CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 30 juin 2022, n° 20/14884
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Optical Center (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Brun-Lallemand
Conseillers :
Mme Schmidt, Mme Tréard
Avocats :
Me Hardouin, Me de Boissieu, Me Lorit
FAITS ET PROCÉDURE
1.La Cour est saisie du recours formé contre la décision de l'Autorité de la concurrence n° 20-D-20 du 2 septembre 2020 relative à des pratiques mises en oeuvre dans le secteur de la chirurgie réfractive par le Conseil départemental du Rhône de l'ordre des médecins (ci-après « la décision attaquée ») qui a déclaré irrecevable la saisine au fond de la société Optical Center.
2.La société Optical Center (ci-après « Optical Center ») est un opticien-lunetier. En complément de cette activité, elle a entrepris de développer une activité de chirurgie réfractive, qui a pour objectif de corriger différentes anomalies de la puissance optique de l''il par une opération des yeux au laser, laquelle est un des actes chirurgicaux les plus pratiqués dans le monde.
3.La Cour renvoie aux paragraphes 3 à 24 de la décision attaquée pour la présentation du secteur concerné (profession de médecin ophtalmologique, organisation et modalités d'exercice) et aux paragraphes 25 à 29 pour la présentation du conseil départemental du Rhône de l'ordre des médecins.
4.Il sera seulement rappelé que ce dernier exerce dans le cadre départemental les attributions générales de l'ordre des médecins, lesquelles, en application de l'article L. 4121-1 du code de la santé publique prévoient qu'il :
« Veill(e) notamment à l'observation, par tous les membres de l'ordre, des devoirs professionnels et des règles édictées par le code de déontologie prévu à l'article L. 4127-1 ».
Les actions mises en oeuvre par le Conseil départemental du Rhône de l'Ordre des médecins
5.Le 5 février 2016, ayant eu connaissance de l'ouverture, dans le centre-ville de [Localité 9], du centre de chirurgie laser Optical Center, le Conseil départemental du Rhône de l'ordre des médecins (ci-après « CDROM ») a adressé un courrier à Optical Center, lui demandant de lui « communiquer toutes les informations nécessaires et plus précisément, l'éventuelle présence de médecins au sein de cette structure », et lui rappelant que « tout exercice médical au sein d'une structure doit donner lieu à un contrat soumis pour avis au Conseil départemental de l'Ordre des médecins » (cote 159).
6.Entre les mois de mai 2016 et d'avril 2019, quatre professionnels de santé ont exercé ou manifesté la volonté d'exercer au sein de ce centre de chirurgie laser Optical Center, en tant que professionnel libéral ou en tant que professionnel salarié, à temps partiel ou à temps complet.
7.Par courrier du 30 mai 2016 adressé au Dr [F], premier ophtalmologue l'ayant saisi (aux fins de demande d'ouverture d'un lieu d'exercice secondaire), le CDROM a soulevé 3 objections :
« 1 - Les locaux (...)
Vous ne pouvez pas exercer en qualité de salarié de la société commerciale d'optique (...) dans des locaux situés au-dessus du magasin d'optique, signalé par la même enseigne et la même marque commerciale.
L'entrée mitoyenne ne suffit pas à prévenir l'interdiction prévue à l'article R. 4127-25 du code de la santé publique.
2 - La publicité
Optical Center a largement fait connaître l'ouverture de sa clinique de chirurgie réfractive dans la presse. Elle fait distribuer des flyers dans les boites aux lettres. Elle fait de la publicité sur son site internet déclarant : (...).
Aux termes de l'article R.- 4127-20 du code de la santé publique, le médecin ne doit pas tolérer que les organismes, publics ou privés, où il exerce ou auxquels il prête son concours utilisent, à des fins publicitaires, son nom ou son activité professionnelle. (...)
3 - Conflit d'intérêt et compérage
À l'heure où les pouvoirs publics renforcent l'indépendance des professionnels de santé prescripteurs de soins, de médicaments et des produits de santé vis-à-vis des fabricants et distributeurs, il n'est pas possible d'admettre le salariat d'un ophtalmologiste par une société d'optique ou son exercice dans les locaux de celle-ci. (...)
Votre exercice salarié ou libéral au sein de la clinique Optical Center nous obligera à saisir la juridiction disciplinaire. Nous vous demandons, en conséquence, de ne pas donner suite à ce contrat. » (Cotes 57 et 58 - teneur reprise par renvoi à ce premier courrier lors de lettres postérieures du 29 décembre 2016 et 1er septembre 2017 cotés 60 et 2241).
