Cass. com., 25 mai 2022, n° 20-14.352
COUR DE CASSATION
Arrêt
Rejet
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Mouillard
Rapporteur :
M. Ponsot
Avocat général :
M. Lecaroz
Avocats :
SCP Lesourd, SCP Capron
Faits et procédure
1. Selon l'ordonnance attaquée, rendue par le président d'un tribunal de grande instance (Blois, 12 novembre 2019), et les productions, [X] [R] et son épouse, Mme [O], étaient associés au sein de la société civile immobilière du Connil (la SCI du Connil), constituée entre une société d'expertise-comptable, la société Logex, et ses membres ou anciens membres. A la suite de sa condamnation par un tribunal correctionnel pour diverses infractions, [X] [R] a été exclu de la société Logex dont il était associé, le 15 décembre 1995. Concomitamment, son épouse, Mme [O], a été licenciée par cette société pour faute lourde.
2. Une sentence arbitrale prononcée le 16 août 1996 a statué sur les conséquences de l'exclusion de [X] [R] de la société Logex, et a notamment fixé la valeur nette de la SCI du Connil à une valeur négative de 40 627 francs. Puis, en application d'une délibération de l'assemblée générale de la SCI du Connil du 25 juin 1997, [X] [R] et son épouse se sont vu proposer le rachat de leurs parts au prix de un franc.
3. Par un arrêt du 29 mars 2001, une cour d'appel a notamment dit que [X] [R] et son épouse avaient perdu de plein droit la qualité d'associés de la SCI du Connil du fait de leur départ de la société Logex, qu'ils étaient privés de tout droit d'associés, et a renvoyé les parties, pour l'évaluation de leurs droits sociaux dans la SCI du Connil, à suivre la procédure prévue par l'article 1843-4 du code civil.
4. Le 10 février 2009, [X] [R] et son épouse ont assigné la SCI du Connil devant le président d'un tribunal de grande instance sur le fondement de l'article 1843-4 du code civil aux fins de désignation d'un expert pour fixer la valeur de leurs droits sociaux.
5. Par une ordonnance du 5 mai 2009, le président du tribunal, statuant en la forme des référés, les a déclarés irrecevables en leur demande après avoir constaté que la valeur des parts sociales avait été fixée par la sentence arbitrale du 16 août 1996, et qu'ils avaient accepté cette évaluation.
6. Le 4 juin 2014, [X] [R] est décédé en laissant pour lui succéder son épouse et leurs enfants, M. [D] [R] et Mmes [G] et [N] [R].
7. Le 29 mai 2019, Mme [P] [O], M. [D] [R] et Mmes [G] et [N] [R] (les consorts [R]), agissant en leur qualité d'ayants droit de [X] [R], ont à nouveau assigné la SCI du Connil aux mêmes fins et devant la même juridiction.
Recevabilité du pourvoi contestée par la défense
8. Selon l'article 1843-4 du code civil, la décision par laquelle le président du tribunal procède à la désignation d'un expert chargé de déterminer la valeur de droits sociaux est sans recours possible.
9. La Cour de cassation juge qu'il n'est dérogé à cette règle qu'en cas d'excès de pouvoir (Com., 15 mai 2012, n° 11-12.999, Bull. n° 103 ; 2e Civ., 7 juin 2018, n° 17-18.722, Bull. n° 114) et elle déclare irrecevables les recours dans lesquels une simple erreur de droit est invoquée (Com., 15 mai 2012, n° 11-17.866, Bull. n° 98 ; Com., 7 juill. 2020, n° 18-18.190).
10. Jusqu'à présent, elle appliquait cette solution même lorsque le recours était formé contre une décision rejetant la demande de désignation d'un expert (Com., 11 mars 2008, n° 07-13.189, Bull. n° 62).
11. Toutefois, cette unité de régime n'est pas exigée par la lettre du texte et ce n'est que lorsque le président désigne un expert que l'objectif de célérité poursuivi par le législateur commande l'absence de recours.
12. Dès lors, afin d'éviter de placer les parties face à une situation de blocage dans le cas où le président refuse de désigner un expert pour quelque cause que ce soit, il apparaît nécessaire de leur reconnaître le droit de relever appel de cette décision.
13. La jurisprudence considérait, en outre, qu'en cas d'annulation d'une décision de première instance refusant de désigner un expert, la cour d'appel ne pouvait désigner elle-même cet expert (Com., 10 octobre 2018, pourvoi n° 16-25.076).
