CJUE, 8e ch., 30 juin 2022, n° C-652/20
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
HW, ZF, MZ
Défendeur :
Allianz Elementar Versicherungs AG
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Jääskinen (rapporteur)
Juges :
M. Safjan, M. Gavalec, M. Richard de la Tour
LA COUR (huitième chambre),
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant HW, ZF et MZ, trois personnes physiques domiciliées en Roumanie, à Allianz Elementar Versicherungs AG, une société établie en Autriche mais représentée par son correspondant roumain, au sujet d’un recours en indemnisation formé par lesdites personnes, qui prétendent être les bénéficiaires d’un contrat d’assurance conclu entre cette société et le responsable de l’accident ayant été à l’origine du décès d’un membre de leur famille.
Le cadre juridique
3 Les considérants 15, 16, 18 et 34 du règlement no 1215/2012 sont libellés comme suit :
« (15) Les règles de compétence devraient présenter un haut degré de prévisibilité et s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur. Cette compétence devrait toujours être disponible, sauf dans quelques cas bien déterminés où la matière en litige ou l’autonomie des parties justifie un autre critère de rattachement. S’agissant des personnes morales, le domicile doit être défini de façon autonome de manière à accroître la transparence des règles communes et à éviter les conflits de compétence.
(16) Le for du domicile du défendeur devrait être complété par d’autres fors autorisés en raison du lien étroit entre la juridiction et le litige ou en vue de faciliter la bonne administration de la justice. L’existence d’un lien étroit devrait garantir la sécurité juridique et éviter la possibilité que le défendeur soit attrait devant une juridiction d’un État membre qu’il ne pouvait pas raisonnablement prévoir. [...]
[...]
(18) S’agissant des contrats d’assurance, de consommation et de travail, il est opportun de protéger la partie la plus faible au moyen de règles de compétence plus favorables à ses intérêts que ne le sont les règles générales.
[...]
(34) Pour assurer la continuité nécessaire entre la convention [du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32)], le règlement (CE) no 44/2001 [du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1),] et le présent règlement, il convient de prévoir des dispositions transitoires. La même continuité doit être assurée en ce qui concerne l’interprétation par la Cour de justice de l’Union européenne de [cette] convention [...] et des règlements qui la remplacent. »
4 Le chapitre II du règlement no 1215/2012, intitulé « Compétence », comporte une section 1, intitulée « Dispositions générales », dans laquelle figurent les articles 4 à 6 de ce règlement.
5 L’article 4, paragraphe 1, dudit règlement dispose :
« Sous réserve du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre. »
6 L’article 5, paragraphe 1, du même règlement prévoit :
« Les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre ne peuvent être attraites devant les juridictions d’un autre État membre qu’en vertu des règles énoncées aux sections 2 à 7 du présent chapitre. »
7 Figurant sous la section 2, intitulée « Compétences spéciales », de ce chapitre II, l’article 7, point 5, du règlement no 1215/2012 énonce :
« Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite dans un autre État membre :
[...]
5) s’il s’agit d’une contestation relative à l’exploitation d’une succursale, d’une agence ou de tout autre établissement, devant la juridiction du lieu de leur situation ;
[...] »
8 La section 3, intitulée « Compétence en matière d’assurances », dudit chapitre II contient les articles 10 à 16 du règlement no 1215/2012.
9 L’article 10 de ce règlement prévoit :
« En matière d’assurances, la compétence est déterminée par la présente section, sans préjudice de l’article 6 et de l’article 7, point 5). »
10 L’article 11 dudit règlement énonce :
« 1. L’assureur domicilié sur le territoire d’un État membre peut être attrait :
a) devant les juridictions de l’État membre où il a son domicile ;
b) dans un autre État membre, en cas d’actions intentées par le preneur d’assurance, l’assuré ou un bénéficiaire, devant la juridiction du lieu où le demandeur a son domicile ; ou
[...]
