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Décisions

Cass. com., 1 juin 2022, n° 21-14.470

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

PARTIES

Demandeur :

Back-Holding GmbH (Sté), Ibis Backwarenvertriebs GmbH (Sté)

Défendeur :

Régals de Bretagne (SAS), Atlantique productions (SAS), Biscuiterie pâtisserie carrée (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Darbois

Avocat général :

Mme Beaudonnet

Rapporteur :

Mme Poillot-Peruzzetto

Avocats :

SAS Boulloche, Colin, Stoclet et Associés, SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh

T. com. Rennes, du 22 mars 2016

22 mars 2016

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué et les productions (Paris, 29 janvier 2021, tel que rectifié par les arrêts des 9 avril et 24 septembre 2021), rendu sur renvoi après cassation (chambre commerciale, financière et économique, 18 mars 2020, n° 18-20.256), la société de droit allemand Back-Holding GmbH, venant aux droits de la société Pro Back Handelsgesellschaft, et la société Ibis Backwarenvertriebs GmbH (les sociétés Ibis), ayant pour activité la distribution de produits de boulangerie et de pâtisserie, ont, à compter de la fin de l'année 2002, entretenu une relation commerciale suivie avec la société Régals de Bretagne (la société Régals) en vue de la distribution en Allemagne de produits de boulangerie industrielle, de viennoiserie, de biscuiterie et pâtisserie, fabriqués par les sociétés Atlantique productions et Biscuiterie pâtisserie carrée (la société BPC), appartenant au même groupe que la société Régals.

2. Cette relation a été formalisée par la signature, à compter du 17 octobre 2008, de contrats successifs. Le dernier, signé le 2 juillet 2013, qui portait sur une période contractuelle s'achevant le 28 février 2014, prévoyait que les parties s'engageaient à négocier, avant le 30 novembre 2013, le prix des produits applicable à compter du 1er mars 2014.

3. Aucun accord n'ayant pu être trouvé à cette date, les négociations se sont poursuivies durant l'année 2014 et les relations commerciales ont perduré jusqu'en juin 2015, date à laquelle elles ont définitivement cessé.

4. Reprochant aux sociétés Ibis une baisse substantielle du volume des commandes à compter de mars 2014, la société Régals les a assignées devant le tribunal de commerce de Rennes en paiement de dommages-intérêts pour rupture brutale de la relation commerciale établie.

5. Les sociétés Atlantique productions et BPC sont intervenues volontairement à l'instance pour demander la réparation de leur préjudice résultant de la rupture brutale totale de la relation commerciale établie entre la société Régals et les sociétés Ibis.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

6. Les sociétés Ibis font grief à l'arrêt, tel que matériellement rectifié, de rejeter les fins de non-recevoir qu'elles ont soulevées et de les condamner solidairement à payer aux sociétés Atlantique productions et BPC les sommes respectives de 1 575 030 euros et 1 550 491 euros, alors « que les arrêts qui ne mentionnent pas le nom des trois juges qui en ont délibéré sont nuls ; que l'arrêt, qui énonce que, lors du délibéré, la cour d'appel était composée de M. Denis Ardisson, Président de la chambre, Mme Marie-Ange, Président de chambre, Mme Isabelle Paulmier-Cayol, Conseillère", ne mentionne pas le nom de famille du deuxième magistrat qui a participé au délibéré ; qu'il est, par conséquent, entaché de nullité au regard des exigences des articles 454 et 458 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

7. Si l'arrêt du 29 janvier 2021 ne mentionne, dans la composition de la Cour, que le nom de famille de deux magistrats ainsi que le prénom d'un troisième ayant participé au délibéré, l'arrêt rectificatif du 24 septembre 2021, qui n'a pas été frappé de pourvoi, mentionne que « l'affaire a été examinée par la Cour composée de : M. Denis ARDISSON, Président de la chambre, Mme Marie-Ange SENTUCQ, Présidente de chambre, Mme Isabelle PAULMIER-CAYOL, Conseillère ». L'arrêt rectificatif faisant corps avec l'arrêt rectifié, le grief de nullité du jugement est sans portée.

8. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le deuxième moyen

Enoncé du moyen

9. Les sociétés Ibis font grief à l'arrêt de rejeter les fins de non-recevoir tirées, d'une part, de ce que l'appel interjeté par les sociétés Atlantique productions et BPC était irrecevable et, d'autre part, de ce que les demandes formées par ces sociétés étaient irrecevables, alors « que l'article D. 442-3 du code de commerce ne confère un monopole à la cour d'appel de Paris que pour connaître, en appel, des demandes fondées sur l'article L. 442-6 du même code ; que la demande d'indemnisation formée par un tiers à une relation commerciale brutalement rompue, qui ne peut être présentée que sur le fondement du droit commun de la responsabilité civile délictuelle, n'entre pas dans le champ d'application de l'article D. 442-3 du code de commerce ; qu'en considérant, pour écarter les fins de non-recevoir, qu'en vertu de cet article, la cour d'appel de Paris était la seule juridiction nationale investie du pouvoir d'apprécier les preuves d'une relation commerciale établie et celles de sa rupture brutale, invoquées par un tiers à cette relation sur le fondement de l'article 1382, devenu 1240, du code civil, la cour d'appel a violé, par fausse application, l'article D. 442-3 du code de commerce. »

Réponse de la Cour

10. Après avoir énoncé qu'il ressort de l'article D. 442-3 du code de commerce que la cour d'appel compétente pour connaître des décisions rendues par les juridictions désignées pour statuer sur l'application de l'article L. 442-6 de ce code est celle de Paris et constaté que les sociétés Régals, Atlantique productions et BPC lui demandaient de réformer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Rennes en ce qu'il avait décidé qu'il n'y avait pas eu de rupture brutale de la relation commerciale établie au sens de l'article L. 442-6 I, 5° du même code et a rejeté leur demande formée de ce chef, l'arrêt retient que la cour d'appel de Paris est seule investie du pouvoir d'apprécier l'existence d'une relation commerciale établie, ainsi que celles de sa rupture brutale auxquelles est subordonné le lien de causalité avec le dommage dont une personne morale tierce revendique l'indemnisation sur le fondement de l'article 1382, devenu 1240, du code civil.

11. En cet état, c'est à bon droit que la cour d'appel a rejeté la fin de non-recevoir tirée de son défaut de pouvoir juridictionnel.

12. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le troisième moyen

Enoncé du moyen

13. Les sociétés Ibis font grief à l'arrêt, tel que matériellement rectifié, de les condamner solidairement à payer aux sociétés Atlantique productions et BPC les sommes respectives de 1 575 030 euros et 1 550 491 euros, alors :

« 1°/ que seule la rupture brutale d'une relation commerciale établie constitue une faute engageant la responsabilité de son auteur à l'égard des tiers à cette relation ; qu'en se bornant, pour condamner les société Ibis, à retenir l'existence d'une "rupture fautive", sans quantifier la diminution des commandes reprochée aux sociétés Ibis ni expliquer, même sommairement, en quoi cette diminution aurait constitué une rupture brutale, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu 1280, du code civil ;

2°/ que les sociétés Ibis faisaient valoir que la baisse du chiffre d'affaires de la société Régals entre janvier et mars 2014 provenait exclusivement de la baisse des commandes de pains au lait, les commandes de pains au chocolat étant restées stables, voire ayant crû, sur cette période, et que les achats de pains au lait avaient repris à partir d'avril 2014, de sorte que la diminution des commandes de pains au lait entre janvier et mars 2014 ne pouvait caractériser une rupture brutale de la relation commerciale établie ; qu'en se bornant, pour retenir l'existence d'une "rupture fautive" au 1er mars 2014, à relever que "la rupture partielle de la relation établie a pour point de départ le 1er mars 2014" sans rechercher, comme elle y était invitée, si le maintien des commandes de pains au chocolat et la reprise des commandes des pains au lait à compter d'avril 2014 n'excluaient pas que la diminution des commandes soit qualifiée de rupture brutale, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu 1240 du code civil ;

3°/ qu'une diminution continue, sur huit mois, du volume des commandes ne constitue pas une rupture brutale engageant la responsabilité de l'acheteur à l'égard des tiers à la relation commerciale ; qu'en se fondant, pour retenir l'existence d'une rupture fautive, sur la circonstance que la société Régals avait enregistré une chute continue des volumes des produits vendus aux société Ibis, à compter du mois d'octobre 2014 jusqu'à l'arrêt des commandes en juin 2015, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu 1240, du code civil ;

4°/ que la seule absence de préavis ne suffit pas à caractériser la brutalité de la rupture ; qu'en se bornant à relever, pour considérer que la rupture était fautive, que les sociétés Ibis n'avaient signifié aucun préavis devant aménager le terme de la relation commerciale, la cour d'appel, qui n'a pas établi le caractère brutal de la rupture, a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu 1240, du code civil. »