8.Par courrier du 13 juin 2016 adressé au Dr [L], deuxième ophtalmologue l'ayant saisi (aux fins de demande de son transfert au tableau du département du Rhône), le CDROM a soulevé ces mêmes trois objections. Il est ajouté :
« Outre ces questions de principe, le contrat que vous nous soumettez comporte de nombreuses clauses transgressant la déontologie médicale. Il est notamment stipulé : « il est expressément convenu que le Dr B. ne pourra pas refuser de soigner un client de la société Optical Center sauf contre-indication chirurgicale » (article 2), ce qui est contraire à l'article R. 4127-5 du code de la santé publique (indépendance du médecin) » (cotes 30 à 32).
9.Le 21 décembre 2017, le CDROM a saisi la chambre disciplinaire de première instance de l'ordre des médecins Rhône-Alpes d'une plainte contre le Dr [F] visant la violation de l'article L. 4113-9 du code de la santé publique (obligation de communiquer les contrats et projets au conseil départemental de l'ordre des médecins), et des articles R. 4127-5 (obligation d'indépendance professionnelle), R. 4127-23 (interdiction de compérage) et R. 4127- 25 (interdiction d'exercer au sein d'un local commercial) de ce même code, laquelle a, par décision du 5 septembre 2018, considéré qu'aucun des griefs soulevés ne pouvait être retenu et a rejeté la plainte du CDROM. Un recours a été formé. Aucune décision définitive n'a été portée à la connaissance de la Cour.
10.Par délibération du 3 juillet 2018 adressée au Dr [H], troisième ophtalmologue l'ayant saisi (aux fins aux fins de demande d'ouverture d'un site secondaire), le CDROM a rappelé in extenso les dispositions des articles L. 4121-2 et R. 4127-85 du code de la santé publique, observé que la clinique Optical Center n'est pas un établissement de santé au sens de l'article L. 6111-1 du code de la santé publique et indiqué qu'il ne pouvait pas autoriser un médecin à exercer sous l'enseigne d'un commerce de détail d'optique, car « cet exercice est contraire aux dispositions des articles R. 4127-5, R. 4127-19, R. 4127-20, R. 4127-23 et R.- 4127-25 du code de la santé publique » relatives au respect des règles professionnelles (cotes 83 à 88). Cette décision a fait l'objet d'un recours rejeté le 13 décembre 2018 par le Conseil national de l'ordre des médecins.
11.Par courrier du 6 août 2019 adressé au Dr [B], le quatrième ophtalmologue concerné, le CDROM a constaté que l'intéressé avait déclaré débuter au 10 avril 2019 une activité salariée à temps plein pour Optical Center et n'avait pas transmis le contrat de travail conclu. Il lui a indiqué :
« Par la présente, nous souhaitons vous informer :
' que nous avons un contentieux en cours avec la société Optical Center et avec le médecin précédemment salarié par Optical Center ;
' que nous considérons votre exercice non conforme à la déontologie médicale et, plus particulièrement, contraire aux articles R. 4127-5, R. 4127-19, R. 4127-23 et R. 4127-25 du code de la santé publique puisque vous exercez pour une société commerciale d'opticiens lunetiers. » (Cote 2339).
12.Optical Center a saisi le juge administratif, en janvier 2018, d'une demande d'annulation de la décision du Conseil national de l'ordre des médecins évoquée paragraphe 10 du présent arrêt et, en juin 2018, d'une demande indemnitaire en réparation du préjudice qu'elle estime avoir subi du fait des décisions précitées du CDROM à l'égard des Drs [F], [L] et [H].
13.Par jugements du 14 janvier 2020, le tribunal administratif de Lyon a rejeté les deux requêtes, estimant notamment qu'en l'absence d'une décision d'agrément donnée par l'autorité régionale de santé (ci-après « ARS ») pour l'exploitation du centre de chirurgie laser, ces décisions étaient fondées (cotes 2380 à 2385). Par arrêts confirmatifs du 1er juin 2021 versés aux débats par le ministère public, la cour administrative d'appel de [Localité 9] a constaté que la société Optical Center ne disposait pas d'autorisation de l'ARS de réaliser de la chirurgie réfractive et retenu que, pour ce seul motif, les décisions étaient justifiées. Elle a notamment considéré que les lettres du 9 juillet 2015 du ministre de la santé et du 29 décembre 2016 de l'ARS Auvergne-Rhône-Alpes produits par la requérante ne pouvaient être regardés ni comme lui accordant une autorisation tacite, ni comme une prise de position formelle de l'administration qui lui serait opposable et qu'elle ne pouvait donc pas s'en prévaloir. Un recours a été formé. Aucune décision définitive n'a été portée à la connaissance de la Cour.
