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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 1, 19 février 2014, n° 12/16340

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

M. Darmigny

Défendeur :

Groupe Express-Roularta (Sté.)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Rajbaut

Conseillers :

Mme Chokron, Mme Gaber

Avocats :

Me Ingold, Me Lagarde, Me Boccon Gibod, Me Diringer

TGI Paris, du 28 juin 2012, n° 10/15493

28 juin 2012

ARRÊT :

- contradictoire

- rendu publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Monsieur Benjamin RAJBAUT, président, et par Mme Marie-Claude HOUDIN, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

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Vu le jugement contradictoire du 28 juin 2012 rendu par le tribunal de grande instance de Paris,

Vu l'appel interjeté le 5 septembre 2012 par François DARMIGNY,

Vu les uniques conclusions du 5 décembre 2012 de l'appelant,

Vu les uniques conclusions du 4février 2013 de la société Groupe Express-Roularta (ci-après dite GER), intimée et incidemment appelante,

Vu l'ordonnance de clôture du 22 octobre 2013,

SUR CE, LA COUR,

Considérant que François DARMIGNY, photographe professionnel, se prévaut de droits d'auteur sur une photographie de la famille de Savoie qu'il a réalisée en 2008 ;

Qu'ayant découvert la reproduction, sans son accord ni mention de son nom, de ce cliché en page 6 du numéro du 30 décembre 2008 de l'hebdomadaire 'POINT DE VUE' édité par la société GER il a mis en demeure cette dernière le 6 février 2009 de lui communiquer tous éléments pour évaluer le préjudice ainsi subi puis l'a faite assigner devant le tribunal de grande instance de Paris le 14 octobre 2010 en contrefaçon de droits d'auteur ;

Considérant que, selon jugement dont appel, les premiers juges ont :

-admis la protection au titre du droit d'auteur de la photographie en cause, la qualité d'auteur de François DARMIGNY ainsi que l'atteinte à ses droits patrimoniaux et moraux,

-condamné la société GER à lui payer en réparation de ces atteintes respectivement 1.000 et 2.000 euros, outre une somme de 3.000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Que François DARMIGNY reproche aux premiers juges d'avoir fait application des barèmes invoqués par la société GER pour évaluer son préjudice, sans tenir compte en particulier de l'importance de l'atteinte, de ses gains ni de sa notoriété, ni de l'atteinte au respect de son oeuvre s'ajoutant à celle portée à son droit au nom, réitérant ses demandes indemnitaires de 20.000 euros pour son préjudice patrimonial et de 10.000 euros pour préjudice moral, et sollicitant une indemnité complémentaire de 5.000 euros pour ses frais irrépétibles en appel ;

Que la société GER, qui soutient qu'il serait d'usage depuis 2007 de publier, dans la rubrique 'Quelle semaine!' du magazine, les photographies officielles des cartes de voeux princières reçues, maintient que la photographie revendiquée, ne contenant aucune mention d'auteur, des époux de Savoie et de leurs enfants souriants et décontractés serait dépourvue d'originalité et prétend, à titre subsidiaire, que l'appelant ne démontrerait pas être demeuré titulaire des droits patrimoniaux sur ce cliché ;

Considérant que l'auteur d'une oeuvre de l'esprit jouit sur cette oeuvre, sans formalité, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous qui comporte des attributs d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d'ordre patrimonial ;

Qu'il incombe, certes, à celui qui entend se prévaloir de droits d'auteur, de caractériser l'originalité de cette création, l'action en contrefaçon étant subordonnée à la condition que la création, objet de cette action, soit une oeuvre de l'esprit protégeable au sens de la loi, c'est à dire originale ;

Considérant qu'il n'est pas contesté que la photographie dont s'agit a été prise par l'appelant dans son studio, ni qu'elle a été réalisée à la demande de la famille de Savoie pour leur carte de voeux 2009, étant rappelé qu'une commande n'emporte aucune dérogation à la jouissance du droit de propriété intellectuelle de l'auteur et que la cession des droits de celui-ci ne peut résulter que d'une convention ;

Considérant que pour conclure à l'originalité de cette photographie François DARMIGNY soutient qu'elle procéderait de la combinaison de ses choix personnels de lumière, objectif, sensibilité, cadrage, angle de prise de vues, qui ne seraient pas dictés par la nature de l'image posée ni sa destination, ainsi que de l'instant saisi et de sélection, permettant de dégager une impression de spontanéité du cliché traduisant une vision particulière, heureuse et moderne, d'une famille réunie ;

Que la société GER soutient cependant que les données essentielles de la réalisation du cliché auraient largement été prédéterminées, compte tenu de la thématique à illustrer et de l'image résolument moderne voulue par les époux de Savoie, que le photographe ne serait intervenu que comme un professionnel apportant son avoir faire technique et que les caractéristiques revendiquées seraient banales ou relèveraient de choix techniques n'exprimant pas la personnalité de leur auteur, indépendamment de la qualité esthétique du résultat, ce qui serait confirmé par l'absence de signature du cliché ;

