcore. Une caractérisation insuffisante des faits allégués ne constitue pas un abus dans le droit d'agir en justice.

Le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a rejeté la demande reconventionnelle de la société Thales.

Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile :

Le jugement sera confirmé en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens. La société Alcore qui succombe, sera condamnée aux dépens d'appel.

Il est équitable d'allouer aux sociétés Thales une indemnité complémentaire de procédure de 10.000 euros.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire,

Confirme le jugement du tribunal de commerce de Nanterre du 19 février 2020 en toutes ses dispositions,

Déclare irrecevable en appel la demande subsidiaire formée par la société Alcore Technologies à l'encontre de la société Thales DMS France pour manquement à son obligation de protection des droits de la société Alcore Technologies,

Et y ajoutant,

Condamne la société Alcore Technologies à payer aux sociétés Thales SA, Thales DMS France et Thales LAS France la somme globale de 10.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

Condamne la société Alcore Technologies aux dépens de la procédure d'appel qui pourront être recouvrés directement par les avocats qui en ont fait la demande, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

signé par Monsieur François THOMAS, Président et par Monsieur GAVACHE, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.