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Décisions

CA Bordeaux, 1re ch. civ., 16 septembre 2021, n° 18/05321

BORDEAUX

Arrêt

Infirmation partielle

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Potée

Conseillers :

M. Braud, Mme Vallée

TGI Bordeaux, 5e ch., du 11 sept. 2018, …

11 septembre 2018

EXPOSÉ DU LITIGE

Le 14 octobre 2013, Max M. a confié la réparation du moteur de son véhicule, mis en circulation le 22 novembre 1999, à Sylvain F., en sa qualité de garagiste, exerçant sous l'enseigne F. A. S. T. (F. Auto Services Tresses).

Le 23 mai 2014, Max M. a rapporté pour la troisième fois et en raison de la même panne, son véhicule à Sylvain F., qui a de nouveau remplacé le turbocompresseur, pour un montant de 1 276,67 euros, mais le moteur n'a jamais redémarré.

Par lettre du 28 octobre 2014, Max M. a demandé à Sylvain F. de procéder à la remise en état du véhicule. Ce dernier lui a alors réclamé le paiement de sa facture du 23 mai 2014 et des frais de gardiennage.

Saisi par Max M., le juge des référés du tribunal de grande instance de Bordeaux a désigné Pascal L. en qualité d'expert, et par ordonnance du 7 septembre 2015, l'expertise a été étendue à la société Generali, assureur du garage de Sylvain F.. Le rapport d'expertise a été déposé le 8 décembre 2015.

Par acte du 18 octobre 2016, Max M. a assigné Sylvain F. devant le tribunal de grande instance de Bordeaux, notamment aux fins d'obtenir sa condamnation à l'indemniser de ses préjudices.

Par jugement contradictoire du 11 septembre 2018, le tribunal de grande instance de Bordeaux a :

' Dit que Sylvain F. exerçant sous l'enseigne F. A. S. T. F. a manqué à ses obligations contractuelles de résultat dans le cadre des travaux effectués sur le véhicule de Max M. ;

' Condamné Sylvain F. à payer à Max M. la somme de :

* 15 000 euros au titre du remplacement du moteur,

* 9 250 euros au titre du préjudice de jouissance ;

' Débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ;

' Condamné Sylvain F. à payer à Max M. la somme de 2 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

' Condamné Sylvain F. aux entiers dépens comprenant également les frais d'expertise et de référé.

Sylvain F. a relevé appel de cette décision par déclaration du 3 octobre 2018.

Par conclusions déposées le 21 avril 2021, Sylvain F. demande à la cour de :

Statuant sur la recevabilité de l'appel ;

Au fond, le dire bien fondé ;

' Infirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu par le tribunal de grande instance de Bordeaux le 11 septembre 2018 ;

Statuant à nouveau ;

' Juger que Thérèse Marie France M. ne rapporte pas la preuve d'un éventuel lien de causalité entre le dommage subi par le véhicule de Max M. et l'intervention de Sylvain F. ;

' Juger que le rapport d'expertise judiciaire de Pascal L. ne saurait être suffisant à rapporter cette preuve, les conclusions de l'expert étant dénuées de force probante en l'absence d'investigations concrètes sur le véhicule ;

' Juger que les conclusions de l'expert judiciaire sont insuffisantes à caractériser une éventuelle faute qui aurait pu être commise par l'appelant ;

En conséquence :

' Débouter purement et simplement Thérèse Marie France M. de l'ensemble de ses demandes en principal, intérêts et frais ;

À titre reconventionnel ;

' Condamner Thérèse Marie France M. à verser à Sylvain F. la somme de 1 276,67 euros en règlement de la facture établie par l'appelant le 23 mai 2014 ;

' Condamner Thérèse Marie France M. à verser à Sylvain F. la somme de 3 331,20 euros en règlement des frais de gardiennage ;

Subsidiairement ;

' Juger que l'indemnisation du préjudice matériel de Thérèse Marie France M. ne saurait excéder la somme de 4 000 euros définie par l'expert judiciaire comme valeur de remplacement du véhicule ;

' Juger que Thérèse Marie France M. ne rapporte pas la preuve du préjudice de jouissance de Max M. et qu'elle n'a subi elle-même aucun préjudice de jouissance en sa qualité d'héritière ;

' Juger que Thérèse Marie France M. ne justifie pas d'un préjudice résultant de prétendues réparations inutiles ;

' Juger que Thérèse Marie France M. ne justifie aucunement d'une éventuelle perte de chance de poursuivre une seconde procédure, qui est par ailleurs sans lien avec le présent litige ;

En conséquence :

' Débouter de plus fort Thérèse Marie France M. de l'ensemble de ses demandes en principal, intérêts et frais ;

En tout état de cause ;

' Condamner Thérèse Marie France M. à verser à Sylvain F. la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

' Condamner Thérèse Marie France M. aux entiers dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés par maître Pierre R., avocat aux offres de droit, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Max M. est décédé le 13 janvier 2019.

Thérèse Marie France M. est intervenue volontairement à l'instance en sa qualité d'héritière de Max M..

