CA Angers, ch. a, 24 mars 2015, n° 13/00921
ANGERS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Société ASAG
Défendeur :
SAS CHARAL
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Madame VAN GAMPELAERE
Conseillers :
Madame MONGE, Madame PORTMANN
Avocats :
Me Claudine THOMAS, Me Daniel CHATTELEYN
Par arrêt du 12 novembre 2013, auquel il sera renvoyé pour un plus ample exposé des faits et de la procédure, notre cour a déclaré recevable comme suffisamment motivé le contredit formé par la société Asag contre le jugement du tribunal de commerce du 6 mars 2013 déféré et confirmé ce jugement en ce qu'il rejetait l'exception d'incompétence soulevée par la société Asag et déclarait le tribunal de commerce d'Angers compétent pour connaître du litige. Evoquant le fond de l'affaire en application des dispositions de l'article 89 du code de procédure civile, notre cour a sursis à statuer sur les demandes en paiement des parties, ordonné la réouverture des débats, invité les parties, en application de l'article 90 du code de procédure civile, à faire acte de constitution dans le mois, leur a enjoint de s'expliquer sur le fond du litige, a renvoyé l'affaire à la conférence de mise en état et a réservé les dépens.
Par ordonnance du 10 avril 2014, le magistrat chargé de la mise en état, saisi par la société Asag d'un incident de communication de pièce, a donné acte à la société Charal de ce que, pour répondre à la demande sur incident de son adversaire, elle faisait déclaration de ce qu'elle n'avait pas souscrit d'assurance pour le type de sinistre objet du litige en produisant une attestation en ce sens de son président et, en vue d'apporter la preuve de la destruction des carcasses litigieuses, versait aux débats un certificat de saisie et trois annexes. Le magistrat disait qu'elle avait ainsi satisfait aux demandes sur incident de la société Asag à laquelle il appartiendrait, le cas échéant, de discuter devant la cour la portée probante de ces documents.
Les parties ont toutes deux conclu.
Une ordonnance rendue le 14 janvier 2015 a clôturé la procédure.
MOYENS ET PRETENTIONS DES PARTIES
Les dernières conclusions, respectivement déposées les 6 janvier 2015 pour la société Asag et 9 décembre 2014 pour la société Charal, auxquelles il conviendra de se référer pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, peuvent se résumer ainsi qu'il suit.
La société Asag demande à la cour de débouter la société Charal de toutes ses demandes et de la condamner à lui payer la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens.
Elle expose que ses relations pendant treize ans avec la société Charal se sont toujours faites
oralement, chaque semaine un de ses employés contactant par téléphone un employé italophone de la société Charal M. Philippo afin de passer commande en précisant les types de viandes attendus ainsi que le nombre de camions dont elle avait besoin mais sans autre précision quant au prix exact qu'elle devrait acquitter ni quant aux quantités précises de viande souhaitées. Elle ajoute qu'une fois la commande passée, la société Charal lui indiquait la date de disponibilité des carcasses et un transporteur était chargé de livrer la viande en Italie. Elle explique que conformément aux normes d'hygiène et de sécurité imposées en la matière, le chargement était effectué par du personnel qualifié de la société Charal, le chauffeur du camion se bornant à ouvrir et fermer le hayon de son véhicule, puis à recevoir le document de transport CMR indiquant le type, la quantité et le poids exact de la marchandise chargée à bord du camion. Elle précise que la société Charal lui envoyait ensuite en télécopie le document CMR pour qu'elle puisse accomplir les démarches administratives nécessaires à l'arrivée et enfin sa facture, payable à 60 jours.