14. Cette limitation apportée au pouvoir de la cour d'appel, cohérente avec un appel-nullité, n'a plus lieu d'être dès lors qu'un appel, voie de réformation, est ouvert aux parties en cas de refus de désignation. En ce cas, au terme d'un réexamen complet des faits et circonstances de la cause, la cour d'appel pourra, si elle décide d'infirmer l'ordonnance qui lui est déférée, désigner elle-même un expert, et ce, par une décision sans recours possible, sauf excès de pouvoir. La reconnaissance d'un tel pouvoir de désignation au juge d'appel contribuera à l'efficacité et à la célérité du dispositif.
15. L'ordonnance attaquée ayant, en l'espèce, déclaré irrecevable comme se heurtant à l'autorité de chose jugée la demande de désignation d'un expert, il s'ensuit que cette décision, qui n'a pas désigné un expert, est susceptible de recours et qu'elle aurait dû être déférée à la cour d'appel.
16. Toutefois, l'application à cette instance de la règle issue du présent revirement de jurisprudence, qui devrait conduire à déclarer irrecevable le pourvoi au motif qu'il n'est pas dirigé contre une décision rendue en dernier ressort, aboutirait à priver les consorts [R], qui ne pouvaient ni connaître ni prévoir, à la date où ils ont exercé leur pourvoi en cassation, la possibilité qui leur est désormais reconnue de former un appel d'une décision de refus de désignation d'un expert, d'un procès équitable au sens de l'article 6, paragraphe 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
17. Il convient donc de déclarer le recours recevable.
Examen du moyen
Enoncé du moyen
18. Les consorts [R] font grief à l'ordonnance de les déclarer irrecevables en leur demande de désignation d'un expert en application de l'article 1843-4 du code civil, alors :
« 1°/ que l'autorité de la chose jugée ne peut être opposée lorsque des événements postérieurs sont venus modifier la situation antérieurement reconnue en justice ; qu'en déclarant irrecevable l'action tendant à la nomination d'un expert afin de déterminer la valeur de parts sociales introduite par des héritiers en ce que, dans le cadre d'une précédente instance, une demande de même nature formée par le de cujus avait été déclarée irrecevable, sans rechercher, comme il y était invité, si les héritiers n'invoquaient pas des circonstances de fait nouvelles résultant, notamment, du décès de leur auteur et de la situation de blocage résultant de l'absence du moindre acte de cession des parts en litige et de tout versement de leur valeur, le président du tribunal a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1351 du code civil, devenu 1355 ;
2°/ que dans le cadre de leurs dernières écritures, les héritiers soutenaient que l'autorité de la chose jugée de la précédente ordonnance rendue le 5 mai 2009 ne pouvait leur être opposée dès lors que leur auteur n'avait pas été informé par la signification de la possibilité qui lui était ouverte de former un pourvoi pour excès de pouvoir à l'encontre de cette décision ; qu'en ne répondant pas à ce moyen opérant, le président du tribunal a violé l'article 455 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
19. Ayant constaté qu'une ordonnance en la forme des référés avait été rendue le 5 mai 2009, déclarant [X] [R] et son épouse irrecevables en leur demande de désignation d'un expert chargé, en application de l'article 1843-4 du code civil, de déterminer la valeur des droits sociaux qu'ils détenaient dans la SCI du Connil, le président du tribunal, après avoir relevé que la demande dont il était saisi était présentée par les mêmes parties agissant dans la même qualité, avait le même objet et se fondait sur la même cause, en a déduit qu'elle se heurtait à l'autorité de chose jugée relativement aux contestations que cette ordonnance avait tranchées, et l'a déclarée irrecevable en application des articles 1355 du code civil et 122 du code de procédure civile.
20. Le rachat des parts de [X] [R] n'étant pas la conséquence de son décès mais de son exclusion, et la situation de blocage invoquée préexistant à la première saisine du président du tribunal, celui-ci n'avait pas à procéder à la recherche inopérante invoquée par la première branche.
21. L'absence de mention d'une possibilité de recours dans la notification de l'ordonnance du 5 mai 2009, ne pouvant avoir de conséquences que sur le point de départ du délai d'exercice d'une voie de recours, et n'étant pas susceptible de faire échec à l'autorité de chose jugée attachée, en l'absence de recours, à cette décision, le président du tribunal n'avait pas à répondre aux conclusions inopérantes visées par la seconde branche.
22. Le moyen n'est donc pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi.