Cass. crim., 26 janvier 2022, n° 20-86.858
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Soulard
Rapporteur :
M. Wyon
Avocat général :
M. Bougy
Avocats :
SARL Meier-Bourdeau, Lécuyer et associés, SCP Piwnica et Molinié
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.
2. À la suite d'un signalement de [3], il a été constaté que le compte bancaire de la société [1], exploitant un débit de boissons et de tabac, gérée à l'époque par Mme [L], avait été crédité à près de 40 % par de nombreux chèques émanant d'entreprises du bâtiment. C'est ainsi que, dans le courant de l'année 2012, ont été encaissés soixante-douze chèques, pour un montant total de 111 830 euros, émanant de plusieurs sociétés du secteur du BTP. L'anormalité de ces flux laissait soupçonner des opérations occultes.
3. Parmi ces entreprises dont des chèques ont été encaissés sur le compte de la société [1] figure la société [2], gérée par Mme [B] [R], qui a émis vingt-deux chèques à l'ordre de la société [1], pour un montant total de 33 609,48 euros.
4. À l'issue de l'enquête, Mme [L] a été poursuivie, en sa qualité de gérante de la société [1], pour blanchiment du délit de travail dissimulé par dissimulation de salariés, en encaissant sur le compte professionnel de la société [1] des fonds remis par les sociétés du BTP en question, avec cette circonstance que les faits ont été commis en utilisant les facilités procurées par l'exercice de l'activité professionnelle de gérante de débits de boissons, brasserie et jeux.
5. Mme [R] a été poursuivie, en sa qualité de gérante de la société [2], pour s'être, en employant des salariés non identifiés, soustrait intentionnellement aux déclarations relatives aux salaires ou aux cotisations sociales assises sur ceux-ci auprès des organismes de recouvrement des contributions et cotisations sociales ou de l'administration fiscale en vertu des dispositions légales, en versant les sommes correspondant aux salaires, pour les dissimuler, à la société [1] pour un montant de 33 609,48 euros.
6. Par jugement du 1er février 2019, le tribunal correctionnel de Bobigny a relaxé les prévenues.
7. Le procureur de la République a fait appel de cette décision.
Examen des moyens
Sur le premier moyen proposé pour Mme [R]
8. Il n'est pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.
Mais sur le premier moyen proposé pour Mme [L]
Énoncé du moyen
9. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré Mme [L] coupable de blanchiment aggravé de travail dissimulé, alors :
« 1°/ que le délit de blanchiment suppose, pour être constitué, l'existence d'une infraction principale, préalable aux faits de blanchiment ; qu'en déclarant Mme [L] coupable de blanchiment de travail dissimulé par dissimulation de salariés pour avoir encaissé sur le compte de la société [1], dont elle était la gérante de droit, des fonds remis par des entreprises du bâtiment, tout en constatant que ces fonds n'étaient pas le produit du délit de travail dissimulé reproché à ces entreprises dès lors que ce délit avait, selon elle, pour origine le prétendu échange des chèques en espèces pour payer les ouvriers desdites entreprises et était donc postérieur à l'encaissement desdits chèques, la cour d'appel a méconnu les articles 6 et 7 de la Convention européenne des droits de l'homme, 324-1 du code pénal, 591 et 593 du code de procédure pénale ;
2°/ que le délit de blanchiment est une infraction intentionnelle ; qu'en se fondant, pour dire que Mme [L] s'était rendue coupable, en sa qualité de gérante de droit de la société [1], de blanchiment de travail dissimulé en encaissant sur le compte de cette société une partie des chèques émis, sans ordre, par les sociétés gérées par M. [U] [F] et par Mme [R] et remis par des ouvriers du bâtiment, sur la circonstance qu'elle ne s'était pas assurée que ces chèques correspondaient à une vraie prestation au bénéfice de ces sociétés, sans constater qu'elle aurait su que ces chèques auraient été échangés contre des espèces, ainsi que l'auraient prétendument reconnu les gérants des entreprises émettrices, et auraient ainsi permis à ces dernières de rémunérer leurs travailleurs occultes, la cour d'appel a méconnu les articles 121-3 du code pénal, 324-1 du code pénal, 591 et 593 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 324-1, deuxième alinéa, du code pénal :
10. Aux termes de ce texte, le blanchiment est le fait d'apporter un concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d'un crime ou d'un délit.
11. Pour déclarer Mme [L] coupable de blanchiment de travail dissimulé, l'arrêt attaqué retient qu'elle a endossé une partie des chèques litigieux sans s'assurer qu'ils correspondaient à une vraie prestation au bénéfice des sociétés gérées par M. [F] et Mme [R], ainsi que la grosse proportion de sociétés du bâtiment dans les crédits du compte bancaire de la société alors que le montant individuel des chèques correspond parfaitement au niveau de salaire des ouvriers sur les chantiers, et la reconnaissance explicite de ces derniers dans l'échange chèques contre espèces pour aider les entreprises du bâtiment à rémunérer leurs travailleurs occultes contre rémunération, à laquelle la prévenue avait le plus intérêt.
12. Les juges ajoutent que le fait de recevoir, au sein de la société qu'elle dirige, des chèques dont l'ordre n'est pas mentionné, et qui lui sont donnés par des ouvriers du bâtiment, signe le caractère parfaitement anormal de l'origine des fonds, qu'elle ne peut ignorer.