S'agissant de la marchandise objet du présent litige, elle indique avoir commandé, par téléphone, le 18 août 2008, un camion complet de viandes bovines et porcines et avoir appris, le 21 août suivant, par téléphone, qu'un incident s'était produit durant le chargement, que toutes les carcasses avaient été endommagées et que leur destruction s'imposait. Elle conteste que la société Charal rapporte la preuve de ce que la viande étant impropre à la consommation, elle ne pouvait qu'être détruite, et en déduit que la société Charal ne rapporte pas la preuve du préjudice par elle subi. Elle soutient que l'incident est totalement imputable à la société Charal dont les employés ont commandé au transporteur de réaliser des manoeuvres irrégulières en vue de pouvoir tasser les carcasses déjà chargées. Elle refuse toute implication dans l'accident, la marchandise étant demeurée, selon elle, sous la responsabilité de la société Charal. Elle s'oppose à l'application de l'incoterm EXW Sablé sur Sarthe dès lors que, dans les faits, il n'a jamais été appliqué, la société Charal assurant elle même le chargement dans le camion et assure qu'en l'absence d'un incoterm spécifique, la Convention de Vienne du 11 avril 1980 réglant les ventes internationales de marchandises trouve application. Elle rappelle que, selon cette Convention, le transfert de risques intervient au moment de la remise des marchandises au transporteur après que celles ci ont été identifiées par un document de transport. Elle en déduit que l'incident étant survenu au cours des opérations de chargement, l'identification des marchandises n'a pu intervenir et les risques ne lui ont donc pas été transférés. Elle refuse, dans ces conditions, de payer le prix de carcasses qui n'ont pu lui être livrées. Elle souligne que la société Charal était mentionnée dans la lettre de voiture en qualité d'expéditeur et conclut qu'elle ne prouve pas que le transporteur ait été mandaté par ses soins depuis l'Italie. Elle insiste sur le fait que le freinage exécuté par le chauffeur lui a été ordonné par les employés de la société Charal pour augmenter la quantité transportée ce qui était de son intérêt, et ce au mépris des règles nationales et communautaires qui imposent, au contraire, un espace minimal entre les carcasses et la pose d'arrêts. Elle observe que le chauffeur relate que seules trois demi carcasses avaient touché le sol et que les autres auraient pu être conservées si la société Charal n'avait pas fait intervenir un tracteur pour ouvrir le camion frigorifique. Elle s'estime libérée de toute obligation en application de l'article 66 de la Convention de Vienne, la détérioration de la viande étant imputable à la société Charal.
La société Charal demande à la cour de la dire recevable et bien fondée en ses demandes, de dire qu'elle a respecté ses obligations en mettant à la disposition de la société Asag les marchandises selon les règles du départ usine - EXW , de dire que l état de vétusté du semi remorque est seul à l'origine du sinistre, que le transfert des risques est intervenu après le chargement des marchandises dans le semi remorque et donc de leur mise à disposition, qu'elle est personnellement étrangère à la réalisation du dommage et à la perte totale de la marchandise passée sous la seule responsabilité de la société Asag et que les dispositions de la Convention de Vienne du 11 avril 1980 ne sont pas applicables aux relations entre les parties, de débouter la société Asag de toutes ses demandes, de la condamner à lui payer la somme de 58 577,66 euros au titre de la facture impayée avec intérêts au taux légal à compter de la délivrance de l'assignation, d'ordonner la capitalisation des intérêts et de condamner la société Asag au paiement de la somme de 10 000 euros à titre de dommages et intérêts pour résistance abusive, outre celle de 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure
civile et les dépens.
Elle insiste sur le fait que les marchandises étaient vendues départ usine - EXW ainsi que cela était spécifié au recto de chaque facture depuis 1995. Elle affirme que la société Asag a mandaté la société Patanè pour assurer les opérations de transport et la livraison dans ses entrepôts de Sicile. Elle explique qu'à l'instar des précédentes commandes, elle a mis la marchandise à la disposition du transporteur au départ du site de Sablé sur Sarthe. Elle soutient que c'est le chauffeur qui a imaginé, dès le démarrage freiner brutalement dans le but de tasser les carcasses et que c'est la raison pour laquelle la remorque s'est effondrée en s'écrasant sur les carcasses. Elle fait valoir qu'elle a fait procéder à deux expertises une sur le véhicule et une sur la marchandise auxquelles la société Asag a été conviée et ne s'est pas présentée. Elle ajoute qu'elle a fait dresser un procès verbal de constat de l'état du camion qui a mis en lumière l'état de vétusté avancée du camion. Elle estime que le camion n'avait pas la capacité suffisante pour transporter les 23 185,800 kg commandés. Elle admet avoir procédé au chargement dans le semi remorque mais conteste que cela fasse obstacle au transfert de risques et à l'application de l'incoterm et s'oppose à l'application de la Convention de Vienne. Elle conclut à son absence de responsabilité et précise n'avoir pas perçu d'indemnité de son assurance ainsi que celle ci en atteste.
