CA Paris, 4e ch., 30 novembre 2001, n° D20010153
PARIS
Arrêt
Confirmation
M. B, qui était jusqu'en juillet 1998 associé et gérant de la SNC ETABLISSEMENTS B, indique avoir conçu une collection de lunettes de soleil dite "SNAKES" comportant des modèles en forme d'"oeil de serpent" et notamment un modèle dénommé "MAMBA" qui ont connu un vif succès en 1995. Ces modèles ont été fabriqués par la SNC ETABLISSEMENTS B et distribués par la SARL BOLLE DIFFUSION.
Estimant que des modèles dénommés "EXESS 602" et "EXESS 603" commercialisés par M. G, opticien détaillant, dans son magasin "OTPIQUE MONTORG'OEIL" et provenant de la société ANDRE BOUVRET constituaient des contrefaçons de leur modèle et portaient plus généralement atteinte à leurs droits, M. B ainsi que la SNC ETABLISSEMENTS B et la SARL BOLLE DIFFUSION FRANCE, après avoir fait procéder à une saisie-contrefaçon, avaient fait assigner M. G et la société ANDRE BOUVRET devant le tribunal de commerce de Paris.
Outre des mesures d'interdiction sous astreinte, de destruction et de publication, M. B ainsi que les sociétés SNC ETABLISSEMENTS BOLLE et BOLLE D demandaient au tribunal de commerce de Paris de condamner les défendeurs à leur verser diverses sommes à titre de dommages intérêts.
Les défendeurs avaient soulevé l'incompétence du tribunal au profit de celui de Bourg en Bresse et conclu au débouté des demandes formées à leur encontre.
Par un jugement en date du 10 octobre 1997, le tribunal de commerce de Paris (tout en retenant dans ses motifs que le modèle invoqué était original et avait été reproduit sans autorisation) a :
"- dit les défendeurs recevables mais mal fondés en leur exception d'incompétence et a donc retenu sa compétence,
- dit que la société ANDRE BOUVRET SA et M. Alain G se sont rendus coupables de concurrence déloyale à l'égard des demandeurs,
- condamné la société ANDRE BOUVRET SA à payer aux demandeurs la somme de 130 000 francs au titre tant de l'atteinte aux droits d'auteur de ces derniers que de l'atteinte à leurs droits patrimoniaux et celle de 40 000 francs au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile,
- condamné M. Alain G à payer aux demandeurs la somme de 20 000 francs dans les mêmes conditions,
- fait interdiction aux défendeurs de poursuivre la commercialisation des produits litigieux, sous astreinte de 1000 francs par produit à compter du 10ème jour suivant la signification du jugement,
- ordonné à la société ANDRE BOUVRET SA la destruction, dans les mêmes délais et devant huissier, des produits litigieux qu'elle détient, sous astreinte de 2000francs par jour de retard,
- autorisé la publication par les demandeurs, à leurs frais, de tout ou partie du jugement dans le ou les périodiques de leur choix, quand il sera devenu définitif".