Considérant cependant qu'un auteur peut choisir, ou accepter, de ne pas faire figurer son nom sur toutes ses oeuvres même si elles sont originales, s'agissant d'un droit et non d'une obligation ; qu'il ressort par ailleurs de l'examen auquel la Cour s'est livrée d'autres photographies de voeux princières publiées par la société GER que la plupart ne sont pas pertinentes comme manifestement postérieures à celle revendiquée, compte tenu de leur date de publication ; qu'en tout état de cause, elles montrent le plus souvent les familles dans un décor naturel ou chez elles, et non en studio, et même en ce cas dans une posture différente ; qu'en réalité les photographies invoquées par la société GER démontre une grande diversité de clichés représentant des familles souriantes, y compris lorsqu'elles entendent se montrer modernes ; que ces images ne présentent en réalité que l'un ou l'autre des éléments du cliché litigieux, mais non tous ses éléments dans une combinaison identique, par ailleurs pertinemment décrite par les premiers juges ;

Qu'il sera ajouté que si certains des éléments qui composent la photographie en cause sont effectivement imposés (image souriante d'une famille unie avec enfants) ou appartiennent au fonds commun de l'univers de la photographie officielle d'une famille princière moderne destinée à illustrer une carte de voeux, leur combinaison telle que revendiquée, dès lors que l'appréciation de la Cour doit s'effectuer de manière globale, en fonction de l'aspect d'ensemble produit par l'agencement des différents éléments et non par l'examen de chacun d'eux pris individuellement, confère à ce cliché une physionomie propre qui le distingue des autres clichés du même genre, donnant à voir à la fois l'aspect visiblement imposé de la photographie par le choix, en particulier, d'une image structurée, posée, sobre et soignée, manifestement prise en studio, d'uniformisation des codes couleurs et vestimentaires des quatre personnes photographiées, et d'éclairages faisant clairement ressortir leurs visages sur une dominante de blancs, tout en mettant en évidence l'attitude intimiste des protagonistes, apparaissant largement naturelle et spontanée, qui contraste avec l'aspect policé de la photographie et traduit incontestablement, au-delà d'un savoir-faire certain au service d'une idée de modernité et de bonheur familial, un parti-pris esthétique empreint de la personnalité de son auteur ;

Que, par voie de conséquence, la Cour estime que la photographie revendiquée est digne d'accéder à la protection instituée au titre du droit d'auteur et la décision entreprise sera purement et simplement confirmée à cet égard ;

Considérant que le tribunal a exactement déduit du principe de la hiérarchie des moyens que la société GER est en droit de se prévaloir d'une prétendue cession des droits de François DARMIGNY, sans que puisse lui être valablement opposé l'interdiction de se contredire ; qu'une partie attraite en contrefaçon qui dénie, à titre principal, l'originalité d'une création peut en effet valablement faire valoir, à titre subsidiaire, que l'auteur serait dessaisi de ses droits patrimoniaux et ne pourrait ainsi obtenir réparation de ce chef ;

Que les premiers juges ont également pertinemment relevé que François DARMIGNY produit une attestation des époux de Savoie tendant à démontrer que le cliché réalisé était à usage 'strictement privé' et destiné par le biais de la carte de voeux qu'il illustre au 'strict entourage amical et familial', ne devant 'en aucun cas' être publiée, et qu'il établissait ainsi suffisamment n'avoir consenti qu'à une utilisation privée de son oeuvre ajoutant qu'un éventuel consentement de la famille de Savoie, nullement établi, serait inefficace dès lors que celle-ci n'était pas cessionnaire des droits en litige ;

Qu'il sera précisé que si les termes de cette attestation, indiquant expressément que la photographie <<n'était ni une publicité ni une image à but de diffusion dans la presse>>, ne sont pas manuscrits et ne reprennent pas toutes les mentions prescrites par l'article 202 du Code de procédure civile, ils ne sont contredits par aucun élément, étant observé qu'il ne saurait être déduit d'une prétendue absence d'autre réaction de la famille de Savoie qu'elle serait à l'origine de la publication incriminée ; que les termes clairs de cette attestation démontrent suffisamment que le photographe n'a pu consentir qu'à un usage strictement limité de son oeuvre, dans le cercle familial et amical des époux de Savoie, et non par voie de presse ;

Qu'en conséquence, le jugement dont appel doit être approuvé sur ce point et a justement rappelé qu'il incombait au journal d'obtenir l'accord du titulaire des droits sur l'oeuvre avant toute exploitation de celle-ci ; qu'il sera ajouté qu'à supposer même que la société GER ait légitimement publié d'autres clichés du même genre, elle ne pouvait sérieusement ignorer en sa qualité de professionnelle de l'édition que le cliché en cause, même non signé, était manifestement pris par un professionnel et susceptible de relever du droit d'auteur, lui imposant de s'assurer de ses droits, quand bien même aurait-elle pu légitimement croire que la carte de voeux incluant ce cliché lui aurait été transmise par les personnes représentées, ce qui n'est pas démontré ;

