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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 29 juin 2022, n° 20/04126

PARIS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Défendeur :

Mitsubishi Electric Europe B V (Sté.)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Dallery

Conseillers :

Mme Depelley, Mme Lignieres

Avocats :

Me Marciano, Me Pigot

T. com. Paris, du 13 janv. 2020, n° 2018…

13 janvier 2020

FAITS ET PROCEDURE

La société DSMA (ci-après « DSMA ») a une activité de grossiste spécialisé dans la distribution de produits de sonorisation, DJ, et vidéoprojecteurs professionnels. Par jugement du 2 avril 2019, le tribunal de commerce de Nanterre a prononcé la liquidation judiciaire de la société DSMA et désigné Maître [K] [Y] en qualité de liquidateur judiciaire.

La société Mitsubishi  Electric a pour activité notamment l'importation, exportation, distribution de produits audio-vidéo. Depuis 1975, sa succursale française Mitsubishi Electric Europe BV (ci-après « Mitsubishi ») dispose d'une entité juridique propre. Mitsubishi assure en France la distribution de produits principalement fabriqués au Japon, dont des vidéoprojecteurs fabriqués par la société MELCO (Mitsubishi Electric Corporation).

En janvier 1999, les sociétés DSMA et Mitsubishi débutent leur relation commerciale, DSMA revendant les vidéoprojecteurs distribués par Mitsubishi.

Le mardi 22 octobre 2013, Mitsubishi notifie à la société DSMA, la cessation de production des vidéoprojecteurs, objets de la relation commerciale entre les parties, en précisant que la cessation de production desdits vidéoprojecteurs par MELCO a eu lieu le vendredi 11 octobre 2013.

Le 8 février 2018 la SARL DSMA a assigné la société Mitsubishi Electric Europe BV devant le tribunal de commerce de Paris en rupture brutale des relations commerciales établies.

Par jugement du 13 janvier 2020, ce tribunal :

- déboute la SELARL C. [Y] prise en la personne de Me [K] [Y] ès qualités de mandataire judiciaire liquidateur de la SARL DSMA de l'ensemble de ses demandes au titre de rupture brutale de la relation commerciale et de manoeuvres déloyales,

- déboute la SELARL C. [Y] prise en la personne de Me [K] [Y] ès qualités de mandataire judiciaire liquidateur de la SARL DSMA de l'ensemble de ses autres demandes,

- condamne la SELARL C. [Y] prise en la personne de Me [K] [Y] ès qualités de mandataire judiciaire liquidateur de la SARL DSMA à payer à la Société de droit étranger MITSUBISHI ELECTRIC EUROPE B.V. la somme de 3.000 € au titre de l'article 700 du CPC et la déboute du surplus de sa demande à ce titre,

- rejette comme inopérantes ou mal fondées toutes conclusions plus amples ou contraires au présent jugement et en déboute respectivement les parties,

- ordonne l'exécution provisoire du présent dispositif,

- condamne la SELARL C. [Y] prise en la personne de Me [K] [Y] ès qualités de mandataire judiciaire liquidateur de la SARL DSMA aux dépens, lesquels seront employés en frais de liquidation judiciaire, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 77,84 € dont 12,76 E de TVA.

Par déclaration du 24 février 2020, DSMA interjette appel de ce jugement devant la cour d'appel de Paris.

Vu les dernières conclusions de SELARL C. [Y] prise en la personne de Me [K] [Y], ès qualités de liquidateur judiciaire de la société DSMA déposées et notifiées le 22 mai 2020, par lesquelles il est demandé à la Cour de :

Vu notamment les dispositions de l'article L. 442-6 5° du Code de Commerce,

Vu les pièces versées aux débats ;

Infirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu le 13 janvier 2020 par le Tribunal de Commerce de Paris (13ème chambre) ;

Et statuant à nouveau,

Dire et Juger que la société MITSUBISHI ELECTRIC EUROPE BV s'est rendue coupable d'une rupture brutale de relation commerciale établie au détriment de la société DSMA;

Débouter la société MITSUBISHI ELECTRIC EUROPE BV de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions.

En conséquence,

Condamner la société MITSUBISHI ELECTRIC EUROPE BV à verser à la Selarl C. [Y], es qualité de liquidateur de la société DSMA, la somme de 113.623,00 Euros au titre du préjudice subi ;

Condamner la société MITSUBISHI ELECTRIC EUROPE BV au paiement d'une somme de 20.000,00 Euros par application de l'article 700 du Code de Procédure Civile ;

Condamner la société MITSUBISHI ELECTRIC EUROPE BV aux entiers dépens.

Vu les dernières conclusions de la société Mitsubishi Electric Europe BV déposées et notifiées le 06 août 2020, par lesquelles il est demandé à la Cour de :

Vu l'article L. 442-6-5° du Code de Commerce,

Vu la Jurisprudence citée,

Vu les pièces versées aux débats,

- Confirmer le Jugement rendu le 13 janvier 2020 par le Tribunal de commerce de Paris. - Dire et juger que l'arrêt de la fabrication des vidéoprojecteurs n'est pas imputable à la Société MITSUBISHI ELECTRIC EUROPE BV et que la cessation de la distribution de ces produits ne peut être imputée à faute de celle-ci.

- Dire et juger que la Société DSMA a bénéficié d'un préavis suffisant.

- Débouter la SELARL C. [Y], en sa qualité de mandataire liquidateur de la société DSMA, de l'intégralité de ses demandes.

- Condamner la SELARL C. [Y], en sa qualité de mandataire liquidateur de la société DSMA, à payer à la Société MITSUBISHI ELECTRIC EUROPE BV la somme de 12 000 € sur le fondement de l'article 700 du Code de Procédure Civile.

- Condamner la SELARL C. [Y], en sa qualité de mandataire liquidateur de la société DSMA, aux entiers dépens.

Une ordonnance de clôture est intervenue le 15 février 2022.

SUR CE, LA COUR

Sur l'existence d'une rupture brutale des relations commerciales établies

L'existence de relations commerciales établies depuis le mois de janvier 1999 n'est pas contestée par Mitsubishi.

En revanche, les parties s'opposent sur l'existence d'une rupture brutale de ces relations.

DSMA par son liquidateur soutient que la rupture est intervenue sans respect du moindre préavis suffisant et raisonnable. Au regard de l'ancienneté de leur relation commerciale, du chiffre d'affaires moyen annuel réalisé par DSMA et des investissements humains et financiers substantiels qu'elle aurait fournis, elle évalue le préavis nécessaire à 13 mois. Elle fait grief au tribunal de commerce d'avoir apprécié l'existence d'un préavis de 12 mois, faisant valoir que l'octroi d'un préavis aux conditions antérieures de la relation commerciale n'a pas été respecté dès lors que l'approvisionnement de produits Mitsubishi aurait totalement et définitivement cessé dès le mois de janvier 2014, précédé par une baisse significative du chiffre d'affaires au mois de décembre 2013. Elle estime en conséquence avoir bénéficié au maximum d'un préavis d'un seul mois (novembre 2013).

Mitsubishi rétorque que la rupture des relations commerciales avec DSMA n'est pas fautive dès lors qu'elle ne résulte pas d'une décision délibérée de sa part mais d'un arrêt de production des vidéoprojecteurs décidé par la société MELCO indépendant de sa volonté. Elle ajoute que quand bien même l'arrêt de la distribution de vidéoprojecteurs en raison de l'arrêt de leur fabrication serait jugé brutal, la société DSMA a pu bénéficier d'un préavis suffisant de l'ordre de 6 mois au regard de sa situation économique, du chiffre d'affaires concerné et de l'approvisionnement qui lui aurait été assuré à des prix préférentiels lui permettant de maintenir sur plusieurs mois cette activité avec une amélioration substantielle de sa marge.