M. G et BOUVRET ont interjeté appel.
Aux termes de ses dernières conclusions signifiées le 9 juin 2001 M. G prie la Cour de :
- dire que les intimés ne rapportent pas la preuve de la contrefaçon,
- les débouter en conséquence de toutes leurs demandes, fins et conclusions,
- constater, subsidiairement qu'il n'a acheté que deux montures soit-disant contrefaites,
- fixer en conséquence le montant du préjudice subi par les intimés à la somme de 238 francs,
- lui donner acte de ce qu'il renonce à commercialiser la seule paire restant en sa possession,
- lui donner acte de ce qu'il est prêt à la détruire en présence d'un huissier,
- condamner M. B, la SNC ETABLISSEMENTS B et la SARL BOLLE DIFFUSION à lui payer la somme de 10 000 francs sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Dans ses dernières écritures signifiées le 4 mai 2001, BOUVRET demande à la Cour de :
- infirmer le jugement du tribunal de commerce de Paris du 19 octobre 1997 en toutes ses dispositions, Et, statuant à nouveau,
- déclarer irrecevables en leur action en contrefaçon et/ou concurrence déloyale M. B ainsi que les sociétés ETABLISSEMENTS BOLLE et BOLLE D,
- dire et juger, à titre subsidiaire, que la société ETABLISSEMENTS ANDRE B n'a commis aucun acte de contrefaçon ou de concurrence déloyale,
- dire et juger, à titre infiniment subsidiaire, que le préjudice subi par l'intimée est minime,
- condamner l'intimée à verser à la société ETABLISSEMENTS ANDRE B la somme de 40 000 francs conformément à l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Vu les conclusions signifiées le 14 juin 2001 aux termes desquelles M. B ainsi que les sociétés B (anciennement ETABLISSEMENTS B) et BOLLE P (anciennement BOLLE D) prient la cour de :
- recevoir la société BOLLE, venant aux droits de la société ETABLISSEMENTS B, en son intervention volontaire,
- recevoir la société BOLLE PROTECTION, venant aux droits de la société BOLLE DIFFUSION FRANCE, en son intervention volontaire,
- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a jugé que les modèles "EXESS 602" et "EXESS 603" étaient non seulement une contrefaçon mais bien plus une copie servile du modèle original "MAMBA",
- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a jugé que la société ETABLISSEMENTS ANDRE B et M. G ont porté atteinte aux droits d'auteur attachés au modèle "MAMBA", dont sont titulaires, M. B au titre des droits moraux et la société BOLLE au titre des droits patrimoniaux, en important et proposant à la vente les modèles "EXESS 602" et "EXESS 603",
- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a jugé que la société ETABLISSEMENTS ANDRE B et M. G se sont rendus coupables d'agissements constitutifs de parasitisme et de concurrence déloyale en commercialisant des copies serviles du modèle "MAMBA", en créant ainsi une confusion dans l'esprit du public, en profitant indûment des investissements mis en oeuvre par la société BOLLE PROTECTION, enfin en vendant à vil prix les modèles contrefaisants,
- infirmer en partie le jugement entrepris en ce qu'il a mésestimé l'ampleur du préjudice subi,
- condamner la société ETABLISSEMENTS ANDRE B et M. G à payer chacun à M. B la somme de 50 000 francs en raison de l'atteinte à ses droits moraux,
- condamner la société ETABLISSEMENTS ANDRE B à payer à la société BOLLE la somme de 500 000 francs à titre de dommages-intérêts en raison de l'atteinte portée aux droits d'auteur dont elle est investie,
- condamner pour les mêmes motifs M. G à payer une somme de 100 000 francs à la société BOLLE,
- condamner la société ETABLISSEMENTS ANDRE B à payer à la société BOLLE la somme de 500 000 francs à titre de dommages-intérêts en raison des actes de concurrence déloyale,
- interdire à la société ANDRE BOUVRET et à Monsieur G de poursuivre la commercialisation et la vente des modèles contrefaisants "EXESS 602" et "EXESS 603" sous une astreinte de 2000 francs par jour et par modèle contrefaisant à compter de la signification de l'arrêt à intervenir,
- ordonner à la société ETABLISSEMENTS ANDRE B et à M. G d'avoir à détruire à leurs frais par devant huissier tous les exemplaires des modèles contrefaisants qu'ils pourraient détenir, ainsi que tous catalogues, listes de tarifs, brochures ou tous documents portant mention desdits modèles sous une astreinte de 2000 francs par jour à compter de la signification de l'arrêt à intervenir,
- dire et juger que l'arrêt à intervenir sera publié dans trois journaux au choix des requérants et aux frais solidaires de la société ETABLISSEMENTS ANDRE B et de M. G dans la limite de 80 000 francs H.T. au total,
- condamner solidairement la société ETABLISSEMENTS ANDRE B et M. G à payer à chacun des intimés la somme de 80 000 francs au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
L'affaire venue à l'audience le 12 septembre 2001, Les parties ont été convoquées à nouveau à l'audience du 2 novembre 2001 pour l'ouverture des scellés qui avait été réclamée par BOUVRET. Les parties ont alors été invitées à présenter leurs observations.
