CA Rouen, 1re ch. civ., 22 juin 2022, n° 20/02313
ROUEN
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Sci LE MOULIN
Défendeur :
Maître [X] [U], Maître [N] [C], Sas LETRESOR
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Edwige WITTRANT
Conseillers :
M. Jean-François MELLET, Mme Magali DEGUETTE
Avocats :
Me Jérôme HERCE de la Selarl HERCE MARCILLE POIROT- BOURDAIN, Scp EMO AVOCATS, Me Céline DUSSART
EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCEDURE
Par acte authentique du 8 juin 1984, la société Les Coopérateurs de Normandie a donné à bail à construction à la Sci du [Localité 8] un terrain situé dans la [Adresse 9], pour une durée de 40 ans et 11 mois du 1er février 1984 au 1er janvier 2025. La Sci du [Localité 8] s'est engagée à y construire un immeuble à usage de centre commercial devenant sa propriété ou celle de ses ayants cause pendant la durée du bail.
Par acte authentique du 11 octobre 1984, la Sci du [Localité 8] a vendu en l'état futur d'achèvement à la Sci Le Moulin les lots 2, 3, 4, 5, 6, 7, 9 et 11 dans le bâtiment C dudit ensemble immobilier et lui a cédé le bail à construction afférent à ces lots.
Par acte authentique du 27 mars 1992, la Sci Le Moulin a donné à bail commercial à M. [A] [L] et à Mme [R] [I] épouse [L] lesdits lots pour une durée de neuf années.
Par acte authentique du même jour, M. [A] [Y], un des associés de la Sci Le Moulin, et son épouse Mme [Z] [V] ont vendu à M. et Mme [L] leur fonds de commerce de pâtisserie et viennoiserie exploité dans lesdits lots loués et incluant le droit au bail commercial.
Par acte authentique dressé les 30 mai et 14 juin 2001 par Me [X] [U], notaire, le bail commercial conclu entre la Sci Le Moulin et M. [L], seul propriétaire du fonds de commerce à la suite de son divorce, a été renouvelé aux mêmes clauses et conditions pour une nouvelle durée de neuf années.
Par acte authentique dressé le 16 décembre 2004 par Me [X] [U] et comportant en annexe l'acte précité des 31 mai et 14 juin 2001, M. [L] a cédé son droit au bail commercial à M. [K] [D] et à Mme [G] [B] épouse [D].
Par acte sous signature privée conclu le même jour, M. [L] leur a cédé son fonds de commerce.
Par acte authentique établi le 20 avril 2010 par Me [N] [C], notaire, la Sci Le Moulin a renouvelé le bail commercial au profit des époux [D] pour une nouvelle durée de neuf années aux charges et conditions du bail du 27 mars 1992.
Par acte sous signature privée du 29 juillet 2011, M. et Mme [D] ont cédé à la société Letrésor leur fonds de commerce incluant le droit au bail pour le temps restant à courir au prix de 600 000 euros.
Par acte sous signature privée du 11 mai 2016, la Sas Letrésor s'est engagée à céder aux consorts [J] son fonds de commerce incluant le droit au bail au prix de 630 000 euros.
Par actes d'huissier de justice des 12 et 13 décembre 2016, la Sas Letrésor a fait assigner la Sci Le Moulin, Me [E] [W] et Me [M] [C], ès qualités de successeurs de Me [N] [C], devant le tribunal de grande instance de Rouen, en réparation de ses préjudices. Elle a expliqué avoir appris que la Sci Le Moulin n'était pas propriétaire des lieux loués mais uniquement titulaire de droits en qualité de preneur d'un bail à construction expirant le 1er janvier 2025, ce qui la privait de la possibilité de réitérer la cession projetée avec les consorts [J]
Par exploit du 15 janvier 2018, la Sci Le Moulin a appelé en garantie Me [X] [U].
Suivant exploit du 28 février 2018, la Sas Letrésor a fait assigner Me [N] [C] en intervention forcée.
Par jugement du 11 mai 2020, le tribunal judiciaire de Rouen a :
- déclaré irrecevables les demandes formées par la société Letrésor contre Me [E] [W] et Me [M] [C],
- déclaré recevables les demandes formées par la société Letrésor contre la société Le Moulin,
- dit que la société Le Moulin, Me [X] [U] et Me [N] [C] ont chacun commis une faute ayant directement causé un préjudice actuel et certain à la société Letrésor,
- dit que la société Le Moulin, Me [X] [U] et Me [N] [C] sont tenus in solidum de réparer le préjudice subi par la société Letrésor,
- pour le surplus, ordonné la réouverture des débats pour l'audience du 7 septembre 2020 à 14h00 pour les motifs exposés ci-dessus et ordonné la révocation de l'ordonnance de clôture.