13. La cour d'appel relève que l'élément intentionnel de l'infraction de blanchiment aggravé, en utilisant les facilités par l'exercice d'une activité professionnelle de gérante de boissons, bar, brasserie et jeux générant un montant très important en espèces, se déduit de ce comportement, que le fait qu'il s'agisse d'une entreprise familiale ne peut lui permettre de se soustraire aux obligations légales, et que ses problèmes de mémoire ne sont pas de nature à effacer le fait qu'elle avait parfaitement admis sa culpabilité pour sa participation à un système de travail dissimulé dans un premier temps.
14. En se prononçant ainsi, alors qu'il ne ressort pas de ses constatations que les fonds perçus sur le compte bancaire de la société [1], qui, selon les juges, correspondaient aux salaires des ouvriers et devaient leur être restitués en espèces afin de rendre leur rémunération occulte, étaient le produit direct ou indirect du délit de travail dissimulé que ce procédé avait pour but de rendre ensuite possible, et alors que le produit du délit de travail dissimulé ne pouvait consister que dans le montant des cotisations et contributions sociales à la charge de l'employeur qui ont été éludées, la cour d'appel a méconnu le texte susvisé.
15. La cassation est par conséquent encourue de ce chef.
Et sur le second moyen proposé pour Mme [R]
Énoncé du moyen
16. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a condamné Mme [R] à une peine de huit mois d'emprisonnement, assortie du sursis, à une peine d'amende de 10 000 euros et a prononcé une interdiction définitive de gérer, alors :
« 1°/ qu'en matière correctionnelle, toute peine doit être motivée en tenant compte de la gravité des faits, de la personnalité de leur auteur et de sa situation personnelle ; qu'en affirmant que les faits revêtent une gravité certaine car ils appauvrissent le Trésor public et créent une concurrence déloyale au détriment d'entreprises gérées par des personnes respectueuses des lois françaises, la cour d'appel s'est prononcée par des motifs inopérants en ce que les faits incriminés portant sur le défaut de déclaration de salaires ne causent aucun préjudice au Trésor public et par des motifs généraux pour le reste, qui ne s'expliquent pas suffisamment sur la gravité des faits, les éléments de personnalité de la prévenue et sa situation personnelle, privant ainsi sa décision de base légale au regard des articles 132-1 du code pénal et les articles 485, 512 et 593 du code de procédure pénale ;
2°/ que le montant de l'amende est déterminé en tenant compte des ressources et des charges de l'auteur de l'infraction ; qu'en prononçant une peine d'amende de 10 000 euros à l'encontre de la prévenue, sans expliquer en quoi elle serait adaptée aux ressources, inexistantes, de l'exposante et à ses charges, celles-ci étant en charge de l'éducation de trois enfants, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 132-20, alinéa 2, du code de procédure pénale ;
3°/ qu'en prononçant à l'encontre de la prévenue une interdiction définitive de gérer sans expliquer en quoi cette mesure, définitive, était adaptée au regard de la gravité des faits, des éléments de personnalité de la prévenue et de sa situation personnelle, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 132-1 du code pénal et 485, 512 et 593 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 132-1, 132-20, alinéa 2, du code pénal, dans la rédaction dudit code alors en vigueur :
17. Selon le premier de ces textes, toute peine doit être motivée en tenant compte de la gravité des faits, de la personnalité de leur auteur et de sa situation personnelle.
18. Selon le second, le montant de l'amende est déterminé en tenant compte des ressources et des charges de l'auteur de l'infraction.
19. Pour condamner Mme [R] à huit mois d'emprisonnement avec sursis, 10 000 euros d'amende, et une interdiction définitive de gérer une entreprise commerciale, l'arrêt attaqué énonce qu'elle aurait été hospitalisée en Turquie pour cause de Covid 19, qu'elle est mariée, a trois enfants majeurs et n'aurait aucun revenu personnel.
20. Les juges ajoutent que n'ayant pas été condamnée au cours des cinq années précédant les faits pour crime et délit de droit commun à une peine de réclusion ou d'emprisonnement, elle peut bénéficier du sursis dans les conditions prévues aux articles 132-29 à 132-39 du code pénal, 734 à 736 du code de procédure pénale.
21. En prononçant par ces seuls motifs, sans mieux s'expliquer sur les éléments de la personnalité de la prévenue, ainsi que sur les ressources et les charges actuelles de celle-ci, qu'elle devait prendre en considération, et sans constater que la prévenue, non comparante devant elle, n'avait fait produire aucun élément relatif à sa situation, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision.
22. La cassation est par conséquent encore encourue de ce chef.
23. Elle sera limitée aux peines, dès lors que la déclaration de culpabilité n'encourt pas la censure.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu d'examiner le second moyen de cassation proposé pour Mme [L], la Cour :
CASSE et ANNULE l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Paris, en date du 7 décembre 2020, mais en ses seules dispositions relatives à Mme [L], et aux peines prononcées contre Mme [R], toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;
Et pour qu'il soit à nouveau statué, conformément à la loi, dans les limites de la cassation ainsi prononcée,
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Paris, autrement composée, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil.