CA Bordeaux, ch. com., 27 juin 2022, n° 19/06608
BORDEAUX
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Madame [W] [I] épouse née [S]
Défendeur :
Madame [H] [V] épouse née [U], Monsieur [B] [V]
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Nathalie PIGNON
Conseillers :
Mme Elisabeth FABRY, Mme Marie GOUMILLOUX
Avocat :
Me FONROUGE
EXPOSE DU LITIGE
M. et Mme [B] [V] ont acquis le 1er juillet 2014 un fonds de commerce de boulangerie pâtisserie viennoiserie situé dans un immeuble sis à [Adresse 3], dans un immeuble appartenant à M. et Mme [S] pour lequel un bail commercial avait été consenti le 5 juillet 1986 puis renouvelé le 3 juin 1995, et le 24 mai 2005.
Aucun bail commercial n'a été signé entre les parties lors de l'entrée dans les lieux de M. et Mme [V], les bailleurs prétendant à un refus injustifié des preneurs, ces derniers expliquant ne pas avoir voulu consentir aux nouvelles clauses.
M. et Mme [S] étant décédés en 2017, leur fille, Mme [W] [S] épouse [I], est devenue seule propriétaire de l'immeuble.
Le 22 août 2017, les époux [V] ont informé Mme [I] de leur intention de vendre le fonds de commerce à M. [Z] et lui ont fait parvenir une demande de consentement à la cession par l'intermédiaire de Maître [K], notaire.
Par courrier recommandé du 28 août 2017, Mme [I] s'est opposée à la cession au motif du défaut de paiement par les époux [V], du montant total des charges depuis 2014 soit la somme de 615 euros et au motif de la non restitution du mobilier prêté par les époux [S] de leurs vivants.
Par acte d'huissier du 15 mai 2018, les époux [V] ont assigné Mme [I] devant le tribunal de grande instance de Périgueux aux fins d'obtenir sa condamnation à leur verser la somme de 50 000 euros à titre de dommages-intérêts pour la perte de chance d'avoir pu vendre leur fonds de commerce, 5 000 euros pour les préjudices matériel et moral et 4 180 euros en remboursement des loyers payés depuis leur départ le 1er juillet 2017.
Par jugement contradictoire du 16 juillet 2019, le tribunal de grande instance de Périgueux a :
- déclaré abusif le refus de Mme [I] de consentir à la cession du droit au bail,
- condamné Mme [I] à payer à M. et Mme [V] la somme de 10 000 euros au titre de la perte de chance d'avoir pu vendre leur fonds de commerce,
- débouté M. et Mme [V] de leurs demandes de remboursement de loyers et de paiement de dommages et intérêts complémentaires,
- prononcé la résiliation du bail commercial liant les parties à la date du présent jugement,
- condamné Mme [I] à payer à M. et Mme [V] la somme de 2 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,
- débouté Mme [I] de sa demande formée au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- débouté l'ensemble des parties de leurs autres demandes plus amples ou contraires,
- condamné Mme [I] aux dépens de l'instance,
- dit n'y avoir lieu d'ordonner l'exécution provisoire du jugement.
Par déclaration du 17 décembre 2019, Mme [I] a interjeté appel de cette décision à l'encontre de l'ensemble des chefs qu'elle a expressément énumérés, intimant les époux [V] .
PRETENTIONS DES PARTIES
Par dernières conclusions transmises par RPVA le 30 octobre 2020, auxquelles il convient de se reporter pour le détail des moyens et arguments, Mme [I] demande à la cour de :
- déclarer son appel à la fois recevable et fondé,
- en conséquence réformer le jugement prononcé par le tribunal de grande instance de Périgueux le 16.07.2019 en ce qu'il a considéré que le refus à la cession du bail qu'elle a opposé était abusif et l'a condamnée au paiement d'une somme de 10.000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi par M. et Mme [V] et a considéré que le refus qu'elle a opposé en sa qualité de propriétaire du fonds à la cession de celui-ci serait abusive,
- confirmer la décision rendue en ce qu'elle a prononcé la résiliation du bail commercial conclu entre elle et les époux [V] à compter du prononcé de la décision du jugement de première instance le 16.07.2019,
- débouter les époux [V] de l'intégralité de leurs demandes,
- condamner les époux [V] au paiement d'une somme de 4.000 euros en vertu des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
- les condamner aux entiers dépens.
Mme [I] fait notamment valoir qu'elle était bien fondée à s'opposer à la cession en raison des manquements contractuels graves de départ sans congé et sans état des lieux de sortie des preneurs ; que les époux [V] ne démontrent pas de faute contractuelle de sa part ; que les époux [V] ne communiquent aucun document qui pourrait établir la réalité de la vente envisagée et ainsi apprécier l'existence d'un préjudice certain.
Les époux [V], régulièrement intimés, par acte du 21 janvier 2020, et auxquels les conclusions de l'appelante ont été régulièrement signifiées n'ont pas constitué avocat et n'ont pas conclu.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 9 mai 2022 et le dossier a été fixé à l'audience du 30 mai 2022.
Pour un plus ample exposé des faits, des prétentions et des moyens des parties, il y a lieu de se référer au jugement entrepris et aux conclusions déposées.