Par déclarations des 22 juillet et 5 août 2020, la Sci Le Moulin a formé un appel contre ce jugement à l'encontre de la Sas Letrésor, Me [X] [U] et Me [N] [C].
Ces deux instances ont été jointes le 23 février 2021.
EXPOSE DES PRETENTIONS DES PARTIES
Par dernières conclusions notifiées le 22 octobre 2020, la Sci Le Moulin demande de voir en application des articles 1134, 1147 et 1382 du code civil et 331 du code de procédure civile :
- juger qu'elle n'a commis aucune faute à l'origine d'un préjudice subi par la Sas Letrésor,
- dans l'hypothèse d'une condamnation, condamner Me [X] [U] à la relever et garantir de toutes condamnations en principal, intérêts, frais et dépens de toute nature qui seraient prononcées à son encontre à la requête de la Sas Letrésor,
- condamner Me [X] [U] et la Sas Letrésor à lui payer la somme de
5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'en tous les dépens.
Par dernières conclusions notifiées le 18 mai 2021, Me [N] [C] et Me [X] [U] sollicitent de voir : - débouter la Sci Le Moulin de ses demandes à l'encontre de Me [X] [U],
- rejeter l'appel incident de la Sas Letrésor et la débouter de ses demandes à leur encontre,
à titre principal,
- réformer le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Rouen le 11 mai 2020 en ce qu'il a :
* dit que Me [X] [U] et Me [N] [C] avaient chacun commis une faute ayant directement causé un préjudice actuel et certain à la société Letrésor,
* dit que Me [X] [U] et Me [N] [C] sont tenus in solidum de réparer le préjudice subi par la société Letrésor,
- débouter la Sas Letrésor de ses demandes à leur encontre,
- condamner la Sas Letrésor à leur payer à chacun une indemnité de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens, et accorder à la Scp Emo-Avocats le droit de recouvrer directement ceux dont elle aurait fait l'avance en application de l'article 699 du code précité,
à titre subsidiaire,
- ramener les prétentions indemnitaires de la Sas Letrésor au prorata de chances perdues, qui ne sauraient être arbitrées à un pourcentage supérieur à 50 %, de renoncer à l'acquisition de son fonds de commerce, sur une somme de 180 000 euros, et, en conséquence, limiter la condamnation indemnitaire au profit de la Sas Letrésor à une somme de 90 000 euros,
- débouter la Sci Le Moulin de sa demande de réformation du jugement ayant retenu une faute à son encontre à l'origine d'un préjudice subi par la Sas Letrésor,
- en cas de confirmation d'une condamnation in solidum au profit de la Sas Letrésor, de Me [U] et/ou de Me [C], avec la Sci Le Moulin, imputer à la Sci Le Moulin la charge définitive des 2/3 des condamnations dans leurs rapports respectifs de contribution à la dette,
- condamner la Sci Le Moulin à leur payer à chacun une indemnité de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens, et accorder à la Scp Emo-Avocats le droit de recouvrer directement ceux dont elle aurait fait l'avance en application de l'article 699 du code précité.
Par dernières conclusions notifiées le 23 février 2021, la Sas Letrésor sollicite de voir en application des articles 1134, 1147, 1382 et suivants anciens du code civil :
- à titre principal, confirmer en toutes ses disposions le jugement rendu le 11 mai 2020 par le tribunal judiciaire de Rouen et débouter la Sci Le Moulin, Me [U] et Me [C], de toutes leurs demandes,
- à titre subsidiaire, si la cour devait réformer le jugement en ce qu'il a sursis à statuer sur le préjudice et ordonné la réouverture des débats sur la question d'une éventuelle indemnité d'immobilisation : fixer son préjudice à la somme de 630 000 euros,
- à titre infiniment subsidiaire, si la cour devait fixer le préjudice au titre de la perte de chance : fixer son préjudice à la somme de 315 000 euros,
- en tout état de cause : condamner in solidum la Sci Le Moulin, Me [U] et Me [C], à lui payer la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile outre les entiers dépens.
Pour plus amples exposé des faits et prétentions des partes, il est renvoyé aux conclusions susvisées.
La clôture de l'instruction a été ordonnée le 9 mars 2022. MOTIFS
Sur la faute contractuelle de la Sci Le Moulin
La Sas Letrésor reproche à la Sci Le Moulin de ne pas avoir respecté son obligation de déclarer l'existence du bail à construction et d'en rappeler dans toutes locations les conditions et les charges, notamment sa date d'expiration au 1er janvier 2025, ce qui impliquait qu'un bail commercial ne pouvait pas se renouveler au-delà de cette date et qu'il était résilié de plein droit. Elle en déduit un manquement de la Sci Le Moulin à ses obligations d'information, de renseignement et d'exécution de bonne foi des convenons.
La Sci Le Moulin conteste toute responsabilité. Elle fait valoir qu'il ressort clairement du bail commercial du 27 mars 1992 que les époux [L], aux droits desquels vient aujourd'hui la Sas Letrésor, ont été parfaitement informés de la situation juridique et de l'existence d'un bail à construction, dont les termes ont été intégralement rappelés dans cet acte, qu'elle ne leur a rien dissimulé. Elle ajoute que Me [U], professionnel du droit et de la rédaction des actes ultérieurs et en possession des documents nécessaires pour les renseigner, s'est affranchi de son obligation de contrôle des titres qu'il y citait et a donc généré la situation actuelle.
Dans le cadre d'une chaîne de contrats successifs de cession d'un fonds de commerce et/ou du droit au bail, le sous-acquéreur jouit de tous les droits et acons attachés à la chose qui appartenait à son auteur, de sorte que, n'étant pas ers au contrat de renouvellement du bail, il dispose contre le bailleur d'une acon directe contractuelle fondée sur l'inexécution d'une obligation de ce dernier.
Selon l'ancien article 1134 du code civil applicable en l'espèce, les convenons légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Elles doivent être exécutées de bonne foi.
L'ancien article 1147 du même code prévoit que le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans ''exécution, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part.
En l'espèce, le contrat de bail à construction conclu le 8 juin 1984 a prévu pour le preneur, à la page 8, la possibilité de 'louer librement les constructions édifiées par lui, pour une durée ne pouvant excéder celle du présent bail. En conséquence, à l'expiration du bail, par arrivée du terme ou résiliation amiable ou judiciaire, tous baux, locations ou convenons d'occupation quelconques consens par le preneur, ou ses ayants-cause, prendront fin de plein droit.
Le preneur devra, dans toutes locations, rappeler les conditions et obligations du présent bail à construction.'.
L'acte de vente en l'état futur d'achèvement et de cession parelle du bail à construction conclu entre la Sci du [Localité 8] et la Sci Le Moulin le 11 octobre 1984 a stipulé, aux pages 8 à 10, par référence audit bail à construction, que 'l'acquéreur se trouve tenu, conjointement avec le vendeur, titulaire actuel du surplus du bail, des obligations en résultant, à l'exclusion formelle toutefois de l'obligation de construire.'. L''acquéreur reconnaît avoir pris connaissance, dès avant ce jour, du bail à construction, consenti par les COOPERATEURS DE NORMANDIE au vendeur.
Il accepte, sans aucune réserve, les droits et obligations qui découlent pour lui de ce bail. Notamment, il reconnaît expressément être informé qu'à l'expiration dudit bail, soit le 1er Janvier 2025, les constructions édifiées par le vendeur, ou ses ayants-cause, ainsi que tous aménagements ou améliorations apportés par lui à ces constructions, deviendront de plein droit la propriété du bailleur, sans indemnité et sans que cette accession ait besoin d'être constatée par un acte.
En conséquence, l'acquéreur reconnaît que les locaux, objet des présentes, ne seront sa propriété que dans la limite du bail, soit jusqu'au 1er Janvier 2025, et il accepte d'être purement et simplement subrogé dans les droits et obligations du vendeur, bénéficiaire initial du bail à construction.'. [...] 'L'acquéreur s'oblige expressément, aux lieu et place du vendeur, à exécuter toutes les clauses, charges et conditions dont l'accomplissement lui incombait aux termes du bail à construction et des actes y faisant suite, de manière que le vendeur ne soit jamais inquiété ni recherché directement ou indirectement à ce sujet'. [...]