DECISION
Considérant qu'il ressort des pièces mises aux débats que les sociétés BOLLE et BOLLE P viennent par suite d'opérations de fusion-absorption aux droits des sociétés ETABLISSEMENTS BOLLE et BOLLE D qui étaient demanderesses en première instance ; qu'il y a lieu de les recevoir en leurs interventions volontaires ;
Considérant que BOUVRET conteste la qualité à agir des trois intimés en faisant valoir sans autre précision qu'ils "ne remplissent pas les conditions prévues par la loi et par la jurisprudence" pour agir au titre du droit d'auteur ou de la concurrence déloyale ; que cependant M. B produit des documents et particulièrement une attestation du maquettiste du modèle invoqué qui établissent qu'il est bien le créateur, pour l'avoir dessiné et avoir ensuite dirigé la réalisation de la maquette, du modèle de lunettes MAMBA ; qu'il est également établi par les pièces mises aux débats (les pièces communiquées en photocopie seulement n'ayant pas lieu d'être écartées, comme l'a sollicité BOUVRET, après 5 ans de procédure alors qu'elles ne sont pas arguées de faux) notamment les catalogues et publicités datés de la SNC ETABLISSEMENTS B, que celle-ci aux droits de laquelle vient aujourd'hui B, qui a fait fabriquer les moules, puis fabriqué les lunettes MAMBA qu'elle a vendues sous sa marque B et ainsi commercialisées sous son nom, est réputée être titulaire sur cette oeuvre des droits patrimoniaux de l'auteur ; que les mêmes pièces qui établissent que BOLLE D, aux droits de laquelle vient aujourd'hui BOLLE P, était la distributrice des lunettes B sur le marché français, justifient de la qualité de cette société à agir en concurrence déloyale ;
Considérant que BOUVRET prétend que le modèle MAMBA n'est pas protégeable au titre du droit d'auteur et indique verser aux débats devant la cour des "antériorités de toutes pièces" qui montreraient que M. B n'a absolument rien créé mais s'est contenté de reproduire ce que faisaient ses confrères avant lui à savoir des lunettes ayant une forme d'oeil de serpent, ne se distinguant de l'art antérieur que par des détails insignifiants ne pouvant justifier leur protection ; que cependant :
- alors que le modèle MAMBA se caractérise par
- sa forme en bandeau, profilée et étirée vers les tempes,
- la face de la monture courbée en base huit,
- une légère surépaisseur à la hauteur du nez,
- le fait que la face revienne sur les cotés du visage par des tenons larges et également courbés,
- la forme des branches larges et profilées qui prolongent la face de la monture,
- la forme des oculaires, en ovale allongé,
- aucune des réalisations antérieures invoquées par BOUVRET ne comporte l'ensemble de ces caractéristiques, dont la réunion et la combinaison, loin de ne correspondre comme le prétend BOUVRET qu'à la reprise d'un genre, témoignent d'une empreinte personnelle et d'une originalité créatrice justifiant que les lunettes MAMBA soient protégées au titre du droit d'auteur ;
Considérant qu'il ressort de l'examen des pièces communiquées devant la cour que les modèles EXESS 602 et EXESS 603 qui ne se distinguent entre eux que par la couleur de la monture et une légère différence dans la forme de l'étrier nasal montrent que ces lunettes incriminées qui reproduisent au quasi-identique la combinaison des caractéristiques qui font l'originalité du modèle MAMBA en constituent la contrefaçon (ce que le tribunal n'a pas retenu sans s'en expliquer, en disant seulement que les faits incriminés étaient constitutifs de concurrence déloyale) ;
Considérant que les actes ci-dessus retenus au titre de la contrefaçon à l'égard de M. B et de la société BOLLE, respectivement titulaires du droit moral et du droit patrimonial sur l'oeuvre invoquée, sont par ailleurs constitutifs de concurrence déloyale à l'égard de BOLLE D (aux droits de laquelle vient aujourd'hui BOLLE P) en ce qu'ils suscitent un risque de confusion avec les produits que celle-ci distribuait ;
Considérant sur le préjudice que la reproduction non autorisée de l'oeuvre de M. B a porté atteinte à son droit moral et justifie qu'il lui soit alloué une indemnité de 10.000 F ; que compte tenu de la dépréciation apportée au modèle (auquel B établit avoir consacré des investissements de création et de promotion importants) des ventes perdues par la société BOLLE (BOUVRET ayant reconnu avoir commercialisé 1628 articles contrefaisants entre janvier et avril 1996) ainsi que du prix de vente de 41 F pièce pratiqué entre ETABLISSEMENTS BOLLE et BOLLE D, le préjudice subi par B sera exactement réparé par l'allocation à titre de dommages intérêts d'une somme de 150.000 F ; que le préjudice subi par BOLLE D (aux droits de laquelle vient BOLLE P) au titre de la concurrence déloyale sera exactement réparé par l'allocation à titre de dommages intérêts d'une somme de 50.000 F ;
Considérant que les actes illicites ci-dessus mentionnés engagent tant la responsabilité de BOUVRET professionnel averti qui ne pouvait méconnaître les droits qu'elle enfreignait et qui a néanmoins importé et distribué à grande échelle les produits incriminés que celle de M. G, également professionnel de la lunetterie et qui a pour le moins fait preuve de négligence et d'imprudence en participant (à une échelle très modeste il est vrai) à leur commercialisation en France ; que cependant la part minime prise auxdits actes par M. G conduit à préciser qu'il ne sera tenu in solidum avec BOUVRET au paiement des sommes susvisées que dans la limite de 1.000 F en ce qui concerne les dommages intérêts alloués pour le préjudice moral, 3.000 F s'agissant de l'indemnité allouée au titre de l'atteinte aux droits patrimoniaux et 2000 F pour les dommages intérêts réparant le préjudice causé par les actes de concurrence déloyale ;
Considérant que le jugement sera confirmé sur les mesures d'interdiction, et de destruction sous atteinte ; que des mesures de publication seront ordonnées dans les conditions précisées aux dispositif ci-après ;
Considérant que l'équité commande d'allouer aux intimés pour leurs frais irrépétibles de première instance et d'appel une indemnité de 90.000 F qui sera mise à la charge in solidum des appelants, M. G n'en étant toutefois tenu qu'à concurrence d'un montant de 5.000 F ;
PAR CES MOTIFS :
Recevant la société BOLLE, venant aux droits de la société Etablissements B, et la société BOLLE PROTECTION, venant aux droits de la société BOLLE DIFFUSION, en leur intervention volontaire ;
Confirme le jugement entrepris en ce qu'il a écarté l'exception d'incompétence territoriale dont il avait été saisi, retenu dans son principe la responsabilité de la société ETABLISSEMENTS ANDRE B et de M. G, enfin prononcé à leur encontre des mesures d'interdiction sous astreinte et de destruction sous le contrôle d'un huissier ;
Réformant pour le surplus, statuant à nouveau et ajoutant :
Dit que la société ETABLISSEMENTS ANDRE B et Monsieur G ont en commercialisant des lunettes EXESS 602 et EXESS 603 constituant la copie quasi servile du modèle MAMBA commis des actes de contrefaçon au préjudice de M. B et de la société BOLLE en portant atteinte respectivement au droit moral et au droit patrimonial dont ceux-ci sont investis et commis des actes de concurrence déloyale au préjudice de la société BOLLE PROTECTION ;
Condamne in solidum la société ETABLISSEMENTS ANDRE B et Monsieur G à payer à titre de dommages intérêts à :
- Monsieur BOLLE la somme de 10.000 F étant précisé que cette condamnation n'incombera à M. G que dans la limite d'un montant de 1.000 F,
- la société BOLLE, la somme de 150.000 F étant précisé que cette condamnation n'incombera à M. G que dans la limite d'un montant de 3.000 F,
- la société BOLLE PROTECTION la somme de 50.000 F étant précisé que cette condamnation n'incombera à M. G que dans la limite d'un montant de 2.000 F ;
Autorise M. B ainsi que les sociétés B (anciennement ETABLISSEMENTS B) et BOLLE P (anciennement BOLLE D) à faire procéder dans les journaux ou revues de leur choix à deux mesures de publication de la présente décision dans la limite d'un coût global de 40.000 F qui sera à la charge in solidum de la société ETABLISSEMENTS ANDRE B et (dans la limite d'un montant de 4.000 F) de Monsieur G ;
Condamne in solidum la société ETABLISSEMENTS ANDRE B et Monsieur G (ce dernier dans la limite d'un montant de 5.000 F) à payer à M. B et aux sociétés B une indemnité de 90.000 F pour leurs frais irrépétibles de première instance et d'appel ;
Rejette toute autre demande ;
Condamne in solidum la société ETABLISSEMENTS ANDRE B et Monsieur G aux dépens de première instance et d'appel ;
Admet la SCP GAULTIER au bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.