La procédure devant l'Autorité de la concurrence
14.Par courrier du 6 juin 2018, Optical Center a saisi l'Autorité de la concurrence (ci-après « l'Autorité ») de pratiques mises en oeuvre par le CDROM dans le secteur de la chirurgie ophtalmique.
15.Elle soutient dans sa saisine que, sous couvert d'incompatibilités déontologiques, le CDROM a mis en oeuvre une pratique de boycott se traduisant par une attitude générale de blocage de l'activité de chirurgie réfractive d'Optical Center, par la prise de décisions arbitraires, et par des pressions exercées sur les chirurgiens ophtalmologues, avec pour but d'interdire l'accès au marché à un nouvel acteur.
16.En premier lieu, elle considère que les décisions du CDROM portant sur les quatre cas individualisés reposeraient sur des considérations générales et identiques laissant suggérer l'existence d'une stratégie sous-jacente d'éviction. Selon elle, le CDROM a dénaturé les prérogatives conférées aux conseils départementaux en matière d'examen de contrat transmis par les médecins en application de l'article L .4113-9 du code de la santé publique. Il aurait aussi outrepassé ses pouvoirs en opposant des refus aux demandes d'exercice sur un lieu distinct. En outre, en ne formulant pas d'observations sur le second contrat transmis par le Dr [L], le CDROM l'aurait approuvé implicitement.
17.En second lieu, elle reproche au CDROM d'avoir engagé différentes procédures qu'elle estime destinées à interdire l'accès au marché à un nouvel acteur. Elle se prévaut de la décision de la chambre disciplinaire de première instance de l'ordre des médecins Rhône-Alpes du 5 septembre 2018 précitée ne retenant aucune violation des obligations déontologiques et professionnelles. Elle fait état aussi d'une plainte pénale du CDROM du chef d'exercice illégal de la médecine et complicité en soulignant que ni Optical Center, ni le directeur du centre, ne pratiquent d'actes médicaux. Elle évoque enfin une assignation, en février 2018, d'Optical Center devant le tribunal de grande instance de Paris pour concurrence déloyale (par le recours à des procédés publicitaires relatifs à la fourniture de prestations médicales), laquelle montrerait que le CDROM « situe lui-même son action sur le terrain concurrentiel ».
18.Par la décision n° 20-D-20 du 2 septembre 2020 attaquée dans le cadre du présent recours, l'Autorité a considéré que les différentes décisions du CDROM (engagement de procédures, courriers adressés aux praticiens) ne faisaient que traduire l'exercice, par ce dernier, de ses prérogatives de puissance publique, et ce, dans une mesure non manifestement inappropriée.
19.Elle en a déduit qu'elle n'était pas compétente pour en connaître et a déclaré la saisine irrecevable en application de l'alinéa 1 de l'article L. 462-8 du code de commerce.
Le recours formé par Optical Center
20.Dans le mémoire qu'Optical Center a déposé au soutien de son recours, elle sollicite de :
' réformer la décision attaquée par laquelle l'Autorité s'est déclarée incompétente ;
' dire que les agissements dénoncés relèvent de pratiques anticoncurrentielles prohibées par l'article L.420-1 du code de commerce ;
' prononcer de sanctions proportionnées aux faits de l'espèce ;
' condamner l'Autorité à lui verser la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
21.L'Autorité, le ministre chargé de l'économie et le ministère public invitent la Cour à rejeter ce recours.
MOTIVATION
I. SUR L'IRRECEVABILITÉ DE LA SAISINE
22.Optical Center conteste toute confusion possible entre l'activité d'optique et la chirurgie réfractive, lesquelles sont antinomiques même si elles tendent toutes les deux au confort visuel du patient. Elle ajoute proposer des tarifs inférieurs à ceux pratiqués par les autres chirurgiens de la région, ce qui est dans l'intérêt des patients.