MOTIFS DE LA DECISION
Sur les règles gouvernant la vente entre les parties
Attendu qu'il n'est pas sérieusement contesté par la société Asag qu'au recto de chacune des factures établies par la société Charal, en relations commerciales avec elle depuis 1995, figure la mention DEPART USINE EXW (pièce n° 2 de l intimée) ;
Qu'une mention similaire se retrouve sur les lettres de voiture accompagnant la marchandise sous la forme Conditions de livraison EXW Sablé sur Sarthe (pièces n° 2 et 3 de l appelante) ;
Qu'ainsi les carcasses de viande objet du présent litige ont elles été vendues à la société Asag, à l'instar de celles qui les ont précédées, suivant l'incoterm EXW qui signifie Ex Works ou départ usine' et désigne une vente au départ suivant laquelle la marchandise est mise à la disposition de l'acquéreur dans les locaux du vendeur, l'acquéreur organisant et payant le transport, en supportant les risques jusqu'à la destination finale des marchandises et assumant les formalités et frais d'exportation et d'importation, ainsi que les droits et taxes liés à ces deux opérations ;
Attendu que les parties peuvent déroger, si elles le souhaitent, à certaines de ces règles, sans que l'économie générale en soit modifiée et sans que les dispositions de la Convention de Vienne invoquées par la société Asag deviennent applicables ;
Qu'en dépit d'une absence de stipulation expresse sur cette dérogation, il apparaît cependant que tel, en pratique, a été le cas dans les relations entretenues par la société Charal avec la société Asag ;
Qu'il est en effet manifeste que la société Charal ne se bornait pas à mettre à la disposition de sa cliente les marchandises dans ses locaux mais se chargeait de leur chargement dans le camion qui devait les transporter ;
Qu'au demeurant, elle ne le conteste pas (page 7 de ses conclusions) ;
Qu'il en résulte qu'elle endossait la responsabilité des opérations matérielles de chargement qui auraient dû incomber au destinataire et que ce chargement dans le véhicule du transporteur équivalait à la mise à disposition opérant transfert de risques à la destinataire des marchandises chargées ;
Sur les causes du sinistre survenu le 21 août 2008
Attendu qu'il ressort des procès verbaux de constat que la société Charal a fait dresser les 26 et 27 août 2008 (pièces n° 4 et 5 de l'intimée) et des rapports des expertises amiables qu'elle a confiées à deux experts différents (pièces n° 6 et 10 de l'intimée) ainsi que des photographies qui y sont jointes que, dans la cour de la société Charal, la cellule frigorifique de la remorque du camion dans laquelle avaient été chargées les carcasses de porcs et de jeunes bovins commandés par la société Asag s'est disloquée, seul le panneau gauche étant encore fixé au plancher, la paroi latérale droite étant, quant à elle, tombée par terre ;
Que l'huissier de justice comme les experts ont tous constaté que le camion était dans un état de vétusté prononcée, les éléments de structure métallique étant entièrement oxydés et les éléments de structure des panneaux de la remorque en bois complètement pourris ;
Que l'un des experts, qui, par lettre du 22 août 2008, avait invité le transporteur italien et la société Asag à assister aux opérations d'expertise devant se tenir le 26 août 2008, a précisément attribué l'effondrement de la cellule frigorifique de la remorque à la fragilité de ces éléments de structure oxydés ou pourris ;
Que l'examen des carcasses transportées dans une remorque frigorifique en fonctionnement plombée par les services vétérinaires a révélé la présence de corps étrangers dans les carcasses (végétaux, minéraux, débris d'isolant provenant des parois de la remorque) ;
Attendu que la société Charal explique que c'est suite à un brutal coup de frein du chauffeur que la remorque s'est effondrée, s'écrasant sur les carcasses qu'il a fallu désencastrées ;
Que sans contester l'existence de cette manoeuvre et de ses conséquences, la société Asag l'impute à un ordre qu'auraient donné les salariés de la société Charal dans le but de tasser les carcasses ;
Mais attendu que la société Charal nie avoir donné un tel ordre affirmant qu'il s'agissait au contraire d'une initiative malheureuse du chauffeur ;
Qu'au demeurant, il importe peu de savoir à quelle société le chauffeur, qui n'était le préposé ni de l'une ni de l'autre, a voulu complaire, étant observé que la société Asag reconnaît avoir, le 18 août 2008, passé commande à la société Charal d'un camion complet de viandes bovines et porcines sans précision du poids et qu'il ressort clairement de l'attestation d'un des chauffeurs de la société sicilienne Patanè habituellement chargés du transport entre le site de Sablé sur Sarthe et la Sicile (pièce n° 1 de l'appelante), que la société Asag ne commande jamais la même quantité de viande mais demande de remplir le camion aux limites de ce qui est consenti' de sorte qu'il était de l'intérêt de la société Asag tout autant que de celui de la société Charal qui, selon ce chauffeur, cherche à charger la plus grande quantité de viande et, à cet effet, m'a fait faire quelquefois une manoeuvre de freinage pour comprimer les viandes, les faisant glisser à l'avant sur les rails pour créer un espace supplémentaire à l'arrière', que le camion fût bien rempli ;
