CA Rennes, 1re ch., 14 octobre 2014, n° 14/03641
RENNES
Arrêt
PARTIES
Défendeur :
Monsieur l'agent judiciaire de l'état
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Beuzit
Conseillers :
M. Janin, Mme Jeorger-le Gac
FAITS ET PROCÉDURE :
Monsieur Ivan J., avocat inscrit au barreau d'Angers, a rédigé pour les époux N.-C. H., acquéreurs d'un immeuble à Goulet (Orne), une assignation signifiée le 7 février 2013 saisissant le tribunal de grande instance d'Argentan aux fins d'annulation, pour dol, de la vente au motif qu'avait été caché à ses mandants le fait que l'immeuble vendu se trouvait situé dans une zone concernée par un projet de parc éolien faisant l'objet d'une enquête publique.
Ayant constaté que cette assignation figurait parmi les pièces jointes au rapport du commissaire enquêteur publié sur le site internet de la préfecture de l'Orne conformément aux prescriptions de l'article R. 123-21 du Code de l'environnement , Monsieur J., se prévalant de ses droits d'auteur, a saisi le tribunal de grande instance de Rennes d'une demande tendant à voir condamner le préfet de l'Orne et l'agent judiciaire de l'Etat à faire cesser la publication de l'assignation et à lui verser des dommages-intérêts en réparation des préjudices causés par l'atteinte à ses droits patrimoniaux et à son droit moral.
Le tribunal a, par jugement du 18 mars 2014, rejeté les demandes et condamné Monsieur J. à payer à l'agent judiciaire de l'Etat une somme de 2 000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens, sans prononcer l'exécution provisoire.
Monsieur J. a interjeté appel de ce jugement le 25 avril 2014.
Par ordonnance rendue le 3 avril 2014 sur la requête de l'appelant mise au rôle de la cour sous le numéro RG 14/03641, rectifiée par nouvelle ordonnance du 9 avril 2014, l'affaire a été fixée à l'audience du 2 septembre 2014.
L'appelant a fait assigner le préfet de l'Orne et l'agent judiciaire de l'Etat à comparaître par actes délivrés le 30 avril 2014 et mis au rôle de la cour sous le numéro RG 14/04235.
Il demande à la cour, pour les motifs développés dans les conclusions jointes à son assignation auxquelles il sera renvoyé :
- d'infirmer le jugement déféré,
- de condamner le préfet de l'Orne et l'agent judiciaire de l'Etat, sous astreinte de 500 € par jour de retard à compter de la signification de la décision à intervenir, à supprimer du site internet de la préfecture de l'Orne l'assignation délivrée à la requête des époux N.,
- de condamner, in solidum, le préfet de l'Orne et l'agent judiciaire de l'Etat à lui payer la somme de 50 000 € à titre de dommages-intérêts en indemnisation de son préjudice découlant de l'atteinte à ses droits patrimoniaux, la somme de 10 000 € à titre de dommages-intérêts en indemnisation de son préjudice découlant de l'atteinte à son droit moral, et celle de 6 000 € TTC au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- de condamner, in solidum, le préfet de l'Orne et l'agent judiciaire de l'Etat aux entiers dépens de première instance et d'appel, qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.
Par dernières conclusions du 14 août 2014 auxquelles il est renvoyé pour l'exposé des moyens, l'agent judiciaire de l'Etat demande à la cour :
- de confirmer le jugement,
- y ajoutant, de condamner Monsieur J. à lui payer une somme de 5 000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- très subsidiairement, de réduire à de plus justes proportions les sommes réclamées au titre de l'atteinte aux droits d'auteur.
Le préfet de l'Orne, régulièrement assigné, n'a pas constitué avocat devant la cour.
MOTIFS DE LA DÉCISION DE LA COUR :
Il convient de joindre les deux instances dont la cour est saisie.
Monsieur J. sollicite la protection du droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous de l'oeuvre de l'esprit que constitue selon lui l'assignation qu'il a rédigée pour les époux N.-C. H., telle que l'assurent les dispositions des articles L. 111-1 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Une telle protection porte, selon l'article L. 112-1, sur toutes les oeuvres de l'esprit, quels qu'en soient le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination.
Une assignation est un acte de procédure signifié par un huissier de justice par lequel le demandeur fait inviter son adversaire, le défendeur, à comparaître devant la juridiction appelée à trancher le litige qui les oppose, dans un délai déterminé, ou à jour et heures fixes, ou encore d'heure à heure, selon le cas; elle contient nécessairement, selon l'article 56 du Code de procédure civile, des mentions prescrites par la loi, ainsi que l'objet de la demande avec un exposé des moyens en fait et en droit et l' indication des pièces sur lesquelles la demande est fondée, et elle vaut conclusions.
