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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 15 juin 2022, n° 20/07458

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Coopérative Agricole et Agro-Alimentaire

Défendeur :

2F Ouest (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Dallery

Conseillers :

Mme Depelley, Mme Lignières

Avocats :

Me Bouzidi-Fabre, Me Bonaldi, Me Cressard

T. com. Rennes, du 14 mai 2020, n° 2019F…

14 mai 2020

FAITS ET PROCEDURE

La société Société Coopérative Agricole et Agro-Alimentaire-Agrial (ci-après « la société Agrial ») est une coopérative agricole et agro-alimentaire qui exerce une activité de transformation et de valorisation de productions de céréales, pommes, volailles, bovins, porcs, lait et légumes et mutualise pour ses adhérents les achats nécessaires à leurs productions comme les aliments, les produits phytosanitaires, semences et engrais.

La société S.A. 2F Ouest (ci-après « 2F Ouest »), anciennement Ets Leseur (rachat en 2016), exerce une activité de production et commercialisation d'engrais, mais également des prestations de service de type stockage, mélange et ensachage. Elle possède un site de production à [Localité 4] précédemment exploité par la SAM détenue majoritairement par la société Capnor, elle-même filiale de Agralco, devenue Agrial.

Dans le cadre de son activité, la société Agrial a recours à la sous-traitance notamment pour des prestations de mélange et d'ensachage d'engrais granulé. A compter de 1999, ces prestations ont été confiées à la société Leseur, devenue 2F Ouest.

En février 2017, la société Agrial a informé la société 2F Ouest de sa volonté de participer à la création d'une usine d'engrais de mélange à [Localité 5], ce qui pourrait avoir des conséquences sur les volumes de prestation confiés au site de [Localité 4].

A compter de septembre 2017, la société 2F Ouest a transmis tous les mois à son client historique Agrial, les grilles tarifaires habituelles. Ces grilles étaient transmises à Monsieur [K], responsable des achats Agrial, puis à son successeur Monsieur [Z] qui n'a pas opposé de fin de non-recevoir.

En février 2018, la société 2F Ouest a constaté une absence de commandes de la part d'Agrial malgré ses sollicitations. Elle a cependant reçu un accord de Monsieur [Z] sur les tarifs proposés assorti d'un commentaire indiquant une absence de visibilité sur les commandes à venir au motif d'une demande de consommation des produits assez faibles.

Le 1er juin 2018, la société Agrial a informé la société 2F Ouest de sa décision de ne plus avoir recours aux services de la société 2F Ouest.

Dans un courrier du 5 juin 2018, le Directeur Général de la société 2F Ouest a alerté Agrial de la situation précisant qu'il s'agissait d'une rupture brutale de la relation commerciale établie et qu'il a demandé à ce titre à son interlocuteur de reconsidérer sa position. La société Agrial n'a pas répondu à ce courrier.

C'est dans ce contexte que le 21 juin 2019, la société 2F Ouest a assigné la société Agrial devant le tribunal de commerce de Rennes.

Par jugement du 14 mai 2020, le tribunal de commerce de Rennes a :

Condamné la société Agrial à payer à la société 2F Ouest la somme de 180.000 euros pour rupture abusive des relations commerciales établies, outre les intérêts au taux légal à compter du prononcé du jugement.

Condamné la société Agrial à payer à la société 2F Ouest la socmme de 4.000 euros par application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.

Débouté les parties de leurs autres demandes, plus amples ou contraires.

Condamné la société Agrial aux entiers dépens.

Par déclaration au greffe, reçue le 16 juin 2020, la société Agrial a interjeté appel du jugement.