23.Elle soutient que, partant du postulat qu'une société exploitant un magasin d'optique ne pourrait également gérer une clinique de chirurgie réfractive, ce que rien n'interdit pourtant selon elle dans le code la santé publique, le CDROM est sorti de sa mission de service public tendant au respect de la déontologie des médecins pour restreindre, sur le terrain de la concurrence, l'accès à la profession d'ophtalmologue exerçant au sein d'un centre de chirurgie réfractive géré par une société exploitant également des magasins d'optique en :
' interdisant systématiquement à l'ensemble des praticiens d'exercer au sein dudit centre,
' en reprochant abusivement audit centre d'effectuer de la publicité,
' en exigeant de ce centre, de façon discriminatoire, une autorisation, alors qu'une structure commerciale peut salarier des médecins et que l'activité de chirurgie réfractive constitue (dans les centres pratiquant selon elle cet acte en ville ailleurs en France) un acte externe non soumis à autorisation.
24.Il s'ensuit, selon Optical Center, que l'Autorité a déclaré à tort la saisine irrecevable au motif que les faits invoqués n'entrent pas dans le champ de sa compétence.
25.S'agissant plus spécifiquement de la publicité, Optical Center fait référence à l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne (ci-après, la « CJUE ») du 4 mai 2017, [G] V., C-339/15 et à l'arrêt du Conseil d'État du 6 novembre 2019, n° 416948, 1ère et 4e chambres réunies, qui en a déduit que l'interdiction générale de la publicité, telle qu'elle est formulée à l'alinéa 2 de l'article R.4127-19 du code de la santé publique (alors en vigueur), est contraire au droit de l'Union européenne. Elle rappelle les principes de primauté et d'effet direct du droit européen. Il s'en suit, selon Optical Center, qu'en prenant les décisions contestées, le CDROM se situait nécessairement en dehors de l'exercice de sa mission de service public puisque sa position était contraire au droit positif.
26.S'agissant plus spécifiquement du cadre réglementaire, Optical Center soutient qu'une structure commerciale ne peut pas salarier de médecins (sauf si elle constitue un établissement de santé privé) lorsque les honoraires de ces derniers sont remboursés par l'assurance maladie, mais que dès lors que la chirurgie réfractive ne fait l'objet d'aucune prise en charge (car elle poursuit un but de confort et donc esthétique), une structure commerciale peut tout à fait salarier ces médecins. Elle ajoute que cet acte ne nécessite pas de plateau technique hospitalier et peut être réalisé en cabinet de ville. Elle en déduit, s'appuyant sur les courriers évoqués paragraphe 13 du présent arrêt, que l'exercice de la chirurgie réfractive en centre de ville ne nécessite aucune autorisation au sens des dispositions des articles L. 122-1 et suivants du code de la santé publique.
27.L'Autorité répond que la requérante se contente, dans ses écritures, de réitérer les arguments qui figuraient dans sa saisine sans apporter d'éléments susceptibles de remettre en cause l'analyse retenue dans la décision attaquée. Elle ajoute qu'il n'appartient pas à l'Autorité de se prononcer sur la légalité des décisions prises par le CDROM, dont seule la juridiction administrative a à connaître.
28.S'agissant du caractère prétendument systématique de l'interdiction des praticiens à exercer au sein de la clinique Optical Center, elle se réfère à l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 10 octobre 2019 (AGN Avocats, RG n° 18/23386, point 85) selon lequel il est nécessaire que « le mal fondé de la décision prise en vertu (des prérogatives de puissance publique) ressorte avec la force de l'évidence, de sorte que seule la volonté de l'auteur de la décision de détourner le pouvoir qui lui a été confié est susceptible d'expliquer ladite décision ». Elle soutient que rien, dans les échanges invoqués par la requérante, ne permet d'aboutir à cette conclusion, étant entendu par ailleurs que le CDROM ne saurait être considéré comme ayant une activité économique.
29.L'Autorité fait valoir que ce dernier a répondu à des demandes formulées par chacun des praticiens concernés et que les positions qu'il a prises se sont placées sur le seul terrain de la déontologie médicale. Elle ajoute que comme le prévoit l'article L. 4113-9 du code de la santé publique, l'examen des contrats et projets de contrat des médecins est l'occasion pour les conseils départementaux d'exercer le contrôle du respect, par les professionnels, des règles de déontologie dont ils sont soumis. Ils exercent donc également, dans ce cas, des prérogatives de puissance publique.
30.S'agissant du reproche formulé par le CDROM à la clinique Optical Center d'effectuer de la publicité, l'Autorité soutient qu'avant la modification apportée par le décret n° 2020-1162 du 22 décembre 2020 (portant modification du code de déontologie des médecins et relatif à leur communication professionnelle) et a fortiori avant l'arrêt du Conseil d'État du 6 novembre 2019 précité, le fait que le CDROM ait pu invoquer l'article R. 4127-19 du code de la santé publique tel qu'il était alors formulé ne permet pas de conclure à un exercice manifestement inapproprié de ses prérogatives de puissance publique. L'Autorité ajoute que la cour d'appel de Paris a eu à statuer sur une question similaire dans l'arrêt du 10 octobre 2019 AGN Avocats précité, et qu'elle a estimé qu'il ne pouvait être reproché au conseil de l'ordre de ne pas avoir anticipé l'interprétation de l'article du Règlement intérieur national de la profession d'avocat finalement retenue par le Conseil d'État dans une décision postérieure.
31.Le ministre chargé de l'économie considère que la nature juridique et les conditions d'exercice de la chirurgie réfractive ont fait l'objet d'une appréciation claire des juridictions administratives. Il se réfère notamment au jugement du tribunal administratif de Toulouse du 2 octobre 2014 (cité paragraphe 73 de la décision attaquée). C'est à raison, selon lui, que la décision attaquée retient que le CDROM s'est positionné sur le seul terrain de la déontologie médicale. Il ajoute que la circonstance que certaines communications pratiquées par d'autres établissements seraient contestables d'un point de vue déontologique est sans conséquence sur le cas d'espèce.
32.Le ministère public souligne que les jurisprudences et principes relatifs à la compétence de l'Autorité concernant les ordres professionnels sont connus et constamment repris par la cour d'appel de Paris, ainsi qu'il ressort des paragraphes 69 à 78 de la décision attaquée, et que l'Autorité en a fait une exacte application.
33.Il considère que les pratiques sont restées ciblées et d'une amplitude limitée, dès lors qu'elles ne concernent que 4 médecins et qu'il n'est pas démontré que le CDROM aurait, délibérément et dans un but d'éviction anticoncurrentielle, cherché à freiner ou mettre un terme à l'activité du centre de chirurgie laser Optical Center. Il ajoute que l'Autorité a valablement retenu que si l'examen par le CDROM de documents contractuels qui lui sont communiqués ne peut donner lieu qu'à des observations, leur autorisation n'étant pas prévue, conformément à la jurisprudence du Conseil d'État (CE, 3 juillet 1970, Rec n° 78636), il en va autrement des conditions dans lesquelles, plus généralement, un praticien exerce son activité au regard des règles de la déontologie médicale auxquelles il est soumis et de l'éventuelle contrariété de ces règles, de clauses contractuelles, pour faire connaître ses critiques en la matière. Il fait aussi valoir, s'agissant de la plainte pénale déposée par le CDROM et de l'assignation pour concurrence déloyale qu'il a fait délivrer, que le droit d'agir est une composante du droit au recours effectif au juge.
34.S'agissant de la publicité, il fait référence à l'étude adoptée le 3 mai 2018 par l'assemblée générale plénière du Conseil d'État sur les règles applicables aux professionnels de santé en matière d'information et de publicité, de laquelle il ressort qu'il s'agissait d'une question complexe, le Conseil d'État ayant, par une décision du 4 mai 2016, jugé l'interdiction compatible avec les articles 49 et 56 du TFUE. « S'il devait se confirmer que l'arrêt V. (CJUE, 4 mai 2017 précité) doit être interprété comme impliquant de garantir le droit de tout professionnel de santé à recourir, même de manière très encadrée, à des formes de « communication commerciale » ou de « publicité » au sens de la jurisprudence de la Cour, la réglementation française s'exposerait aux mêmes critiques que celle applicable en Belgique (à l'origine de la question préjudicielle posée) » (paragraphe 63 de l'étude). Le ministère public ajoute qu'il ressort de l'étude que « ni le statu quo, ni le principe d'autorisation générale de la publicité ne sont envisageables » (paragraphe 88).
35.Il invite enfin la Cour, à titre subsidiaire, si elle devait conclure que l'Autorité était compétente pour connaître des pratiques dénoncées par la requérante, à juger que le dossier doit être renvoyé à l'Autorité pour examen au fond.