2. Lorsque l’assureur n’est pas domicilié sur le territoire d’un État membre, mais possède une succursale, une agence ou tout autre établissement dans un État membre, il est considéré pour les contestations relatives à leur exploitation comme ayant son domicile sur le territoire de cet État membre. »
11 Aux termes de l’article 13 du même règlement :
« 1. En matière d’assurance de responsabilité, l’assureur peut également être appelé devant la juridiction saisie de l’action de la victime contre l’assuré, si la loi de cette juridiction le permet.
2. Les articles 10, 11 et 12 sont applicables en cas d’action directe intentée par la personne lésée contre l’assureur, lorsque l’action directe est possible.
[...] »
Le litige au principal et la question préjudicielle
12 Le 22 décembre 2017, le conducteur et le passager d’un véhicule sont décédés dans un accident de la circulation routière ayant été causé, au moins en partie, par la faute de ce conducteur. Le véhicule concerné était immatriculé en Autriche et assuré auprès d’Allianz Elementar Versicherung, dont le siège social est situé dans cet État membre.
13 Le 17 février 2020, afin d’obtenir la réparation de leur préjudice moral, trois membres de la famille élargie du passager décédé, tous domiciliés en Roumanie, ont assigné Allianz Elementar Versicherung, représentée par son correspondant roumain Allianz‑Țiriac Asigurări SA, devant le Tribunalul Bucureşti (tribunal de grande instance de Bucarest, Roumanie), dans le ressort duquel le siège social de ce correspondant est situé.
14 En application de dispositions du Codul de procedură civilă (code de procédure civile), la juridiction de renvoi a vérifié d’office sa propre compétence internationale et territoriale.
15 À la lumière de l’arrêt du 13 décembre 2007, FBTO Schadeverzekeringen (C‑463/06, EU:C:2007:792, point 31), qui, selon la juridiction de renvoi, vise des dispositions équivalentes du règlement no 44/2001, cette juridiction considère qu’est pertinente, aux fins de ladite vérification, la règle de compétence prévue à l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1215/2012, à laquelle renvoie l’article 13, paragraphe 2, de celui-ci en cas d’action directe intentée par la personne lésée contre l’assureur.
16 À cet égard, la juridiction de renvoi souligne que la défenderesse au principal est un assureur établi dans un autre État membre qui a été assigné en Roumanie, non pas devant un tribunal dans le ressort duquel se trouvent les domiciles respectifs des requérants au principal, qui prétendent être les bénéficiaires de la police d’assurance concernée, mais devant le tribunal dans le ressort duquel se trouve le siège du correspondant roumain de cet assureur.
17 À la suite de ces constats, elle éprouve des doutes quant au point de savoir si l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1215/2012 détermine uniquement la compétence internationale des juridictions des États membres ou bien à la fois celle-ci et leur compétence nationale, plus précisément territoriale. Elle fait état d’arguments divergents, d’ordre littéral, contextuel et téléologique, qui militeraient en faveur de l’une ou de l’autre de ces thèses.
18 Dans ces conditions, le Tribunalul Bucureşti (tribunal de grande instance de Bucarest) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« Les dispositions de l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement [no 1215/2012] doivent‑elles être interprétées en ce sens qu’elles ne concernent que la compétence internationale des États membres [de l’Union européenne] ou en ce sens qu’elles établissent également la compétence nationale (territoriale) des juridictions du domicile du bénéficiaire de la police d’assurance ? »
Sur la question préjudicielle
19 Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens que, lorsque cette disposition est applicable, elle détermine tant la compétence internationale que la compétence territoriale de la juridiction d’un État membre dans le ressort de laquelle se situe le domicile du demandeur.