'Il reconnaît, par ailleurs, être pleinement informé :
1°) Qu'en aucun cas, la durée du bail à construction ne pourra être prolongée par tacite reconduction ;
2°) Qu'à l'expiration du bail par arrivée du terme, ou résiliation amiable, tous baux, locations ou convenons d'occupation quelconques consens par lui prendront fin de plein droit ;'.
Y ont également été reprises les disposions du bail prévoyant le choix du bailleur à l'expiration du bail à construction entre les deux alternatives suivantes :
- dans l'hypothèse du maintien des constructions en l'état et de leur destination commerciale, consentir préférentiellement à l'occupant du local un contrat de bail,
- dans l'hypothèse d'un changement de configuration ou de destination des locaux loués, verser au propriétaire des murs et à l'occupant du local sur justificatifs une indemnité égale à la valeur nette comptable des immobilisations corporelles édifiées à cette date et appartenant à ce ou à ces derniers.
Il ressort de la lecture du contrat du bail commercial accordé par la Sci Le Moulin aux époux [L] le 27 mars 1992 qu'y ont été visés le bail à construction expirant le 1er janvier 2025 et l'acte de vente et de cession conclu entre la Sci du [Localité 8] et la Sci Le Moulin, ainsi que les obligations et charges précitées du preneur à construction et de ses ayants-cause.
En revanche, les contrats de renouvellement du bail commercial accordé par la Sci Le Moulin à M. [L] les 30 mai et 14 juin 2001 et aux époux [D] le 20 avril 2010 n'ont pas fait état de l'existence dudit bail à construction, ni a fortiori de ses conditions et obligations.
En connaissance de cause de ses obligations en qualité de subrogé de la Sci du [Localité 8], qui étaient très claires, notamment celle de rappeler dans tout acte de location les conditions et obligations du bail à construction, la Sci Le Moulin a tu l'existence de cet acte aux époux [D], auteurs de la Sas Letrésor, le 20 avril 2010. De plus, elle n'a pas attiré l'attention des notaires rédacteurs des contrats de renouvellement précités sur ses obligations. Son omission fauve d'information sur un élément contractuel essentiel est pleinement caractérisée. Elle ne peut pas s'en exonérer en dénonçant un manquement de Me [U], professionnel, lors de la rédaction desdits contrats. Le jugement du tribunal en ce qu'il a retenu la faute de la Sci Le Moulin sera confirmé.
Par contre, ne sera pas retenu le grief selon lequel la Sci Le Moulin avait la fausse qualité de propriétaire des locaux loués. En application des clauses du contrat de vente en l'état futur d'achèvement et de cession du bail à construction précitées, celle-ci avait bien cette qualité lors de la conclusion des renouvellements de 2001 et de 2010. Elle ne l'aura plus à compter du 1er janvier 2025.
Sur la faute de Me [U] et de Me [C]
La Sas Letrésor fait grief à Me [C] d'avoir manqué à son obligation de prudence et de diligence et à son devoir de conseil en ne vérifiant pas la qualité de propriétaire des locaux loués de la Sci Le Moulin lors de la rédaction de son acte du 20 avril 2010, et à tout le moins, en ne mentionnant pas le bail à construction et les conséquences de celui-ci sur le bail commercial renouvelé.
Elle reproche à Me [U] de ne pas avoir repris dans l'acte des 30 mai et 14 juin 2001 la nature juridique exacte des droits de la Sci Le Moulin et l'existence du bail à construction qui avait pourtant une incidence déterminante sur le droit au maintien dans les lieux des preneurs successifs, ce qui est constitutif d'une faute de négligence évidente.
Me [U] répond qu'il n'avait nul besoin de rappeler le bail à construction et son régime dans l'acte de renouvellement du bail commercial des 30 mai et 14 juin 2001, dès lors que la Sci Le Moulin et M. [L] en avait eu connaissance dans le contrat du 27 mars 1992.
Il ajoute, à l'instar de Me [C], qu'il n'était pas tenu d'un devoir de conseil envers la Sas Letrésor, ers aux contrats qu'ils ont chacun instrumentés, que, de plus, c'est le rédacteur du contrat de cession du fonds de commerce du 29 juillet 2011, lequel n'a pas mentionné que le bail commercial était consenti par un preneur à construction, qui a été défaillant à l'égard de la Sas Letrésor sur l'étendue de ses droits découlant du bail.
