CAA Douai, 15 juillet 2021, n° 20DA01543
DOUAI
Arrêt
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
avocats :
Cabinet Guitton-Dadon
Président :
M. Moutte
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Le département de l'Eure a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Rouen, sur le fondement de l'article R. 541-1 du code de justice administrative, de condamner la société Pyramide à lui verser, à titre de provision, une somme de 100 179,74 euros.
Par une ordonnance n° 1903157 du 16 septembre 2020, le juge des référés du tribunal administratif de Rouen a rejeté les conclusions tendant à l'octroi d'une provision comme portées devant un ordre juridictionnel incompétent pour en connaître.
Procédure devant la cour :
Par une requête, enregistrée le 1er octobre 2020, le département de l'Eure, représenté par Me C... B..., demande à la cour :
1°) d'annuler cette ordonnance ;
2°) de condamner la société Pyramide à lui verser, à titre de provision, une somme de 100 179,74 euros ;
3°) de mettre à la charge de la société Pyramide la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ainsi que les frais d'expertise.
Il soutient que :
- contrairement à ce qu'a estimé le premier juge, la juridiction administrative est compétente pour l'indemniser du préjudice subi résultant des manœuvres dolosives de la société Pyramide ; aux termes de la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques, qui met en œuvre une maîtrise d'ouvrage déléguée, l'Etat a nécessairement agi à son nom et pour son compte ; propriétaire du château, il est bénéficiaire exclusif des travaux de restauration, qu'il a financés à hauteur de 74 % ; une convention a été conclue aux termes de laquelle l'Etat assure la maîtrise d'ouvrage, et a été fixée la participation financière de l'Etat et du département ;
- il est fondé à engager la responsabilité de la société Pyramide pour les ententes directement liées au surcoût qu'il a dû supporter ;
- au vu des travaux réalisés et du caractère attractif des travaux publics, la juridiction administrative est également compétente ;
- la créance n'est pas sérieusement contestable, compte tenu de la condamnation de la société Pyramide par l'Autorité de la concurrence pour pratiques anticoncurrentielles entre avril 1997 et juillet 2001, soit au cours de la période durant laquelle l'acte d'engagement des travaux du château a été signé ;
- le montant de la provision, établi à la somme de 100 179,74 euros par l'expertise contradictoire, n'est pas sérieusement contestable ;
- une provision d'un montant de 3 865,82 euros, correspondant aux frais d'expertise, devra être accordée ;
- la créance n'est pas prescrite dès lors qu'il a eu connaissance des faits au plus tôt le 26 janvier 2011, date de la décision de l'Autorité de la concurrence ; la demande d'expertise a été présentée le 17 mars 2014 au tribunal administratif et a interrompu le délai de prescription, qui a recommencé à courir à compter de la communication du rapport de l'expert au plus tôt le 16 février 2019.
Par un mémoire en observation, enregistré le 19 novembre 2020, le préfet de la région Normandie fait valoir que le département, en tant que propriétaire du château et contributeur financier, a pu subir un préjudice lors de la mise en œuvre du marché public conclu par l'Etat, maître d'ouvrage délégué.
Par un mémoire en défense, enregistré le 2 décembre 2020, la société Pyramide, venant aux droits de la société Dagand, représentée par Me A... D..., conclut au rejet de la requête et à la mise à la charge du département de l'Eure de la somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ainsi que des entier dépens.
Elle soutient que :
- il n'existe aucun lien contractuel entre elle et le département de l'Eure ; l'Etat, signataire du marché, a seul qualité pour agir en réparation des dommages résultant de l'entente anticoncurrentielle ;
- la direction régionale des affaires culturelles n'a jamais agi au nom et pour le compte du département ; seul l'Etat peut déléguer la maîtrise d'ouvrage par convention au propriétaire et non l'inverse, en vertu des dispositions de l'article 9 de la loi du 31 décembre 1913 ;
- le département étant tiers au contrat, il ne peut rechercher sa responsabilité quasi-délictuelle devant le juge administratif ;
- subsidiairement, la provision est sérieusement contestable ; le département, qui n'est pas partie au contrat, ne peut agir sur le fondement des articles 1116 et 1382 du code civil ;
- le département ne justifie pas d'un préjudice personnel et direct, sa participation financière ayant été fixée forfaitairement et versée antérieurement à la procédure d'appel d'offre, indépendamment du montant effectif du marché ; l'entente n'a donc pu avoir une influence sur la détermination des sommes versées par le département à l'Etat ;
- la créance est prescrite ; le département connaissait l'existence des poursuites dès le 14 septembre 2001, date à laquelle une information judiciaire a été ouverte ; le nouveau délai de prescription de cinq ans a commencé à courir le 19 juin 2008 ; l'action du département est prescrite, la requête en référé expertise ayant été déposée le 21 mars 2014 ;
- à titre infiniment subsidiaire, le chiffrage de l'expert est erroné ; il ne pouvait actualiser le préjudice en appliquant un article du cahier des clauses administratives particulières, contrat auquel le département n'est pas partie ; en tout état de cause, cette clause d'actualisation des prix, prévue dans le seul intérêt de l'entreprise, est inapplicable ; en toute hypothèse, le montant maximum du préjudice ne pourrait être que de 74 558,26 euros ;
- le département n'a pas directement payé les travaux, le préjudice ne peut être qu'une perte de chance de signer un avenant à la convention de financement signée par la direction régionale des affaires culturelles, dans lequel elle aurait consenti à lui rétrocéder une fraction de sa contribution forfaitaire ; cette perte de chance est quasi-nulle, le marché s'étant conclu certes à un prix surévalué mais tout de même inférieur à l'évaluation forfaitaire fixée par la convention de financement ; en tout état de cause, la perte de chance ne saurait être supérieure à 5 % de 74 558,26 euros ;
- le département sera condamné à supporter les entiers dépens de l'instance.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la loi du 31 décembre 1913 modifiée sur les monuments historiques ;
- la loi n° 85-704 du 12 juillet 1985 ;
- le code de justice administrative.