Pour évaluer la durée du préavis nécessaire à 6 mois, Mitsubishi s'appuie sur l'absence d'une situation de dépendance économique au regard du volume d'affaires, de la baisse constante du chiffre d'affaires résultant des ventes de vidéoprojecteurs et du niveau de la marge brute, sur l'absence d'investissements spécifiques non amortis par DSMA, sur l'absence d'une quelconque exclusivité au bénéfice ou à la charge de DSMA et enfin sur l'absence de spécificité particulière des produits Mitsubishi Electric commercialisés par la société DSMA. Mitsubishi estime que DSMA a pu effectivement bénéficier de ce préavis dès lors que cette dernière avait commandé à prix bradé des quantité importantes de produits et ainsi réalisé un chiffre d'affaires quasiment identique à celui de l'année précédente, tout en augmentant son taux de marge brute (21% en 2013/2014 contre 13,5% en 2012/2013 et 13,80% en 2011/2012). Elle ajoute que la réduction de la garantie contractuelle opérée sur les produits à partir d'octobre 2013 ne constitue pas une modification substantielle des conditions de vente permettant de caractériser une brutalité de la rupture de la relation commerciale du fait de son non-maintien aux conditions antérieures.

Réponse de la Cour

L'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce dispose qu'engage sa responsabilité et s'oblige à réparer le préjudice causé, celui qui rompt brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages de commerce, par des accords interprofessionnels.

Le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une autre solution de remplacement. Les principaux critères à prendre en compte sont la dépendance économique, l'ancienneté des relations, le volume d'affaires et la progression du chiffre d'affaires, les investissements spécifiques effectués et non amortis, les relations d'exclusivité et la spécificité des produits et services en cause.

Par lettre datée du 15 octobre 2013 jointe au courriel du 22 octobre 2013, Mitsubishi a annoncé à DSMA la cessation à compter du 11 octobre 2013, de la fabrication des projecteurs et moniteurs multimédia, précisant qu'elle procèderait à la vente du matériel encore en stock dans ses entrepôts et qu'elle ne pourrait plus honorer de commandes au-delà de ses stocks, ajoutant assurer la garantie de ses produits et la fourniture des pièces détachées jusqu'à mars 2019 et que tout produit commandé à compter du 15 octobre 2013 bénéficiera d'une garantie de 3 ans site et 2 ans lampes.

L'annonce de l'arrêt de fabrication du matériel sans délai de préavis s'analyse en une rupture brutale des relations commerciales établies entre les parties, peu important que cette décision soit la conséquence d'un choix stratégique de Mitsubishi (pièce 46 et sa traduction pièce 47 de l'appelante).

A la date de la rupture, les parties étaient en relations commerciales établies depuis 14 ans et 9 mois.

Prenant en compte que DSMA :

- n'était pas en situation de dépendance économique à l'égard de Mitsubishi puisque son chiffre d'affaires sur la vente de vidéoprojecteurs de cette marque représentait en moyenne sur les trois derniers exercices précédant la rupture, de l'ordre de 13% de son chiffre d'affaires total,

- ne justifie d'aucun investissement spécifique non amorti,

- commercialisait d'autres marques,

- ne bénéficiait d'aucune exclusivité avec Mitsubishi pour la vente de ce matériel,

- ne justifie d'aucune spécificité particulière de ce matériel par rapport aux autres marques existantes,

il convient de retenir un délai de préavis manquant nécessaire mais suffisant de 6 mois.

Sur le préjudice,

Au titre de la perte de marge escomptée sur la période de préavis et en considérant un préavis de 13 mois dont seul un mois aurait été exécuté, DSMA fait valoir un préjudice qu'elle évalue à 113.623,00 euros dès lors qu'il serait de jurisprudence constante que le préjudice résultant d'une rupture brutale des relations commerciales établies correspond à la marge brute (chiffre d'affaires moins coût de revient direct) que la victime aurait réalisée dans le cadre de la relation avec son partenaire, pendant la durée du préavis qui aurait du être exécuté.

Mitsubishi conteste d'une part le mode de calcul utilisé pour l'évaluation du préjudice allégué par l'appelante et sollicite que celle-ci se fasse en prenant comme référence les exercices comptables ayant précédé la rupture, soit 2011/2012 et 2012/2013 et non la moyenne des exercices 2009/2010, 2010/2011 et 2011/2012 comme le prétendrait l'appelante. D'autre part, elle fait valoir que l'évaluation du préjudice allégué devrait se faire au regard de la marge sur coûts variables dès lors que cette dernière serait admise de plus en plus fréquemment par la jurisprudence et s'avèrerait plus précise et plus en corrélation pour déterminer le préjudice subi. Elle évalue ainsi, si préavis non suffisant il y a, le préjudice à hauteur de 3.267,0 euros par mois de supplémentaire de préavis.

Réponse de la Cour

En application de l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce, seuls sont indemnisables les préjudices résultant de la brutalité de la rupture et non de la rupture elle-même. Ce préjudice est évalué sur la base de la durée du préavis dont le partenaire a été privé et ne tient pas compte des événements survenus postérieurement à la rupture qui sont sans incidence sur l'étendue de l'indemnisation du préjudice.

Ce préjudice s'entend généralement de la perte de marge sur coûts variables durant les mois de préavis manquants calculée à partir des chiffres d'affaires des trois années précédents la rupture.

Selon la pièce 102 de l'appelante sur les produits Mitsubishi :

- la moyenne du chiffre d'affaires sur les exercices fiscaux du 1er avril 2010 au 31 mars 2013, soit 2011(622 002€), 2012 (615 404€) et 2013 (473 605€) est de 570 337 euros

- le taux de marge sur coûts variables s'élève en 2011 à 14,66%, en 2012 à 6,56%, et en 2013 à 7,93%, soit en moyenne à 9,71%.

Ainsi la perte de marge sur coût variables s'élève en moyenne à la somme de 55 417,74€ sur une année, soit sur les six mois de préavis manquants, la somme de 27 708,87 euros.

Il convient en conséquence de condamner Mitsubishi à payer cette somme au liquidateur de DMSA.

Sur les dépens et l'article 700 du Code de procédure civile

DSMA sollicite la condamnation de Mitsubishi à verser la somme de 20.000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile au regard des frais qu'elle aurait exposés en sollicitant les services de tiers pour la reprise des pièces comptables et fiscales et des pièces commerciales couvrant l'ensemble de la période des relations commerciales, suivant factures produites.

Mitsubishi estime ces demandes excessives, conteste le sérieux des factures exposées et sollicite son plafonnement à 3.000 euros.

Au titre des recherches matérielles et humaines effectuées pour identifier et retrouver les éléments nécessaires à sa défense, elle demande que lui soit accordé la somme de 12.000 euros.

Réponse de la Cour

Mitsubishi qui succombe doit être condamnée aux dépens de première instance et d'appel ainsi qu'à verser la somme de 8 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile. Sa demande sur ce fondement est rejetée.

PAR CES MOTIFS

Statuant dans les limites de l'appel,

INFIRME le jugement,

Statuant à nouveau et y ajoutant,

CONDAMNE la société Mitsubishi Electric Europe BV à payer à la SELARL C. [Y] ès qualités de liquidateur de la société DSMA la somme de 27 708,87 euros au titre du préjudice subi du fait de la rupture brutale des relations commerciales établies ;

DÉBOUTE la société Mitsubishi Electric Europe BV de ses demandes ;

La CONDAMNE aux dépens de première instance et d'appel ainsi qu'à verser la somme de 8 000 euros à à la SELARL C. [Y] ès qualités de liquidateur de la société DSMA sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.