Réponse de la cour

14. Après avoir relevé que les sociétés Ibis et Régals ont, malgré l'échec des négociations pour le renouvellement du contrat de distribution le 1er mars 2014, poursuivi leur relation, l'arrêt retient d'abord qu'il a néanmoins été mis fin à cette date à l'obligation d'exclusivité d'approvisionnement des sociétés Ibis auprès de la société Régals. Il relève ensuite que la société Régals a enregistré une chute continue des volumes des commandes des produits fabriqués par les sociétés Atlantique productions et BPC à compter du mois d'octobre 2014 et que les commandes, comparées à celles résultant des courants d'affaires enregistrés les années antérieures, ont totalement cessé en juin 2015, sans qu'aucun préavis n'ait été signifié par les sociétés Ibis.

15. En l'état de ces constatations et appréciations, faisant ressortir que la cessation, aurait-elle été d'abord partielle puis totale, de la relation commerciale entre les parties avait été brutale, faute de toute prévenance par les sociétés Ibis de leur intention de diminuer sensiblement puis totalement leur approvisionnement auprès de leur partenaire, la cour d'appel, qui n'avait pas à effectuer la recherche inopérante invoquée par la deuxième branche, a légalement justifié sa décision.

16. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le quatrième moyen

Enoncé du moyen

17. Les sociétés Ibis font le même grief à l'arrêt, alors :

« 1°/ que le tiers à une relation commerciale brutalement rompue, qui soutient avoir subi un préjudice en qualité de fournisseur de la victime directe de la rupture, doit apporter la preuve de ce qu'il était, depuis le début de la relation commerciale, ou à tout le moins depuis un temps suffisamment long, le fournisseur des produits dont la commande a brutalement diminué ou cessé ; qu'en relevant, pour condamner les sociétés Ibis, que celles-ci n'apportaient aucun élément de preuve de nature à mettre en doute le fait que les produits achetés à la société Régals étaient fabriqués par les sociétés Atlantique productions et BPC depuis 2002, la cour d'appel a inversé la charge la preuve et violé l'article 1315, devenu 1353, du code civil ;

2°/ qu'en relevant que la réalité de la délégation aux sociétés Atlantique productions et BPC, depuis 2002, de la fabrication des produits dont les commandes avaient diminué à partir du 1er mars 2014 était confortée par les activités des sociétés au registre du commerce et par l'attestation de l'expert-comptable indiquant que les sociétés Régals, Atlantique productions et BPC étaient détenues intégralement par la société CB Expansion, la cour d'appel a statué par des motifs impropres à établir l'existence d'une telle délégation, privant ainsi sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu 1240, du code civil ;

3°/ que les jugements doivent être motivés ; qu'en n'expliquant pas, même sommairement, en quoi les activités des sociétés déclarées au registre du commerce et les liens capitalistiques existant entre elles permettaient d'établir la réalité de la délégation de la fabrication des produits aux sociétés Atlantique productions et BPC, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile ;

4°/ que le juge ne peut, pour prononcer une condamnation, se fonder exclusivement sur une attestation établie de manière non contradictoire par un technicien à la demande d'une partie et contestée par la partie adverse ; qu'en se fondant exclusivement, pour déterminer le préjudice subi par chacune des sociétés Atlantique productions et BPC, sur une unique attestation établie par leur expert-comptable, dont la valeur probante était contestée par les sociétés Ibis , la cour d'appel a violé l'article 16 du code de procédure civile ;

5°/ qu'en tout état de cause, en se fondant, pour justifier l'adoption, sans autre vérification, des montants de chiffre d'affaires mensuel moyen et de taux de marge mentionnés dans l'attestation de l'expert-comptable, sur la seule circonstance que les affirmations des société Ibis n'étaient « pas de nature à remettre en cause les valeurs sur la base desquelles l'expert-comptable des requérantes atteste de leur marge brute au soutien de l'assiette de la réparation de leur préjudice », la cour d'appel a inversé la charge de la preuve et violé l'article 1315, devenu 1353, du code civil ;

6°/ que le doublement de durée prévu en cas de fourniture de produits sous marque de distributeur s'applique, non pas à la durée du préavis que doit respecter l'auteur de la rupture, mais à la "durée minimale" de préavis déterminée, le cas échéant, par des accords interprofessionnels ; qu'en relevant, pour considérer que le préavis de six mois devait être doublé pour les produits sous marque de distributeur, que l'article L. 442-6, I. 5° du code de commerce prescrivait de doubler le délai de préavis pour la fourniture des produits sous marque de distributeur, la cour d'appel a violé cet article, ainsi que l'article 1382, devenu 1240, du code civil ;

7°/ que le préjudice subi par le fournisseur de la victime directe de la rupture brutale d'une relation commerciale établie ne consiste qu'en la perte de chance de se voir confier, par la victime directe, la fabrication des produits qui auraient été commandés à celle-ci par l'auteur de la rupture pendant la durée du préavis, sauf s'il est établi que la victime directe s'était engagée à s'approvisionner auprès de ce fournisseur ; qu'en se fondant, pour calculer le préjudice subi par les sociétés Atlantique productions et BPC, sur l'intégralité, et non une quote-part, de la marge moyenne réalisée sur les produits destinés à être vendus aux sociétés Ibis par l'intermédiaire de la société Régals , sans rechercher, comme elle y était invitée , s'il était certain que ces sociétés auraient pu maintenir la totalité de leur courant d'affaires avec la société Régals au cours du préavis, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu 1240, du code civil ;

8°/ que le calcul du préjudice subi par le fournisseur de la victime directe de la rupture brutale d'une relation commerciale établie doit tenir compte des possibilités de reconversion de ce fournisseur ; que la cour d'appel a relevé que les sociétés Atlantique productions et BPC n'établissaient pas la valeur de leur production totale au moment de la rupture et n'apportait pas la preuve de leur dépendance économique à l'égard des société Ibis ; qu'en s'abstenant de rechercher, comme elle y était invitée, si les sociétés Atlantique productions et BPC n'avaient pas la possibilité d'assurer, par une reconversion de leur activité auprès d'autres clients que Régals, le maintien, au moins partiel, de leur chiffre d'affaires pendant la durée du préavis, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu 1240, du code civil ;

9°/ qu'en état de cause, le dommage causé doit être réparé intégralement, sans perte ni profit ; que le préjudice subi par le fournisseur de la victime directe de la rupture brutale partielle d'une relation commerciale établie est la différence entre la marge que ce fournisseur aurait perçue en l'absence de rupture et la marge effectivement perçue pendant la durée correspondant au préavis qui aurait dû être signifié à la victime directe ; qu'en fixant le montant du préjudice subi par les sociétés Atlantique productions et BPC à la marge qu'elles auraient perçues, en l'absence de rupture, pendant les préavis de six ou douze mois, sans soustraire de ce montant, comme elle y était invitée, le montant de la marge effectivement perçue par ces sociétés après le 1er mars 2014, la cour d'appel a violé l'article 1382, devenu 1240, du code civil et le principe de la réparation intégrale du préjudice. »

Réponse de la Cour

18. En premier lieu, le moyen qui, en ses première, deuxième, troisième, quatrième, cinquième et septième branches, sous couvert de griefs infondés de manque de base légale, de violation du principe de la contradiction et d'inversion de la charge de la preuve, ne fait que critiquer l'appréciation souveraine, par la cour d'appel, des éléments de preuve sur l'existence et la consistance de la relation entre la société Régals et les sociétés Atlantique productions et BPC versés aux débats, ne peut être accueilli.

19. En deuxième lieu, après avoir retenu que la relation des parties était établie depuis 2002, que l'exclusivité des productions en cause était réduite à l'Allemagne et que la preuve de la dépendance économique des sociétés Atlantique productions et BPC n'était pas établie, c'est sans avoir à effectuer la recherche invoquée à la huitième branche que la cour d'appel a fixé la durée du préavis à six mois, justifiant légalement sa décision.

20. En troisième lieu, après avoir constaté qu'une partie de la fourniture des produits des sociétés Atlantique productions et BPC était réalisée sous marque de distributeur, c'est par une exacte application de l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce, dans sa rédaction alors en vigueur, que la cour d'appel a procédé au calcul de la durée du préavis en considérant que celle-ci devait être doublée pour la partie de la production de ces sociétés réalisée dans ces conditions.

21. En dernier lieu, le préavis de six mois étant dû à compter de la rupture de la relation commerciale établie, c'est sans méconnaître le principe de la réparation intégrale du préjudice que la cour d'appel a déterminé, contrairement à ce que soutient le grief de la neuvième branche, le montant de l'indemnité due aux sociétés Atlantique productions et BPC sur la base de la moyenne mensuelle de leur chiffre d'affaires avec un taux de marge respectivement relevé pour les années 2011 à 2013.

22. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.