Sur ce, la Cour,
36.Aux termes de l'article L.462-8, alinéa 1, du code de commerce :
« L'Autorité de la concurrence peut déclarer, par décision motivée, la saisine irrecevable (...) si elle estime que les faits invoqués n'entrent pas dans le champ de sa compétence ».
37.En application de l'article L. 410-1 du code de commerce, les règles relatives à la liberté des prix et de la concurrence s'appliquent à toutes les activités de production, de distribution et de services, « y compris celles qui sont le fait des personnes publiques ».
38.Dans le prolongement de son arrêt du 18 octobre 1999, Aéroport de [Localité 10], n° 3174, le Tribunal des conflits a jugé, dans son arrêt du 4 mai 2009 Editions [X] [C], n° 3714, que l'Autorité n'était pas, pour autant, compétente pour sanctionner la méconnaissance des règles prohibant les pratiques anticoncurrentielles « en ce qui concerne les décisions ou actes portant sur l'organisation du service public ou mettant en oeuvre des prérogatives de puissance publique ».
39.De la même manière, la CJUE, dans son arrêt du 19 février 2002, [T] e.a., C-309/99, a retenu qu'« une activité qui, par sa nature, les règles auxquelles elle est soumise et son objet, est étrangère à la sphère des échanges économiques (...) ou se rattache à l'exercice de prérogatives de puissance publique (...) échappe à l'application des règles de concurrence du Traité » (point 57), et précisé, dans le même arrêt [T] (point 58), comme dans son arrêt du 28 février 2013, Ordem dos Technicos Oficiais de Contas, C-1/12, que lorsqu'une organisation « n'exerce pas de prérogatives typiques de puissance publique », elle apparaît comme « l'organe de régulation d'une profession dont l'exercice constitue par ailleurs une activité économique » entrant dans le champ d'application du TFUE.
40.Par suite, si l'action disciplinaire d'un ordre professionnel à l'encontre de l'un de ses membres traduit en principe l'exercice d'une prérogative de puissance publique échappant à la compétence des autorités de concurrence, le Tribunal de l'Union européenne, dans un arrêt du 10 décembre 2014 Ordre national des pharmaciens, T-90/11, a rappelé que « l'existence d'une telle prérogative ne saurait offrir de protection absolue contre toute allégation de comportement restrictif de concurrence, puisque l'exercice manifestement inapproprié d'un tel pouvoir consisterait, en tout état de cause, un détournement de pouvoir ».
41.Il s'en déduit que l'Autorité est compétente pour connaître de pratiques mises en oeuvre par les ordres professionnels, lorsque ces organismes interviennent par leurs décisions hors de leur mission de service public ou ne mettent en oeuvre aucune prérogative de puissance publique, ou dès lors que les pratiques relevant de l'exercice de prérogative de puissance publique ont été mises en oeuvre de manière manifestement inappropriée et sont donc détachables de la mission de service public, et ainsi de l'appréciation de la légalité d'un acte administratif.
42.La Cour retient, au cas présent, que le CDROM a exposé, dans quatre cas, des objections relatives aux conditions de l'exercice d'un ophtalmologue au sein de la clinique Optical Center et qu'il a précisé, dans ses courriers aux praticiens concernés, quels étaient les manquements ou violations aux règles déontologiques relevés.
43.Le CDROM s'est expressément référé aux dispositions selon lesquelles le médecin ophtalmologue ne peut « aliéner son indépendance professionnelle sous quelque forme que ce soit » (article R.4127-5 du code de la santé publique), recourir à des « procédés directs ou indirects de publicité, et notamment tout aménagement ou signalisation donnant aux locaux une apparence commerciale » (article R. 4127-19 du code de la santé publique), exercer « dans des locaux commerciaux ou dans tout autre lieu où sont mis en vente des (...) produits ou appareils qu'ils prescrivent ou qu'ils utilisent » (article R. 4127-25 du code de la santé publique) et qu'il se voit également interdire le compérage (article R. 4127-23 du code de la santé publique).
44.Force est de constater que les démarches entreprises par le CDROM ont ainsi été, dans l'ensemble des cas, justifiées par plusieurs considérations liées au non-respect de la déontologie médicale, et qu'elles ne se réfèrent pas uniquement à l'interdiction de la publicité.