Le tribunal a jugé que, quoi qu'étant un acte de procédure judiciaire, l'assignation n'était pas pour autant exclue a priori du champ d'application de la protection du droit d’auteur ; la cour considère comme lui que l'assignation constitue en effet certainement l'un des écrits visés par le 1° de l'article L. 112-2 du Code de la propriété intellectuelle au nombre des oeuvres de l'esprit susceptibles d'y ouvrir droit.
Mais après avoir procédé à une analyse exhaustive, à laquelle la cour renvoie, de l'acte en cause, le tribunal a rejeté la demande en considérant que celui-ci ne faisait pas montre d'un style particulier qui permettrait de reconnaître, de façon certaine, son auteur, et que l'incontestable travail intellectuel, 'opéré dans le seul but de convaincre le tribunal de la pertinence de la cause dont l'assignation le saisit, ne reflète pas la personnalité du rédacteur, l'originalité de sa pensée, mais le savoir-faire qui est le sien dans l'exercice de sa profession d'avocat'.
Il sera d'abord rappelé ici que les prétentions formées et les moyens et arguments soulevés par Monsieur J. dans cette assignation sont, quelle que soit leur pertinence, des idées de libre parcours non protégeables, que c'est leur mise en forme dans l'acte suivant un apport intellectuel propre de son auteur qui peut constituer une oeuvre de création originale susceptible de bénéficier de la protection, et qu'il appartient à Monsieur J., qui la réclame, d'établir qu'il ne s'est pas borné à mettre en oeuvre un savoir-faire mais que cet acte de procédure porte, en sus, l'empreinte de sa personnalité.
Si Monsieur J. est fondé, au regard des dispositions de l'article L. 112-1, à discuter le motif selon lequel le travail intellectuel effectué par lui n'avait d'autre but que de convaincre la juridiction qu'elle saisissait, puisque cette destination est indifférente à la protection, il ne l'est pas, en revanche, à invoquer la qualité rédactionnelle dont il se prévaut, laquelle est en effet indéniable et a été relevée par le tribunal, puisque le mérite est tout autant impropre en lui-même à déclencher cette protection.
L'acte rédigé par Monsieur J. comprend les mentions exigées, comme l'a dit le tribunal, par le Code de procédure civile en la matière et, s'agissant de la mise en forme des éléments conceptuels - prétentions, moyens et arguments - susvisés, on y trouve l'exposé des faits, puis une discussion reprenant, pour chacune des prétentions contre chacun des défendeurs, la règle de droit - avec ses sources légales et jurisprudentielles - invoquée, les faits de l'espèce auxquels elle s'applique et la conclusion qu'il y a lieu de tirer de leur rapprochement, le tout par paragraphes numérotés avec indication des pièces s'y rapportant et inclusion dans le corps du texte de citations et photographies illustrant le propos, enfin l'énoncé du dispositif.
Le tribunal a dit, à juste titre, que cette assignation était techniquement rédigée dans le souci manifeste d'être le plus clair et le plus efficace possible.
Mais c'est également à juste titre qu'il n'y a pas vu une création originale ouvrant droit à la protection du droit d'auteur.
Ressortent en effet de la réalisation de cette assignation, qui appelle d'ailleurs sa rémunération notamment à hauteur de la tâche accomplie, la restitution d'un travail approfondi de recherche et de documentation, une analyse complète, et ordonnée suivant une construction usuelle, des éléments de droit pertinents et des faits de la cause et l'application à ceux-ci d'un syllogisme juridique classique, une présentation graphique qui, sans être banale s'agissant de l'insertion de photographies, n'est cependant pas propre à Monsieur J., un style et une rédaction qui ne font en définitive que constituer dans leur ensemble la mise en oeuvre d'un savoir-faire manifeste mais que l'on peut normalement attendre d'un avocat chargé d'élaborer un acte de procédure dans une matière pour laquelle il a été spécialement choisi en raison d'une compétence qu'il n'est cependant pas le seul à posséder.
Mais il n'en résulte pas une oeuvre originale marquant la personnalité de son auteur, pris en tant que créateur d'une oeuvre dans le genre littéraire de l'écrit juridique et non à raison de son expertise en matière de technique juridique.
Monsieur J. sera débouté de ses demandes et le jugement confirmé en toutes ses dispositions.
Monsieur Ivan J. sera en outre condamné à verser à l'agent judiciaire de l'Etat la somme de 2 000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, et au paiement des dépens d'appel.
PAR CES MOTIFS :
La cour,
Après rapport fait à l’audience ;
Ordonne la jonction des instances mises à son rôle sous les numéros RG 14/03641 et RG 14/04235;
Déboute Monsieur Ivan J. de ses demandes ;
Confirme le jugement déféré ;
Y ajoutant, condamne Monsieur Ivan J. à payer à l'agent judiciaire de l'Etat, en application de l'article 700 du Code de procédure civile, la somme de 2 000 €au titre des frais d'appel non compris dans les dépens ;
Condamne Monsieur Ivan J. aux dépens d'appel.