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes de l'article R. 541-1 du code de justice administrative : « Le juge des référés peut, même en l'absence d'une demande au fond, accorder une provision au créancier qui l'a saisi lorsque l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable. Il peut, même d'office, subordonner le versement de la provision à la constitution d'une garantie ».
2. Par un acte d'engagement du 5 avril 2001, la directrice régionale des affaires culturelles de Haute-Normandie a confié au groupement solidaire composé des sociétés Dagand et D-Loc-Mat la réalisation de travaux de restauration du châtelet d'entrée du château de Harcourt, appartenant au département de l'Eure. La société Pyramide a acquis la société Dagand par un protocole de cession d'actions conclu le 23 août 2005. Par une décision n° 11-D-02 du 26 janvier 2011, devenue définitive à l'égard de la société Pyramide, l'Autorité de la concurrence a notamment sanctionné celle-ci, pour s'être entendue avec d'autres entreprises entre avril 1997 et juillet 2001 sur la répartition de marchés publics de restauration des monuments historiques en Haute-Normandie. Par une ordonnance du 4 septembre 2014, le juge des référés du tribunal administratif de Rouen a désigné un expert judiciaire qui a conclu, dans son rapport remis le 21 février 2019, à l'existence d'un préjudice financier en raison d'une majoration de prix supportée par le département de l'Eure du fait de la passation de ce marché public, pour un montant de 100 179,74 euros. Le département de l'Eure, qui a saisi le tribunal administratif de Rouen d'une demande de provision égale à ce montant, relève appel de l'ordonnance du 16 septembre 2020 par laquelle le juge des référés dudit tribunal a rejeté les conclusions aux fins de provision comme portées devant une juridiction incompétente pour en connaître.
Sur la compétence de la juridiction administrative :
3. En l'absence d'une disposition législative spéciale, il n'appartient pas à la juridiction administrative de statuer sur la responsabilité qu'une personne privée peut avoir encourue à l'égard d'une personne publique. Toutefois, les litiges relatifs à la responsabilité de personnes auxquelles sont imputés des comportements susceptibles d'avoir altéré les stipulations d'un contrat administratif, notamment ses clauses financières, dont la connaissance relève de la juridiction administrative, et d'avoir ainsi causé un préjudice à la personne publique qui a conclu ce contrat, relèvent de la compétence de la juridiction administrative.
4. Aux termes de l'article de l'article 9 de la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques alors applicable : « (...). / Le ministre chargé des affaires culturelles peut toujours faire exécuter par les soins de son administration et aux frais de l'Etat, avec le concours éventuel des intéressés, les travaux de réparation ou d'entretien qui sont jugés indispensables à la conservation des monuments classés n'appartenant pas à l'Etat. / L'Etat peut, par voie de convention, confier le soin de faire exécuter ces travaux au propriétaire ou à l'affectataire. ». En vertu des dispositions de l'article 20 de la loi du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d'ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d'œuvre en vigueur à la date de la convention conclue entre l'Etat et le département de l'Eure ainsi qu'à celle du marché, celle-ci n'est pas applicable aux opérations de restauration des édifices protégés en application de la loi du 31 décembre 1913 modifiée sur les monuments historiques.