Qu'il n'en résulte pas moins que le sinistre déploré ne s'est pas produit pendant le chargement des carcasses et que la société Asag ne rapporte pas la preuve de ce qu'il fût dû à un problème de mauvaise disposition ou d'arrimage insuffisant des marchandises ou encore d'absence de pose d'arrêts, ainsi que le déduit sans l'avoir constaté le chauffeur auteur de la manoeuvre litigieuse dans son attestation (pièce n° 6 de l'appelante) - et dont le témoignage sur ce point a une très faible valeur probante dès lors que son auteur a tout intérêt à reporter sur la société Charal la responsabilité des suites dommageables de la manoeuvre risquée qu'il a exécutée sans discussion-, mais qu'il apparaît résulter de la fragilité anormale de la cellule qui contenait les carcasses et qui n'ayant pas résisté à ce qui ne constituait qu'une secousse, si brutale fût elle, apparaît, en réalité, avoir été impropre à sa destination ;
Attendu que la société Charal n'étant pas l'auteur de la manoeuvre à l'origine de l'effondrement de la
cellule frigorifique ni le propriétaire de celle ci n'a pas à répondre du mauvais état de cette partie du camion, dont un des experts précise (pièce n° 10 de l'intimée) qu'il n'était pas visible par ses préposés ;
Que le chargement de la marchandise dans le camion équivalant à sa mise à la disposition du destinataire qui, en vertu de l'incoterm EXW expressément mentionné sur la lettre de voiture, revêtait la qualité juridique d'expéditeur puisqu'il lui appartenait d'assurer le transport - peu important ici le renseignement figurant sur cette lettre dans la case expéditeur - le transfert des risques à la société Asag s'en est suivi ;
Que la société Asag ne peut, dans ces conditions, être déchargée de l'obligation de payer le prix de la marchandise perdue ;
Sur l'étendue du préjudice
Attendu que la société Asag laisse entendre que la société Charal a aggravé le préjudice en n'ayant pas trié parmi les carcasses chargées, ainsi que le relate le chauffeur (pièce n° 6 de l'appelante), celles qui étaient affectées, pour être tombées au sol à la suite du choc, des autres ;
Mais attendu que les services vétérinaires de la Sarthe ont certifié (pièce n° 11 de l'intimée) que le 22 août 2008, la totalité des 170 carcasses de porcs d'un poids total de 14 596,20 kg et des 20 carcasses de jeunes bovins d'un poids total de 8 589,60 kg avaient été saisies pour être retirées de la consommation humaine en raison de la rupture de la chaîne du froid pendant plusieurs heures et de contaminations diverses physiques (gravillons), chimiques (liquide de refroidissement), microbiennes (marchandise tombée à terre dans une zone où circulent des bétaillères) ;
Qu'ainsi il n'est pas douteux qu'aucune des carcasses entreposées dans la cellule endommagée ne pouvait plus être acheminée vers l'acquéreur et qu'il n'y avait pas lieu d'opérer de distinction entre elles ;
Qu'au reste, la société Asag, qui se dit soucieuse de ce que toutes les normes d'espace entre les carcasses soient respectées, ne peut sérieusement déplorer un défaut de livraison de carcasses dont la salubrité était devenue douteuse ;
Attendu que le montant de la facture n'étant pas en lui même contesté, la société Asag sera condamnée à verser à la société Charal la somme de 58 577,66 euros avec intérêts au taux légal à compter de la date de délivrance de l'assignation, celle ci valant mise en demeure ;
Sur les demandes accessoires
Attendu que le bénéfice de l'anatocisme étant de droit lorsqu'il est sollicité en justice, la demande de la société Charal sera accueillie sur ce point à compter du 26 juin 2014, date des premières conclusions la contenant ;
Attendu que la société Charal ne justifiant pas avoir subi un préjudice distinct de celui causé par le retard apporté dans le paiement de sa créance sera déboutée de sa demande de dommages et intérêts ;
Attendu que la société Asag succombant en son appel en supportera les dépens, sera condamnée à verser à la société Charal la somme de 4 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile et sera déboutée de sa propre demande de ce chef ;
PAR CES MOTIFS,
La cour, statuant publiquement et contradictoirement,
Vu l'arrêt du 12 novembre 2013,
CONDAMNE la société Asag à payer à la société Charal la somme de cinquante huit mille cinq cent soixante dix sept euros soixante six centimes (58 577,66 euros ) avec intérêts au taux légal à compter de la date de délivrance de l'assignation,
DIT que les intérêts échus au moins pour une année entière produiront eux mêmes intérêts au taux légal à compter du 26 juin 2014, conformément à ce que prévoit l'article 1154 du code civil,
La CONDAMNE aux entiers dépens, qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile,
La CONDAMNE à payer à la société Charal la somme de quatre mille euros (4000 euros) sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
DEBOUTE les parties de leurs prétentions plus amples ou contraires.