MOTIFS DE LA DECISION
En cause d'appel, il résulte de l'article 472 alinéa 2 du code de procédure civile que si l'intimé ne conclut pas, il est néanmoins statué sur le fond et le juge ne fait droit aux prétentions et moyens de l'appelant que dans la mesure où il les estime réguliers, recevables et bien fondés.
Conformément à l'article 954 dernier alinéa, la partie qui ne conclut pas ou qui, sans énoncer de moyens nouveaux, demande la confirmation du jugement est réputée s'en approprier les motifs.
En l'espèce, il ressort des pièces versées aux débats par l'appelante et des motifs de la décision déférée à la cour que Mme [I] s'est opposée au projet de cession de bail de ses locataires pour deux motifs : le non paiement par M. et Mme [V] de la taxe d'enlèvement d'ordures ménagères et la non restitution de meubles prêtés par son père M. [D] [S].
Ainsi que l'a parfaitement estimé le premier juge, ces deux motifs, à supposer qu'ils reposent sur des exactitudes, ne faisaient pas obstacle à la cession puisqu'ils ne concernaient ni la régularité de la convention, ni la personnalité du cessionnaire dont il n'est pas prétendu qu'ils aient pu mettre en péril les intérêts du bailleur.
Ils n'affectaient en effet que les rapports contractuels entre Mme [I] et M. et Mme [V] et pouvaient trouver au contraire leur solution dans la cession, le bailleur pouvant exiger que soient séquestrée la partie du prix de vente nécessaire à l'apurement des taxes mises à la charge de M. et Mme [V] et non réglées par eux.
De même, la question du prêt de meubles, étrangère au bail commercial, ne pouvait légitimement interférer dans un refus de cession du droit au bail.
Les locataires ayant continué à régler ponctuellement le loyer mis à leur charge, et la cessation d'exploitation n'étant pas un obstacle juridique à la vente d'un fonds de commerce, c'est à juste titre que le tribunal a considéré que la fermeture du magasin au mois de juin 2017 n'aurait pas rendu la vente impossible par suite de la perte de la clientèle.
Si le défaut d'exploitation constitue un motif de résiliation du bail ou de non renouvellement, il en est autrement en ce qui concerne la cession du fonds.
En l'espèce, la fermeture du magasin ayant été effective peu de temps avant la demande d'autorisation de cession formulée par les locataires, et due, à la lecture du courrier des époux [V] à une allergie à la farine développée récemment par M. [V], le défaut d'exploitation ne saurait constituer pour Mme [S] un motif légitime de refus d'autorisation de cession du fonds.
Le jugement déféré sera confirmé en ce qu'il a jugé ce refus illégitime.
S'agissant du préjudice subi par les locataires, l'appelante fait valoir à juste titre que les locataires n'ont pas communiqué de promesse de vente du fonds sous condition suspensive de l'agrément du bailleur, seul document qui pourrait permettre d'établir la réalité de la vente envisagée.
Aucun des documents produits aux débats en première instance, pas plus que devant la cour, ne fait mention du prix de vente conclu entre les parties.
Ainsi que le relevé avec pertinence le premier juge, si la perte de chance implique seulement la privation d'une potentialité présentant un caractère de probabilité raisonnable et non un caractère certain, le préjudice de perte de chance se distingue de l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée. Son indemnisation ne correspond donc pas à la perte de l'avantage espéré, à le supposé déterminé, la perte devant être certaine et la chance sérieuse) ;
En l'occurrence, aucun élément produit aux débats ne permet d'affirmer que le prix de cession avait été fxé à 50.000 euros, le tribunal ayant noté que l'acquéreur potentiel avait obtenu du Crédit Agricole un accord de financement pour un crédit de 50 000 euros, sans qu'il soit démontré que ce financement représentait le prix de vente du fonds, le compromis de vente n'étant pas encore signé et les conditions suspensives non définies.
Cependant, il est certain que les locataires ont été empêché de céder leur fonds, alors qu'ils avaient une chance sérieuse de le vendre.
Aucune promesse de vente n'ayant été conclue sous condition de l'accord du bailleur, et le fonds étant inexploité depuis quelques mois, ce qui rendait le montant de la cession plus aléatoire, la perte de chance de céder le fonds ne saurait être évaluée à 20 %, ainsi que l'a fait le premier juge, mais à seulement 10 %, et le montant ramené à la somme de 5.000 euros.
Aucun recours n'ayant été formé à l'encontre de la disposition du jugement ayant prononcé la résiliation du bail, il y a lieu de constater que la cour n'est pas saisie de ce chef de demande et que sur ce point, la décision déférée à la cour est définitive.
Compte tenu de la décision intervenue, les dépens d'appel seront laissés à la charge des intimés, qui succombent en partie.
Il n'est pas équitable de laisser à la charge de l'appelante les frais irrépétibles exposés, et il n'y a pas lieu à condamnation sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement, par arrêt réputé contradictoire et en dernier ressort,
Dans les limites de l'appel :
Confirme le jugement déféré, sauf sur le quantum alloué aux époux [V] ;
Condamne Mme [W] [I] à payer à M. et Mme [V] la somme de 5.000 euros au titre de la perte de chance d'avoir pu vendre leur fonds de commerce,
Y ajoutant,
Dit n'y avoir lieu à condamnation, en cause d'appel, sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne M. et Mme [V] aux entiers dépens d'appel.