5. Il ressort des pièces du dossier qu'en application du 3ème alinéa de l'article 9 de la loi du 31 décembre 1913, l'Etat a fait exécuter en partie à ses frais et, avec le concours financier du département de l'Eure, des travaux de restauration du châtelet du château d'Harcourt, propriété du département de l'Eure et classé monument historique. Le département a conclu le 7 décembre 1999 une convention avec l'Etat afin de participer au financement de ces travaux qui ont été confiés par l'Etat, maître d'ouvrage, au groupement conjoint des sociétés Dagand et D-Loc-Mat par un marché public signé le 5 avril 2001, uniquement par la directrice régionale des affaires culturelles de Haute-Normandie. Contrairement à ce que soutient le département de l'Eure, il ne résulte pas des dispositions précitées de l'article 9 de la loi du 31 décembre 1913, ni des termes de la convention financière du 7 décembre 1999, que l'Etat aurait agi en tant que mandataire du département, ni en tant que maître d'ouvrage délégué dans cette opération. Dans ces conditions, le département de l'Eure, tiers à ce marché public et ainsi dépourvu de la qualité de personne publique contractante, ne saurait rechercher devant le juge administratif l'obtention d'une provision en raison du préjudice qu'il aurait subi du fait de manœuvres dolosives commises par la société Pyramide, venant aux droits de la société Dagand. Par ailleurs, le département de l'Eure ne peut non plus invoquer l'existence de travaux publics pour justifier de la compétence de la juridiction administrative, dès lors que le présent litige ne porte pas sur l'exécution de ces travaux et les éventuelles conséquences de cette exécution. Par suite, le département de l'Eure n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que le juge des référés du tribunal administratif de Rouen a rejeté ses conclusions aux fins de provision comme portées devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître.
Sur les dépens :
6. Aux termes de l'article R. 621-13 du code de justice administrative « Lorsque l'expertise a été ordonnée sur le fondement du titre III du livre V, le président du tribunal (...) en fixe les frais et honoraires par une ordonnance prise conformément aux dispositions des articles R. 621-11 et R. 761-4. Cette ordonnance désigne la ou les parties qui assumeront la charge de ces frais et honoraires. Elle est exécutoire dès son prononcé, et peut être recouvrée contre les personnes privées ou publiques par les voies de droit commun. Elle peut faire l'objet, dans le délai d'un mois à compter de sa notification, du recours prévu à l'article R. 761-5. / Dans le cas où les frais d'expertise mentionnés à l'alinéa précédent sont compris dans les dépens d'une instance principale, la formation de jugement statuant sur cette instance peut décider que la charge définitive de ces frais incombe à une partie autre que celle qui a été désignée par l'ordonnance mentionnée à l'alinéa précédent ou par le jugement rendu sur un recours dirigé contre cette ordonnance (...) ». Aux termes de l'article R. 761-1 du même code : « Les dépens comprennent les frais d'expertise, d'enquête et de toute autre mesure d'instruction dont les frais ne sont pas à la charge de l'Etat. Sous réserve de dispositions particulières, ils sont mis à la charge de toute partie perdante sauf si les circonstances particulières de l'affaire justifient qu'ils soient mis à la charge d'une autre partie ou partagés entre les parties ».
7. L'ordonnance par laquelle le président du tribunal administratif liquide et taxe les frais et honoraires d'expertise, qui revêt un caractère administratif, peut faire l'objet, en vertu des dispositions des articles R. 621-13 et R. 761-5 du code de justice administrative, d'un recours de plein contentieux par lequel le juge détermine les droits à rémunération de l'expert ainsi que les parties devant supporter la charge de cette rémunération. En vertu de l'avant-dernier alinéa de ce même article R. 621-13, ce n'est que lorsque les frais d'expertise sont compris dans les dépens d'une instance principale que la formation de jugement statuant sur cette instance peut décider que ces frais seront mis définitivement à la charge d'une partie autre que celle qui est désignée par l'ordonnance de taxation ou le jugement rendu sur un recours dirigé contre cette ordonnance. Dès lors que la partie désignée par l'ordonnance de taxation comme devant supporter les frais d'expertise dispose d'une voie de droit spéciale pour contester cette désignation et que le juge du référé provision n'est pas saisi de l'instance principale, cette partie n'est pas recevable à demander à ce juge l'octroi d'une provision au titre de ces frais. Par suite, ainsi que l'a jugé à bon droit le juge des référés du tribunal administratif de Rouen, les conclusions présentées par le département de l'Eure et la société Pyramide, et tendant à ce que la somme de 3 865,82 euros toutes taxes comprises correspondant aux frais d'expertise soit mise à la charge de l'autre partie, sont irrecevables et ne peuvent qu'être rejetées.
Sur les frais liés à l'instance :
8. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de la société Pyramide, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, le versement de la somme que le département de l'Eure demande au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions présentées sur le même fondement par la société Pyramide.
ORDONNE :
Article 1er : La requête du département de l'Eure est rejetée.
Article 2 : Les conclusions présentées par la société Pyramide au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et tendant à la condamnation du département de l'Eure à supporter les dépens sont rejetées.
Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée au département de l'Eure, à la société Pyramide et au préfet de la région Normandie.