45.S'agissant de cette dernière, la Cour retient que l'arrêt de la CJUE du 4 mai 2017, [G] V., C-339/15 précité a suscité un débat sur la compatibilité de l'article R. 4127-19 du code de la santé publique alors en vigueur avec le droit européen, mais que la question de la « communication commerciale » des professionnels de santé n'a été définitivement tranchée que par l'arrêt du Conseil d'État du 6 novembre 2019, 1ère et 4ème chambres réunies et que la réglementation a été modifiée par le décret du 22 décembre 2020 précité, soit postérieurement aux pratiques.
46.En cet état, il n'est pas établi que le CDROM a exercé de manière manifestement inappropriée ses prérogatives de puissance publique.
47.S'agissant du cadre réglementaire, la Cour observe que la question de l'absence d'autorisation de l'ARS n'est à aucun moment invoquée par le CDROM, seul le Conseil national de l'ordre des médecins y faisant référence pour motiver sa décision de rejeter le recours formé par le Dr [H] (pièce Optical Center n° 15). Le conseil départemental ne peut donc se voir imputer une pratique en lien avec une mauvaise appréciation de ce cadre, à supposer celle-ci mise en évidence.
48.À titre surabondant, la Cour constate que tant le tribunal administratif de Toulouse (jugement du 2 octobre 2014 n° 1201012) que le tribunal administratif de Lyon (jugements du 14 janvier 2020 et arrêts subséquents évoqués paragraphe 13 du présent arrêt) ont considéré que que les actes de chirurgie réfractive ne peuvent être accomplis que dans des établissements agréés par l'ARS, si bien que cette prise de position ne permet pas d'établir un exercice manifestement inapproprié, par l'instance ordinale, de ses prérogatives de puissance publique.
49.La Cour retient que l'Autorité a ainsi, au paragraphes 74 à 76 de la décision attaquée, décrit à suffisance dans quelle mesure les différents courriers adressés à ces praticiens par le CDROM concernant leurs contrats et projets de contrat avec Optical Center s'inscrivaient dans le cadre de sa mission d'ordre professionnel consistant à veiller au respect par les médecins des règles déontologiques auxquelles ils sont soumis et qu'il ne pouvait être déduit de ces échanges que les décisions du CDROM avaient été justifiées par sa volonté de détourner le pouvoir qui lui est confié.
50.L'Autorité a également à raison retenu, au paragraphe 77 de la décision attaquée, que le CDROM pouvait faire état de considérations liées au respect de la déontologie à l'occasion de demande d'exercice sur un site distinct.
51.Force est de constater, enfin, que les actions en justice, appréhendées dans leur ensemble ou séparément, ne peuvent être considérées comme constituant, en elles-mêmes, une action concertée anticoncurrentielle.
52.L'Autorité a ainsi, de façon adaptée, retenu qu'il ne ressort pas avec la force de l'évidence que les différentes décisions du CDROM (engagement de procédures, courriers adressés aux praticiens) sont mal fondées et qu'elles s'expliqueraient par sa seule volonté de détourner les pouvoirs qui lui ont été confiés.
53.Elle a justement constaté que le CDROM s'était positionné sur le seul terrain de la déontologie médicale et que, dans ces conditions, au vu des objections qu'il portait à la connaissance des ophtalmologues concernés, ses différentes décisions ne faisaient que traduire l'exercice, dans une mesure non manifestement inappropriée, de ses prérogatives de puissance publique d'ordre professionnel.
54.C'est en conséquence à juste titre que l'Autorité a estimé que les faits invoqués par Optical Center n'entraient pas dans le champ de sa compétence et qu'elle a déclaré la saisine irrecevable en application de l'article L. 462-8, alinéa 1 du code de commerce.
55.Le recours sera donc rejeté.
II. SUR LES FRAIS IRRÉPÉTIBLES ET LES DÉPENS
56.Les conditions d'application de l'article 700 du code de procédure civile ne sont pas réunies.
57.La société Optical Center, qui succombe, est condamnée aux dépens.
PAR CES MOTIFS
REJETTE le recours formé par la société Optical Center contre la décision de l'Autorité de la concurrence n° 20-D-20 du 2 septembre 2020 relative à des pratiques mises en oeuvre dans le secteur de la chirurgie réfractive par le Conseil départemental du Rhône de l'ordre des médecins ;
DIT n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile ;
CONDAMNE la société Optical Center aux dépens.