Me [C] soutient en outre que la Sci Le Moulin connaissait parfaitement l'étendue de ses droits, que les époux [D] ne pouvaient pas ignorer la situation particulière du centre commercial du [Localité 8] dont les locaux commerciaux ont tous été édifiés en exécution d'un bail à construction, qu'un Gie dit du [Localité 8] dont l'exploitant de chaque local commercial était membre a été créé, que la situation particulière des lots édifiés sous le régime des baux à construction y a été nécessairement invoqué. Il ajoute qu'il n'a commis aucune erreur ou insuffisance sur la qualité de propriétaire de la Sci Le Moulin des lots loués pendant la durée du bail à construction.
La responsabilité civile professionnelle du notaire pour les actes accomplis dans l'exercice de sa mission est une responsabilité quasi-délictuelle fondée sur les disposions de l'ancien article 1382 du code civil dans sa version applicable au présent lige, selon lesquelles tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
Le notaire est tenu d'informer et d'éclairer les pares sur le contenu et la portée de l'acte auquel il prête son concours. Il lui incombe de démontrer qu'il a rempli cette obligation.
En l'espèce, Me [U], en charge de la rédaction des actes de renouvellement du bail commercial des 30 mai et 14 juin 2001 et de cession du droit au bail du 16 décembre 2004, n'y a pas mentionné l'existence du bail à construction, ni les conditions et charges de celui-ci, alors qu'il a eu en sa possession le bail commercial du 27 mars 1992 y faisant référence. Le renvoi à celui-ci prévu dans les clauses de ces contrats n'était pas suffisant, dès lors que, comme indiqué ci-dessus, pesait sur la Sci Le Moulin l'obligation expresse de rappeler, dans toutes locations, les conditions et obligations du bail à construction. Me [U], professionnel du droit et tenu d'assurer l'utilité et l'efficacité de l'acte dont il était chargé de la rédaction notamment en vue d'assurer aux pares la sécurité juridique qui y est attachée dans le temps, devait viser l'existence du bail à construction, sa durée et ses charges et conditions. Il ne pouvait pas raisonnablement ignorer l'incidence essentielle de ce bail mettant fin de plein droit aux baux en cours au 1er janvier 2025 et au droit de propriété de la Sci Le Moulin à ladite date.
Son moyen selon lequel la Sas Letrésor n'a pas été pare aux actes de 2001 et de 2004 est inopérant, dès lors que, comme jugé ci-dessus, dans le cadre d'une chaîne de contrats successifs de vente, la Sas Letrésor, sous-acquéreur du fonds de commerce, peut mettre en cause, à l'instar de ses auteurs les époux [D] et
M. [L], la responsabilité du ou des rédacteur(s) des actes lui causant un préjudice.
L'absence de ces renseignements dans lesdits actes n'a pas permis aux rédacteurs des actes ultérieurs de cession du fonds de commerce, établis sous signature privée les 16 décembre 2004 et 29 juillet 2011, et qui se sont appuyés sur ces actes notariés, de connaître l'existence du bail à construction et ses conséquences sur le devenir du bail commercial attaché au fonds de commerce au terme du 1er janvier 2025.
Me [U] a donc commis une faute professionnelle.
Cee faute a aussi été faite par Me [C], également en possession du bail commercial du 27 mars 1992, lors de la rédaction du contrat de renouvellement dudit bail entre M. [L] et les époux [D] le 20 avril 2010, mais qui n'y a pas renseigné l'existence du bail à construction, ni ses conditions notamment de durée. Me [C] n'est pas déchargé de son devoir d'information par les connaissances personnelles sur ses droits de l'une des pares à l'acte et dont lui-même disposait. Il ne peut pas davantage se dédouaner en reprochant aux époux [D], preneurs, de ne pas avoir déduit de l'existence d'un Gie celle d'un bail à construction qui aurait été cédé partiellement à leur bailleresse la Sci Le Moulin.
Le jugement du tribunal en ce qu'il a retenu la faute de Me [U] et de Me [C] sera confirmé.
En revanche, ne sera pas retenu le grief selon lequel Me [U] et Me [C] n'ont pas vérifié la qualité de propriétaire des locaux loués de la Sci Le Moulin. Comme jugé ci-dessus, celle-ci avait bien cette qualité lors de la conclusion des actes qu'ils ont établis en 2001, 2004 et 2010.
Sur le préjudice et le lien de causalité avec la faute
La Sas Letrésor expose que les manquements commis par les pares adverses la privent de la possibilité de céder son fonds de commerce, dont le droit au bail est un élément indispensable, qu'elle ne peut proposer qu'un bail commercial ne pouvant pas être renouvelé au 1er avril 2019 pour la durée légale de neuf années, dès lors que celle-ci va au-delà du terme du 1er janvier 2025.
Elle précise que le compromis de vente conclu le 11 mai 2016 avec les consorts [J] a échoué, car ces derniers n'avaient pas la garantie de pouvoir bénéficier du statut des baux commerciaux au- delà du 1er janvier 2025. Elle en déduit que son fonds de commerce n'a plus aucune valeur, que son préjudice est certain mais qu'il ne s'analyse pas en une perte de chance, qu'il est actuel et ne doit pas dépendre du bon vouloir du bailleur à construction.
La Sci Le Moulin ne développe aucun moyen sur le dommage et le lien de causalité avec la faute reprochée.
Me [U] et Me [C] avancent que le bail à construction offre une option au bailleur à construction à l'échéance du 1er janvier 2025, de sorte que le fonds de commerce n'est pas sans valeur. Ils ajoutent que, contrairement à ce qu'a retenu le tribunal, l'échec des compromis de vente conclus par la Sas Letrésor en 2018 et 2019 ne procède nullement du bailleur à construction qui n'a aucune raison de remettre en cause la destination commerciale et le maintien en l'état des constructions des différents lots, que le préjudice de la Sas Letrésor n'est qu'éventuel, que la différence de prix entre les trois compromis de vente avortés ne constitue pas un préjudice indemnisable car elle n'est que la conséquence d'une revalorisation du loyer dont cette dernière a fait l'économie sur la durée de son bail consenti par un preneur à construction, qu'elle pourrait tout au plus solliciter l'indemnisation d'une perte de chance de renoncer à l'acquisition de son fonds de commerce qui est égale à la moins-value moyenne de 180 000 euros sur son prix de cession sur laquelle est appliqué un taux de 50 %.
Les fautes conjuguées de la Sci Le Moulin, de Me [U] et de Me [C], ont contribué au préjudice subi par la Sas Letrésor.
D'une part, son dommage doit être apprécié au jour de la réalisation de l'acte de vente le 29 juillet 2011 lors duquel elle n'a pas été mise en position de contracter en toute connaissance de cause sur la situation juridique du fonds de commerce des époux [D]. La Sas Letrésor a subi une perte de chance certaine de ne pas acquérir celui-ci soumis au régime spécifique du bail à construction qui expirait le 1er janvier 2025.
D'autre part, elle subit un aléa causé par l'ignorance, à l'horizon du 1er janvier 2025, de l'étendue de ses droits ou de ceux de candidats acquéreurs et preneurs quant au maintien du droit au bail commercial et subséquemment du droit d'occupation dans les lieux loués. En effet, comme jugé ci- dessus, un choix sera opéré par le bailleur à construction au plus tard le 1er janvier 2025 entre un maintien du preneur dans les lieux selon des conditions à définir ou un départ du preneur avec versement d'une indemnisation. Il s'agit là d'un préjudice certain et actuel comme l'a jugé le tribunal.
Les conditions de la responsabilité de la Sci Le Moulin, de Me [U] et de Me [C] sont réunies. Le jugement du tribunal ayant retenu celle-ci sera confirmé.
Sur les demandes accessoires
Ayant succombé dans le cadre de cette instance, la Sci du Moulin, Me [U] et Me [C], seront condamnés in solidum aux dépens d'appel, avec bénéfice de distraction au profit de l'avocat qui en a fait la demande en application de l'article 699 du code de procédure civile.
Il n'est pas inéquitable de condamner également ces derniers in solidum à payer à la Sas Letrésor la somme de 3 000 euros au titre des frais non compris dans les dépens qu'elle a engagés pour cette procédure d'appel.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt contradictoire, rendu publiquement par mise à disposition au greffe, et en dernier ressort,
Dans les limites de l'appel formé,
Confirme le jugement entrepris en ce qu'il a statué sur le principe d'une responsabilité de la Sci Le Moulin, de Me [X] [U] et de Me [N] [C],
Y ajoutant,
Condamne in solidum la Sci du Moulin, Me [X] [U] et Me [N] [C], à payer à la Sas Letrésor la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre de la procédure d'appel,
Condamne in solidum la Sci du Moulin, Me [X] [U] et Me [N] [C], aux dépens d'appel, avec bénéfice de distraction au profit de la Scp Emo-Avocats en application de l'article 699 du code de procédure civile.