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées le 13 septembre 2021, la société Agrial demande à la Cour de :

Vu l'article L. 442-6, I, 5° ancien du Code de commerce,

Réformer intégralement le jugement du Tribunal de commerce de Rennes du 14 mai 2020 ;

Dire que la rupture n'est ni brutale, ni imputable à la SOCIETE COOPERATIVE AGRICOLE ET AGRO-ALIMENTAIRE AGRIAL ;

En conséquence,

Débouter la société 2F OUEST de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions ;

Subsidiairement,

Limiter à 12 mois la durée du préavis ;

Ramener la demande d'indemnisation de la société 2F OUEST au titre du préavis non respecté à de plus justes proportions ;

En toute hypothèse,

Débouter la société 2F OUEST de sa demande au titre de la perte du fonds de commerce ;

Condamner la société 2F OUEST à indemniser la SOCIETE COOPERATIVE AGRICOLE ET AGRO-ALIMENTAIRE AGRIAL à hauteur de 15.000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Condamner la même aux entiers dépens.

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées le 23 février 2021, la société 2F Ouest demande à la Cour de :

Vu l'article L. 442-6-I-5° ancien du Code de commerce,

Il est demandé à la Cour d'appel de Paris d'infirmer le jugement du Tribunal de commerce de Rennes en ce qu'il a :

Limité la condamnation de la société AGRIAL à la somme de 180.000 € au titre de la rupture brutale et de 4.000 € au titre des frais irrépétibles ;

Rejeté les autres demandes formulées par la société 2F OUEST.

Et, statuant à nouveau, de :

Constater qu'il existait des relations commerciales établies entre les sociétés AGRIAL et 2F OUEST ;

Dire qu'il y a eu rupture brutale de la relation commerciale établie ;

Dire que cette rupture brutale a été volontairement cachée à 2F OUEST afin de l'empêcher de se réorganiser commercialement et ainsi éviter toute concurrence sur la région et mettre en difficulté la société 2F OUEST ;

Condamner la société AGRIAL à payer à la société 2F OUEST les sommes suivantes à titre d'indemnité pour rupture abusive des relations commerciales, assorties des intérêts au taux légal à compter de l'assignation :

- 690.000 euros au titre du préavis non respecté.

- 106.000 euros au titre de la perte du fonds de commerce.

Condamner la société AGRIAL à payer à la société 2F OUEST la somme de 15.000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Condamner la société AGRIAL aux entiers dépens de la présente instance ;

***

La cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.

SUR CE, LA COUR

Sur la rupture de la relation commerciale,

L'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce dans sa version antérieure à l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 applicable au litige, dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.

Les parties ont noué une relation commerciale à compter de 1999, la société Agrial confiant à la société 2F Ouest des prestations de mélange et d'ensachage d'engrais granulés. Il n'est pas contesté que le volume moyen s'élevait à 7 232 tonnes sur un total de 18 737 tonnes sur le site de production de [Localité 4], site racheté par la société 2F Ouest à des filiales du groupe Agrial.

La société 2F Oest a poursuivi son activité de sous-traitance pour le compte de la société Agrial jusqu'en juillet 2017, période de la fin de la campagne agricole 2016/2017. Le flux d'affaires entre les parties a été stable entre 2015 et 2017. A compter de septembre 2017, les parties ont échangé plusieurs courriels mais plus aucune commande n'a été réalisée par la société Agrial.

Les parties ne contestent pas le caractère établi de la relation commerciale nouée entre elles à compter de 1999, mais s'opposent sur l'imputabilité et la brutalité de la rupture de cette relation.

* Sur la brutalité de la rupture.

Le texte précité vise à sanctionner, non la rupture elle-même, mais sa brutalité caractérisée par l'absence de préavis écrit ou l'insuffisance de préavis.

Pour contester l'imputabilité de la rupture de la relation début 2018 et de son caractère brutal, la société Agrial prétend que le marché des engrais chimiques est en crise, qu'elle a dû rationaliser et réorganiser son activité, que l'engrais acheté était destiné aux cultures de carottes pour lesquelles l'utilisation du dichloropropène a été interdite en 2018, et enfin que le départ des interlocuteurs respectifs des sociétés Agrial et 2F Ouest sont à l'origine de l'absence d'échange et de négociation entre les parties fin 2017, début 2018. Elle ajoute que la hausse des tarifs de la société 2F Ouest ont impacté sa compétitivité. Elle en déduit que c'est une conjonction de nombreux facteurs législatifs, environnementaux, conjoncturels et économiques qui ont conduit à une rupture naturelle du contrat, qui ne saurait être imputée ni à l'une ni à l'autre des parties, sachant que la rupture était totalement prévisible à cause du déclin général de l'activité engrais et du projet de la société Agrial, dont la société 2 F Ouest était au courant, de créer une usine d'engrais de mélange à [Localité 5] qui allait à terme conduire à transférer les productions d'engrais et de réduire l'achat d'engrais à la société 2F Ouest. La société Agrial ajoute que la société 2F Ouest a eu plus d'un an pour réorganiser son activité en prévision des changements annoncés et que la fermeture des sites de Carhaix et de [Localité 4] avait été prévu dès fin 2016, début 2017.