20 À titre liminaire, il convient de rappeler que, dans la mesure où, conformément au considérant 34 du règlement no 1215/2012, celui-ci abroge et remplace le règlement no 44/2001, qui a lui-même remplacé la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, telle que modifiée par les conventions successives relatives à l’adhésion des nouveaux États membres à cette convention (ci-après la « convention de Bruxelles »), l’interprétation fournie par la Cour en ce qui concerne les dispositions de ces derniers instruments juridiques vaut également pour le règlement no 1215/2012 lorsque ces dispositions peuvent être qualifiées d’« équivalentes » (arrêt du 20 mai 2021, CNP, C‑913/19, EU:C:2021:399, point 30 et jurisprudence citée).
21 Or, la Cour a déjà jugé qu’une telle équivalence existe entre l’article 9, paragraphe 1, sous b), du règlement no 44/2001 et l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1215/2012, étant donné que le libellé de cette première disposition a été repris pour l’essentiel dans cette seconde disposition (voir, en ce sens, arrêt du 31 janvier 2018, Hofsoe, C‑106/17, EU:C:2018:50, point 36).
22 En ce qui concerne la disposition correspondante de la convention de Bruxelles, la Cour a relevé que, dans le but de renforcer la protection de la personne économiquement la plus faible, l’article 9, paragraphe 1, sous b), du règlement no 44/2001 a été libellé de manière à permettre, expressément, à l’assuré ou au bénéficiaire d’un contrat d’assurance d’attraire l’assureur devant le tribunal du lieu de leur propre domicile, alors que l’article 8, premier alinéa, point 2, de cette convention ne prévoyait que la compétence du tribunal du lieu du domicile du preneur d’assurance, sans déterminer si l’assureur pouvait ou non être attrait devant le tribunal du domicile de l’assuré ou du bénéficiaire (voir, en ce sens, arrêt du 12 mai 2005, Société financière et industrielle du Peloux, C‑112/03, EU:C:2005:280, point 41). Ainsi, l’article 9, paragraphe 1, sous b), du règlement no 44/2001, devenu l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1215/2012, a étendu, par rapport à ladite convention, la liste des personnes pouvant attraire l’assureur devant une juridiction (voir, en ce sens, arrêt du 27 février 2020, Balta, C‑803/18, EU:C:2020:123, point 35).
23 Malgré la différence de libellés existant, dans cette mesure, entre l’article 8, premier alinéa, point 2, de la convention de Bruxelles, d’une part, et l’article 9, paragraphe 1, sous b), du règlement no 44/2001 ainsi que l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1215/2012, d’autre part, il n’en demeure pas moins que ces dispositions peuvent être qualifiées d’équivalentes, en ce qu’elles permettent que l’assureur domicilié sur le territoire, respectivement, d’un État contractant ou d’un État membre soit attrait devant la juridiction du lieu où le demandeur a son domicile, lorsque l’action est intentée par le preneur d’assurance s’agissant de ladite convention, ou encore par l’assuré ou par le bénéficiaire du contrat d’assurance s’agissant desdits règlements, pour autant que le demandeur concerné soit domicilié, respectivement, dans un autre État contractant ou dans un autre État membre.
24 Dès lors, l’interprétation fournie par la Cour en ce qui concerne l’article 8, premier alinéa, point 2, de la convention de Bruxelles et l’article 9, paragraphe 1, sous b), du règlement no 44/2001 vaut également pour l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1215/2012.
25 Par ailleurs, avant de répondre à la question posée par la juridiction de renvoi, il y a lieu d’apporter quelques précisions, eu égard aux circonstances de l’affaire au principal.
26 Aux termes de l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1215/2012, en cas d’actions intentées contre un assureur domicilié sur le territoire d’un État membre par le preneur d’assurance, par l’assuré ou par le bénéficiaire d’un contrat d’assurance, l’assureur domicilié sur le territoire d’un État membre peut être attrait dans un autre État membre, et plus spécifiquement devant la juridiction du lieu où le demandeur a son domicile.