Considérant qu'il s'infère de ces observations que la contrefaçon par la diffusion et l'exploitation de l'oeuvre, faite sans le consentement de l'auteur, comme excédant l'usage par lui autorisé, est caractérisée à la charge de la société GER éditrice du magazine 'POINT DE VUE' et le jugement entrepris mérite également confirmation de ce chef ;

Considérant que l'article L.331-1-3 du code de la propriété intellectuelle dispose que « Pour fixer les dommages et intérêts, la juridiction prend en considération les conséquences économiques négatives, dont le manque à gagner, subies par la partie lésée, les bénéfices réalisés par l'auteur de l'atteinte aux droits et le préjudice moral causé au titulaire de ces droits du fait de l'atteinte » ;

Considérant que la photographie de François DARMIGNY a été reproduite sous la mention <<CLOTHILDE & EMANUELE-FILIBERTO BONNE ANNÉE La famille de Savoie, au grand complet, pour la photo officielle destinée à souhaiter de bonnes fêtes et une excellente année 2009>> , en format réduit 10,5 X 8,6, au centre de la moitié inférieure de la 6ème page d'un numéro de l'hebdomadaire 'POINT DE VUE', tiré mensuellement à 348.906 exemplaires et vendu à concurrence de 245.360 exemplaires en janvier 2009, soit en fait pour 4 parutions, les moyennes des tirages et ventes mensuels en 2008 s'avérant légèrement supérieures à ces chiffres non discutés par l'intimée ;

Que le cliché ainsi publié, sans mention des nom et qualité de son auteur, a été légèrement recadré sur le côté gauche, et apparaît partiellement masqué en partie basse, du côté droit, par la représentation d'une bague fortement agrandie illustrant une autre brève de cette page, caractérisant, à défaut de réelle dénaturation, une atteinte, même limitée, à l'intégrité de l'oeuvre ;

Considérant que François DARMIGNY, qui a réalisé depuis les faits incriminés de nombreuses photographies publiées notamment dans des magazines de grande diffusion (tels en 2009 PSYCHOLOGIES, VSD ou LE FIGARO MAGAZINE), était alors déjà connu, en particulier, comme photographiant 'les grands de ce monde' et 'pour ses nombreuses couvertures de magazines' ainsi qu'il résulte d'un ouvrage édité en 2004, d'une campagne publicitaire C & A ( facture du 4 août 2008 de cession de droits à hauteur de 45.650 euros), de couvertures de magazines (tels PARIS MATCH du 19 juillet 2001, PREMIERE de mars 2002 ou L'EQUIPE du 22 mars 2008) et d'affiches (notamment de l'artiste AZNAVOUR pour un spectacle d'octobre 2007) ; qu'il justifie par ailleurs qu'il a pu être retenu que ses revenus s'établissaient en 2005 à 346.860 euros et traduisaient une progression significative par une société d'expertise comptable de l'AMDM ;

Qu'il est ainsi suffisamment établi, dans la mesure où les personnes photographiées n'entendraient pas s'opposer à la publication du cliché, que François DARMIGNY aurait été en mesure de négocier à son avantage une cession de droits si elle avait été sollicitée, indépendamment d'un forfait indicatif de 301 euros du barème de l'Union des Photographes Professionnels (UPP) ; qu'il aurait en outre pu bénéficier d'une publicité ou reconnaissance supplémentaire par mention de son nom (étant observé que le cliché non signé n'était pas destiné à une diffusion excédant le cadre privé) et que la société GER a profité, sans bourse délier, de l'exploitation de son effort créatif dans le cadre de sa rubrique 'Quelle SEMAINE' du numéro 'POINT DE VUE' du 30 décembre 2008 au 6 janvier 2009 ;

Considérant qu'en l'état de l'ensemble de ces éléments d'appréciation la Cour estime que le préjudice subi du fait de l'atteinte aux droits patrimoniaux de l'auteur sera plus justement réparé par l'allocation d'une somme 3.000 euros et que l'atteinte au droit moral sera entièrement indemnisée par l'octroi d'une somme de 5.000 euros par infirmation de la décision dont appel sur ces points ;

PAR CES MOTIFS,

Confirme la décision entreprise en toutes ses dispositions, sauf en ce qui concerne le montant des dommages et intérêts alloués à François DARMIGNY en réparation du préjudice subi du fait des atteintes à ses droits patrimoniaux et moraux ;

Statuant à nouveau dans cette limite,

Condamne la société Groupe Express-Roularta à payer à François DARMIGNY à titre de dommages et intérêts :

-3.000 euros en réparation de son préjudice patrimonial,

-5.000 euros en réparation de son préjudice moral d'auteur ;

Rejette toutes autres demandes des parties contraires à la motivation ;

Condamne la société Groupe Express-Roularta aux dépens d'appel qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile et à verser à François DARMIGNY une somme complémentaire de 4.000 euros au titre des frais irrépétibles d'appel.