Si l'ensemble de ces circonstances peuvent expliquer la cessation de la relation commerciale entre les parties, la société Agrial ne produit aucun élément concernant sa situation particulière dans ce contexte, autre que l'attestation en pièce n° 20 manifestement insuffisante, pour justifier une rupture de sa relation commerciale avec la société 2F Ouest sans préavis à compter de la campagne 2017/2018.

En effet, il ressort des échanges de courriels entre les parties à compter de septembre 2017 notamment concernant les prix (pièces 2F Ouest n° 5) que rien ne laissait présager la fin des commandes pour la nouvelle campagne. Puis par un courriel du 14 février 2018 (pièce n° 6), la société 2F Ouest écrivait à la société Agrial en ces termes : « Suite à notre rdv de janvier, je vous propose comme convenu les prix des matières premières fournies par 2F ouest sur février. Je vous laisse modifier si besoin le prix des matières premières Agrial.

Les premières commandes de mélanges arrivent à folligny depuis quelques jours, à ce sujet avez-vous plus de visibilité sur le volume que vous envisagez faire sur folligny.

Je vous joins également la tarification prestations 2018 avec une partie variable en fonction des volumes. »

La société Agrial répondait par courriel du 15 février 2018 (pièce n° 7) : « Ok dans l'ensemble pour les prix, ça me convient. Pas trop de visibilité encore sur les volumes de Foligny. Les ventes en culture sont assez faibles depuis le début de l'année et n'ont pas encore vraiment redémarré. »

Il ressort du courrier de la société 2F Ouest adressé à la société Agrial le 5 juin 2018 (pièce n° 8) que lors d'un entretien du 1er juin 2018, cette dernière a informé 2F Ouest de ne plus avoir besoin de ses services pour faire la prestation ayant investi dans un outil de production à [Localité 5].

Quand bien même la société 2F Ouest avait été mise au courant du projet de restructuration de la société Agrial dès février 2017, il ressort des pièces et explications des parties que la société Agrial n'a jamais clairement notifié à son partenaire historique la fin de la relation commerciale ni a fortiori respecté de préavis à cette rupture qui lui est imputable.

Dès lors, la société Agrial a brutalement rompu la relation commerciale établie nouée avec la société 2F Ouest depuis 1999, et engage sa responsabilité sur le fondement de l'article précité. Le jugement sera confirmé sur ce point.

* Sur le préavis,

Il est constant que le préjudice résultant du caractère brutal de la rupture est constitué par la perte de la marge dont la victime pouvait escompter bénéficier pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé. Le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée, de la nature et des spécificités de la relation commerciale établie, du produit ou du service concerné.

La société 2F Ouest soutient qu'outre le fait que la relation commerciale est ancienne de 19 ans, dans le marché de l'engrais, les clients sont peu nombreux mais représentent une quantité importante de commandes, ce qui est le cas pour la société Agrial. Elle estime qu'il lui est impossible de récupérer rapidement des clients aussi importants dans la région et que se réorganiser demande un délai suffisamment long, à savoir 18 mois.

La société Agrial estime que le préavis ne peut excéder 12 mois.

Il n'est pas contestable que la relation commerciale nouée entre les parties est ancienne, que l'activité objet de la prestation présentait une certaine spécificité et que cette relation représentait une part importante (39 %) du chiffre d'affaires du site de [Localité 4], sans qu'il soit précisé la part de ce chiffre d'affaires sur le chiffre d'affaires global de la société 2F Ouest.