27 En l’occurrence, d’une part, il ressort de la décision de renvoi que l’action au principal a été intentée contre une société d’assurance domiciliée en Autriche qui est « représentée par son correspondant de Roumanie », selon les indications ayant été fournies par la juridiction de renvoi. À cet égard, il y a lieu de rappeler que les constatations relatives aux faits du litige au principal et aux dispositions de droit national qui émanent de cette juridiction ne sauraient être remises en cause, conformément à la jurisprudence constante relative à la séparation des fonctions entre les juridictions nationales et la Cour dans le cadre de la procédure visée à l’article 267 TFUE (voir, en ce sens, arrêts du 21 octobre 2021, Wilo Salmson France, C‑80/20, EU:C:2021:870, point 47, et du 21 décembre 2021, Trapeza Peiraios, C‑243/20, EU:C:2021:1045, point 26).
28 Cependant, afin de donner à la juridiction de renvoi tous les éléments utiles à la solution du litige dont elle est saisie, il convient d’attirer son attention, dans ce contexte, sur les dispositions du règlement no 1215/2012 qui édictent des règles spéciales de compétence en cas de contestations relatives à l’exploitation d’une succursale, d’une agence ou de tout autre établissement, et plus particulièrement sur l’article 7, point 5, dudit règlement, dont l’article 10 de ce dernier réserve l’application en matière d’assurances. La décision de renvoi ne permet pas de savoir si le recours formé par les requérants au principal est susceptible de constituer une telle contestation, mais il appartiendra, en tout état de cause, à cette juridiction de le déterminer et, le cas échéant, de vérifier sa propre compétence également au regard desdites dispositions, en tenant compte des critères définis par la jurisprudence de la Cour en ce domaine (voir, notamment, arrêt du 20 mai 2021, CNP, C‑913/19, EU:C:2021:399, points 51 et 52).
29 D’autre part, dans ses observations écrites, la Commission européenne a mis en avant que, bien que la juridiction de renvoi ait indiqué que les requérants au principal sont des « bénéficiaires » au sens de l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1215/2012, le litige au principal est plutôt relatif à un recours direct intenté par des personnes lésées, et non par des bénéficiaires, contre l’assureur, de sorte que cette disposition ne serait applicable dans ledit litige que par le truchement de l’article 13, paragraphe 2, de ce règlement.
30 À cet égard, il importe de relever que, certes, la juridiction de renvoi a qualifié de « bénéficiaires de la police d’assurance » concernée les requérants au principal, qui sont des membres de la famille élargie du passager décédé dans l’accident occasionné par le conducteur du véhicule assuré. Cependant, pour étayer l’applicabilité de l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1215/2012 dans l’affaire au principal, cette juridiction s’est référée à l’arrêt du 13 décembre 2007, FBTO Schadeverzekeringen (C‑463/06, EU:C:2007:792, point 31), aux termes duquel « le renvoi effectué par l’article 11, paragraphe 2, du règlement no 44/2001 à l’article 9, paragraphe 1, sous b), de celui-ci doit être interprété en ce sens que la personne lésée peut intenter une action directement contre l’assureur devant le tribunal du lieu où elle est domiciliée dans un État membre, lorsqu’une telle action directe est possible et que l’assureur est domicilié sur le territoire d’un État membre ». Or, les dispositions ainsi visées dans cet arrêt sont équivalentes, respectivement, à l’article 13, paragraphe 2, du règlement no 1215/2012 et à l’article 11, paragraphe 1, sous b), de celui‑ci (voir, en ce sens, arrêt du 31 janvier 2018, Hofsoe, C‑106/17, EU:C:2018:50, point 36).
31 Dans ces circonstances, l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1215/2012 semble effectivement applicable au litige au principal en raison du renvoi à cette disposition opéré par l’article 13, paragraphe 2, de ce règlement.
32 Partant, il incombera à la juridiction de renvoi de vérifier, avant de pouvoir éventuellement faire application de l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1215/2012 à l’affaire au principal, si les règles de procédure du droit roumain permettent aux personnes ayant potentiellement droit à une réparation d’intenter une action directe contre l’assureur, laquelle, aux termes de l’article 13, paragraphe 2, de ce règlement, a pour conséquence de rendre applicables les articles 10 à 12 de celui-ci (voir, en ce sens, arrêt du 31 janvier 2018, Hofsoe, C‑106/17, EU:C:2018:50, point 35). La Cour a précisé que le renvoi résultant dudit article 13, paragraphe 2, a pour objet d’ajouter à la liste des demandeurs, contenue audit article 11, paragraphe 1, sous b), les personnes ayant subi un dommage, sans que le cercle de ces personnes soit restreint à celles l’ayant subi directement (voir, en ce sens, arrêt du 20 mai 2021, CNP, C‑913/19, EU:C:2021:399, point 38).
33 L’ensemble de ces précisions liminaires étant apportées, il y a lieu de rappeler que, conformément à une jurisprudence constante, aux fins de l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, il convient de tenir compte non seulement des termes de celle-ci, mais également du contexte dans lequel elle s’inscrit et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie. La genèse d’une disposition du droit de l’Union peut également révéler des éléments pertinents pour son interprétation (arrêt du 2 septembre 2021, CRCAM, C‑337/20, EU:C:2021:671, point 31 et jurisprudence citée).
34 En premier lieu, s’agissant du libellé de l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1215/2012, il importe de souligner que l’interrogation du Tribunalul Bucureşti (tribunal de grande instance de Bucarest) est focalisée sur la partie finale de cette disposition.
35 Or, force est de constater que la version en langue roumaine de cet article 11, paragraphe 1, sous b), de même que les versions en langues anglaise et finnoise diffèrent à ce niveau, notamment, des versions en langues espagnole, danoise, allemande, française, italienne, néerlandaise, polonaise, portugaise et suédoise. Dans la première série de ces versions, la partie finale de cette disposition vise « les juridictions du lieu où le demandeur a son domicile », tandis que dans la seconde série desdites versions, elle vise « la juridiction du lieu où le demandeur a son domicile ». Il apparaît donc que l’emploi du pluriel pour le terme « juridiction », tel que cela figure dans la question posée par la juridiction de renvoi, n’a pas été retenu dans plusieurs versions linguistiques de la disposition interprétée.
36 Conformément à une jurisprudence constante, la formulation utilisée dans l’une des versions linguistiques d’une disposition du droit de l’Union ne saurait servir de base unique à l’interprétation de cette disposition ou se voir attribuer, à cet égard, un caractère prioritaire par rapport aux autres versions linguistiques. En effet, la nécessité d’une application et, dès lors, d’une interprétation uniformes d’un acte de l’Union exclut que celui-ci soit considéré isolément dans l’une de ses versions, mais exige qu’il soit interprété en fonction de l’économie générale et de la finalité de la réglementation dont elle constitue un élément (arrêt du 10 décembre 2020, Personal Exchange International, C‑774/19, EU:C:2020:1015, point 27 et jurisprudence citée).
37 À cet égard, comme l’ont relevé tant la juridiction de renvoi que le gouvernement roumain et la Commission dans leurs observations écrites, il est particulièrement éclairant de comparer le libellé du point b) du paragraphe 1 de l’article 11 du règlement no 1215/2012, qui fait l’objet de la question posée par la juridiction de renvoi, et le libellé du point a) de ce paragraphe 1. En effet, le critère de compétence ayant été adopté par le législateur de l’Union à ce point b) vise, de manière ciblée, le « lieu où le demandeur a son domicile », alors que le critère figurant au point a) dudit paragraphe 1 vise, de manière globale, « l’État membre où [l’assureur] a son domicile ».
38 Cette différence de libellé milite en faveur de l’interprétation selon laquelle l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1215/2012 a vocation à désigner directement une juridiction précise au sein d’un État membre, sans opérer de renvoi aux règles de répartition de la compétence territoriale en vigueur dans ce dernier, et donc à déterminer non seulement la compétence internationale, mais aussi la compétence territoriale de ladite juridiction, dans les hypothèses couvertes par cette disposition.
39 Ainsi que cela a été évoqué par la juridiction de renvoi et par la Commission dans ses observations écrites, l’interprétation retenue au point précédent du présent arrêt est confortée par une analogie avec des arrêts dans lesquels la Cour a interprété plusieurs dispositions de l’article 7 du règlement no 1215/2012, dont le libellé tend également à désigner un « lieu » précis au sein d’un État membre, en ce sens que lesdites dispositions déterminent à la fois la compétence internationale et la compétence territoriale. Ces arrêts concernent, en particulier, le point 1, sous b), premier tiret, de cet article 7, équivalent au point 1, sous b), premier tiret, de l’article 5 du règlement no 44/2001 (voir, en ce sens, arrêt du 3 mai 2007, Color Drack, C‑386/05, EU:C:2007:262, point 30), le point 1, sous b), second tiret, dudit article 7 (voir, en ce sens, arrêt du 15 juin 2017, Kareda, C‑249/16, EU:C:2017:472, point 46), ainsi que le point 2 du même article 7 (voir, en ce sens, arrêt du 15 juillet 2021, Volvo e.a., C‑30/20, EU:C:2021:604, points 33 et 43).
40 L’analogie ainsi établie avec lesdits arrêts est également confortée par le rapport de M. P. Jenard sur la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1979, C 59, p. 1). En effet, aux termes de la page 31 de ce rapport, l’article 8, premier alinéa, point 1, de la convention de Bruxelles « se borne à énoncer une compétence générale en prévoyant la compétence “des tribunaux de l’État du domicile de l’assureur” », de sorte que « [à] l’intérieur de chaque État, il sera fait application de la législation interne pour déterminer le tribunal compétent », tandis que le point 2 du même article 8, premier alinéa, a pour finalité de prévoir que « si l’assureur est attrait hors de l’État où il est domicilié, l’action doit être portée devant un tribunal expressément déterminé, suivant le système déjà adopté à l’article 5 [de ladite convention] ».
41 Étant donné que, d’une part, les règles de compétence en matière d’assurances énoncées à l’article 8, premier alinéa, points 1 et 2, de la convention de Bruxelles équivalent pour l’essentiel à celles prévues à l’article 11, paragraphe 1, sous a) et b), du règlement no 1215/2012 et, d’autre part, les règles de compétence en matière contractuelle et délictuelle énoncées à l’article 5, points 1 et 3, de cette convention équivalent pour l’essentiel à celles prévues à l’article 7, points 1 et 2, de ce règlement, le rapport mentionné au point précédent du présent arrêt, en particulier le rapprochement établi à la fin de la citation visée au même point précédent, permet d’étayer l’interprétation selon laquelle l’emploi des termes « le lieu » à l’article 11, paragraphe 1, sous b), dudit règlement induit que cette disposition désigne une juridiction expressément déterminée, et donc fixe directement la compétence territoriale, à l’instar de ce qui a été jugé par la Cour s’agissant des formules analogues qui figurent à l’article 7, points 1 et 2, du même règlement.
42 Il résulte des éléments qui précèdent qu’une interprétation littérale de l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1215/2012 permet déjà en elle‑même de conclure que cette disposition détermine tant la compétence internationale que la compétence territoriale de la juridiction d’un État membre dans le ressort de laquelle se situe le domicile du demandeur.
43 En deuxième lieu, cette interprétation est corroborée par l’analyse du contexte dans lequel s’inscrit ladite disposition. À cet égard, il convient de rappeler que, en vertu de l’article 4, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont, en principe, attraites devant les juridictions de cet État membre. De même, le considérant 15 de ce règlement souligne que les règles de compétence prévues par celui-ci s’articulent autour de la compétence de principe du domicile du défendeur, qui doit toujours être disponible, sauf dans quelques cas bien déterminés.
44 L’article 5, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012 prévoit que, par dérogation à ce principe, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre peuvent être attraites devant les juridictions d’un autre État membre en vertu des règles énoncées aux sections 2 à 7 du chapitre II de ce règlement.
45 En ce qui concerne, plus particulièrement, la section 3 du chapitre II de ce règlement, dans laquelle figure l’article 11, paragraphe 1, sous b), il est constant qu’elle établit un système autonome de répartition des compétences juridictionnelles en matière d’assurances, ainsi que cela ressort, en particulier, de l’intitulé de cette section et de l’article 10 dudit règlement [voir, en ce sens, arrêts du
21 octobre 2021, T. B. et D. (Compétence en matière d’assurances), C‑393/20, non publié, EU:C:2021:871, point 29, ainsi que du 9 décembre 2021, BT (Mise en cause de la personne assurée), C‑708/20, EU:C:2021:986, point 26].
46 Dès lors que la compétence du for du domicile du demandeur, qui est prévue à l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1215/2012, constitue une règle dérogeant au principe de la compétence du for du domicile du défendeur, elle doit être interprétée de manière stricte, ce qui ne permet pas une interprétation allant au-delà des hypothèses envisagées de manière explicite par ce règlement [voir, par analogie, arrêts du 20 mai 2021, CNP, C‑913/19, EU:C:2021:399, point 49, ainsi que du 21 octobre 2021, T. B. et D. (Compétence en matière d’assurances), C‑393/20, non publié, EU:C:2021:871, point 42].
47 Une interprétation stricte de cette disposition s’impose d’autant plus que, comme la Cour l’a souligné s’agissant de la disposition équivalente qui figure à l’article 8, premier alinéa, point 2, de la convention de Bruxelles, les auteurs de cette convention ont manifesté leur défaveur à l’encontre de la compétence des juridictions du domicile du demandeur en dehors des cas que celle-ci prévoit expressément (voir, en ce sens, arrêt du 13 juillet 2000, Group Josi, C‑412/98, EU:C:2000:399, points 69 à 72).
48 Par suite, il ne saurait être considéré que, en désignant « la juridiction du lieu où le demandeur a son domicile », l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1215/2012 attribue une compétence à l’ensemble des juridictions de l’État membre sur le territoire duquel le demandeur est domicilié.
49 En troisième et dernier lieu, s’agissant des objectifs poursuivis par les dispositions pertinentes dans la présente affaire, il convient de rappeler que, selon la jurisprudence de la Cour, il ressort du considérant 18 du règlement no 1215/2012 que l’action en matière d’assurances est caractérisée par un certain déséquilibre entre les parties, que les dispositions de la section 3 du chapitre II de ce règlement visent à corriger en faisant bénéficier la partie plus faible de règles de compétence plus favorables à ses intérêts que ne le sont les règles générales [arrêt du 9 décembre 2021, BT (Mise en cause de la personne assurée), C‑708/20, EU:C:2021:986, point 32 et jurisprudence citée].
50 En particulier, la règle spéciale de compétence prévue à l’article 11, paragraphe 1, sous b), dudit règlement, à l’instar de toutes celles contenues dans la section 3 du chapitre II de ce dernier, a pour but de garantir que la partie plus faible qui entend assigner en justice la partie plus forte puisse le faire devant une juridiction d’un État membre facilement accessible [voir, en ce sens, arrêts du 27 février 2020, Balta, C‑803/18, EU:C:2020:123, point 28, ainsi que du 21 octobre 2021, T. B. et
D. (Compétence en matière d’assurances), C‑393/20, non publié, EU:C:2021:871, point 46].
51 Plus spécifiquement, il a déjà été jugé que les héritiers de la victime d’un accident de la circulation routière, tels que les requérants au principal, doivent pouvoir bénéficier du forum actoris qui est
autorisé par l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1215/2012, lu en combinaison avec l’article 13, paragraphe 2, de ce règlement [voir, en ce sens, arrêt du 21 octobre 2021, T. B. et
D. (Compétence en matière d’assurances), C‑393/20, non publié, EU:C:2021:871, points 30 et 31 ainsi que jurisprudence citée].
52 En revanche, l’article 11, paragraphe 1, sous b), dudit règlement ne saurait être compris comme signifiant, ainsi que la juridiction de renvoi l’envisage, que les demandeurs concernés ont la faculté de saisir non pas seulement la juridiction dans le ressort de laquelle leur domicile est situé, mais n’importe quelle autre juridiction de l’État membre dans lequel ils sont domiciliés. Cette disposition n’a nullement pour but de permettre une pratique de « forum shopping », qui, au demeurant, ne serait pas conforme aux autres objectifs visés par le règlement no 1215/2012.
53 En effet, ainsi que le gouvernement roumain l’a relevé dans ses observations écrites, la finalité protectrice dudit article 11, paragraphe 1, sous b), est déjà atteinte en offrant à tout demandeur visé à cette disposition, à savoir au preneur d’assurance, à l’assuré ou à un bénéficiaire du contrat d’assurance, la faculté d’opter entre les juridictions de l’État membre où se trouve le domicile de l’assureur assigné et la juridiction dans le ressort de laquelle se trouve son propre domicile.
54 De surcroît, conformément au considérant 16 du règlement no 1215/2012, les dispositions de ce règlement doivent être interprétées en tenant compte de l’objectif consistant à faciliter une bonne administration de la justice [arrêt du 9 décembre 2021, BT (Mise en cause de la personne assurée), C‑708/20, EU:C:2021:986, point 35]. Il ressort également de ce considérant 16 que le principe du for du domicile du défendeur a été complété par le législateur de l’Union, à titre dérogatoire, par d’autres fors, en raison du lien étroit existant entre la juridiction et le litige. Ledit considérant précise que l’existence d’un tel lien tend à garantir la sécurité juridique et à éviter la possibilité que le défendeur soit attrait devant une juridiction d’un État membre qu’il ne pouvait pas raisonnablement prévoir. La recherche d’un haut degré de prévisibilité de la compétence, en particulier pour le défendeur, est également mentionnée en tant qu’objectif au considérant 15 de ce règlement.
55 Dans ce contexte, il importe de relever que le fait d’interpréter l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1215/2012 dans le sens qu’il désigne directement, sans renvoyer aux règles internes des États membres, une juridiction déterminée, à savoir celle dans le ressort de laquelle le domicile du demandeur est situé, garantit non seulement que l’unique juridiction ainsi compétente présente un lien particulièrement étroit avec le litige concerné, mais aussi que cette juridiction soit à la fois facilement identifiable par le demandeur et raisonnablement prévisible pour le défendeur.
56 Dans un souci d’exhaustivité, il y a lieu de préciser que, en revanche, la délimitation du ressort de la juridiction au sein duquel se situe le lieu où le demandeur a son domicile, au sens de cet article 11, paragraphe 1, sous b), relève, en principe, de la compétence organisationnelle de l’État membre auquel cette juridiction appartient (voir, par analogie, arrêt du 15 juillet 2021, Volvo e.a., C‑30/20, EU:C:2021:604, point 34).
57 Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la question posée que l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens que, lorsque cette disposition est applicable, elle détermine tant la compétence internationale que la compétence territoriale de la juridiction d’un État membre dans le ressort de laquelle se situe le domicile du demandeur.
Sur les dépens
58 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (huitième chambre) dit pour droit :
L’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens que, lorsque cette disposition est applicable, elle détermine tant la compétence internationale que la compétence territoriale de la juridiction d’un État membre dans le ressort de laquelle se situe le domicile du demandeur.