Au regard de l'ensemble de ces éléments, la Cour estime le délai de préavis suffisant à 12 mois.

Le jugement sera confirmé sur ce point.

* Sur le doublement du préavis pour la marque distributeur.

La société 2F Ouest fait valoir que c'est la société Agrial qui définissait son catalogue d'engrais à faire fabriquer à [Localité 4], qui en définissait ou en validait la formulation, qui achetait les matières premières et qui enfin fournissait les big bags et les sacs pour leur ensachage, et qui en assurait la vente au détail auprès de ses clients agriculteurs et s'occupait même de la logistique en envoyant ses camions affrétés charger les engrais sur le site de [Localité 4]. Ainsi, la société 2F Ouest s'estime être sous-traitante de la société Agrial et réaliser ses prestations sous marque de distributeur. La société 2F Ouest considère que la réglementation utilisée par la société Agrial pour ne pas se considérer comme vendeur au détail n'est pas une définition et ne s'oppose pas à ce que Agrial soit considéré comme faisant de la vente au détail. D'autant plus que l'activité d'Agrial entre dans la définition du commerce de détail retenu par l'INSEE. La société 2F Ouest en déduit que la durée de son préavis doit être doublé en raison de la fourniture de produit sous marque distributeur.

Comme l'a retenu à juste titre le tribunal, il ressort des explications des parties que la prestation de la société 2F Ouest se limitant à mélanger les produits fournit par la société Agrial puis de les ensacher dans des sacs au logo Agrial, ne peut être considéré comme la « fourniture de produit sous marque distributeur » au sens des dispositions de l'article L. 442-6, I, 5°. Le jugement sera confirmé en ce qu'il a rejeté la demande de doublement de la durée de préavis.

* Sur l'évaluation du préjudice.

Contrairement à ce qu'avance la société 2F Ouest, l'évaluation du préjudice sur la perte de marge dont la victime pouvait escompter bénéficier pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé, est non pas la marge "brute" mais la marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture.

Il est constant que si la société 2F Ouest fournit un certain nombre d'élément pour justifier de la marge brute dégagée sur l'activité objet de la relation commerciale avec la société Agrial, elle ne fournit pas d'élément pour déterminer le montant des charges fixes et variables engagées pour réaliser le chiffre d’affaires.

Au regard des éléments comptables produits par la société 2 F Ouest (pièces n° 10, 10-1 à 10-5), il y a lieu de retenir la perte de marge brute moyenne annuelle de 230 000 euros de laquelle, il convient de déduire les frais de personnels tel qu'évalué par le tribunal. En effet, si les frais de personnel ne sont pas nécessairement des charges variables, il ressort effectivement des comptes de l'exercice clos le 31 décembre 2018 une baisse de charges de personnels par rapport aux comptes de l'exercice clos le 31 décembre 2017 (pièce Agrial n° 11).

Dès lors le jugement sera confirmé en ce qu'il a évalué le préjudice de la société 2F Ouest à la somme de 180 000 euros et condamné la société Agrial à lui payer cette somme à titre de dommages-intérêts.

* Sur la demande relative à la perte du fonds de commerce.

La société 2F Ouest ne justifie pas que la perte alléguée du fonds de commerce est consécutive à la brutalité de la rupture et non de la rupture elle-même de la relation commerciale.

Le jugement sera confirmé en ce qu'il a débouté la société 2F Ouest de sa demande à ce titre.

Sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile.

Le jugement sera confirmé en ce qu'il a condamné la société Agrial aux dépens de première instance et à payer à la société 2 F Ouest la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

La société Agrial, partie perdante, sera condamnée aux dépens d'appel.

En application de l'article 700 du code de procédure civile, la société Agrial sera déboutée de sa demande et condamnée à verser à la société 2F Ouest la somme de 10 000 euros.

PAR CES MOTIFS

Confirme le jugement en toutes ses dispositions.

Y ajoutant,

Condamne la société Agrial aux dépens d'appel.

Condamne la société Agrial à payer à la société 2 F Ouest la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Rejette toute autre demande.