Par conclusions déposées le 20 mai 2019, Thérèse Marie France M. née D. demande à la cour de :

À titre principal, confirmer le jugement en toutes ses dispositions et :

' Juger que Sylvain F. a manqué à son obligation de résultat ;

' Condamner Sylvain F. à régler à Thérèse M. en sa qualité d'héritière de Max M. les sommes suivantes :

* 15 000 euros en réparation du préjudice matériel lié à l'obligation de réparer le moteur du véhicule ;

* 14 000 euros en réparation du préjudice de jouissance, somme à parfaire à l'avancement de la procédure ;

À titre subsidiaire,

* 5 000 euros au titre de la perte de chance de faire valoir son argumentation à l'encontre de la société SO. M. A. LI. dans l'affaire actuellement pendante devant le tribunal de grande instance de Libourne ;

En tout état de cause,

' Condamner Sylvain F. régler à Thérèse M. en sa qualité d'héritière de Max M. la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens de l'instance comprenant les dépens de référé et les frais d'expertise.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 27 mai 2021 et l'affaire a été fixée à l'audience du 10 juin 2021.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Sur la responsabilité de Sylvain F. :

Aux termes de l'article 1147 ancien du code civil, le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part.

L'obligation de résultat qui pèse sur le garagiste en ce qui concerne la réparation des véhicules de ses clients, emporte à la fois présomption de faute et présomption de causalité entre la faute et le dommage (Civ. 1re, 8 déc. 1998, no 94-11.848).

La responsabilité de plein droit qui pèse sur le garagiste réparateur ne s'étend qu'aux dommages causés par le manquement à son obligation de résultat, et il appartient à celui qui recherche cette responsabilité, lors de la survenance d'une nouvelle panne, de rapporter la preuve que les dysfonctionnements allégués sont dus à une défectuosité déjà existante au jour de l'intervention du garagiste ou sont reliés à celle-ci (Civ. 1re, 22 mai 2008, no 07-13.658).

Il ressort de l'expertise judiciaire que :

« L'emballement moteur qui est intervenu le 24 mai 2014, ainsi que les trois remplacements successifs du turbocompresseur moteur, sont des conséquences directes de la pollution de l'huile de graissage moteur par du gazole ; cette analyse est confirmée par le laboratoire I. E. S. P. M. »

« La pollution de l'huile de graissage provenait d'une fuite interne au niveau de la pompe de gazole haute pression (cf. photo 9), et dont le remplacement a été effectué par le garage F. A. S. T. en date du 13 février 2014, à 325 864 km.

« Lors de cette intervention, le garage F. A. S. T. n'a pas procédé à une vidange moteur, avec remplacement du filtre à huile, alors que la défaillance interne de la pompe gazole haute pression avait entraîné une pollution de l'huile de graissage par du gazole ; le garage F. A. S. T. a procédé au remplacement de la pompe gazole haute pression sans réparer sa conséquence (huile de graissage polluée). »

« En date des 14 octobre 2013, 23 janvier 2014 et 23 mai 2014, le garage F. A. S. T. a procédé à trois remplacements du turbocompresseur moteur sans remédier à la cause ; vidange de l'huile de graissage polluée par du gazole (en date du 13 février 2014, le garage F. A. S. T. a effectivement procédé au remplacement de la pompe gazole haute pression mais n'a pas vidangé l'huile moteur polluée qui a dégradé les turbocompresseurs successifs par la suite). »

« L'huile moteur polluée par du gazole a entraîné la dégradation chronique des turbocompresseurs et l'emballement moteur final en date du 24 mai 2014. »

L'appelant dénie toute force probante au rapport d'expertise qu'il estime techniquement insuffisant parce que l'expert n'a procédé à aucun démontage. L'homme de l'art a répondu à l'objection, estimant « que ces opérations techniques complémentaires n'apporteront rien dans ce dossier car l'historique technique retracé dans le détail lors des deux réunions, les constatations techniques effectuées ainsi que l'analyse d'huile moteur aboutissent à une seule analyse technique possible (monsieur Y. [expert missionné par la société Generali] n'a pas été en mesure d'avancer une autre analyse technique cohérente), et nous pouvons répondre à toutes les questions posées dans notre mission. »

Au vu des conclusions d'expertise, le tribunal a pu dès lors tenir pour établi que la panne survenue le 24 mai 2014 est due à une pollution de l'huile de graissage, elle-même consécutive à une fuite de la pompe de gazole à haute pression. Cette pompe avait été remplacée le 13 février 2014 par Sylvain F., qui est encore intervenu par la suite trois fois en vain. Le manquement du garagiste à son obligation de résultat engage sa responsabilité contractuelle.

Thérèse M. sollicite l'indemnisation des chefs de préjudice suivants :

' nécessité de procéder au changement moteur du véhicule : 15 000 euros ;

' préjudice de jouissance : 14 000 euros ;

' subsidiairement, impossibilité de poursuivre une seconde procédure : 5 000 euros.

a) Sur le dommage matériel :

Le propre de la responsabilité civile est de rétablir aussi exactement que possible l'équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l'acte dommageable n'avait pas eu lieu. Le droit au remboursement des frais de remise en état d'une chose endommagée a pour limite sa valeur de remplacement (Civ. 2e, 7 déc. 1978, no 77-12.013 ; 18 févr. 1998, no 96-12.772).

Selon l'expert, le coût du remplacement du moteur du véhicule s'élève à 15 000 euros, tandis que la valeur de remplacement de la voiture est estimée à 4 000 euros. Il sera donc alloué à Thérèse M. une indemnité de ce montant.

b) Sur le préjudice de jouissance :

L'expert a estimé à 250 euros par mois la perte de jouissance du véhicule. Au regard de la durée de l'immobilisation au jour du présent arrêt, de l'ancienneté du véhicule mis en circulation le 22 novembre 1999, et de l'absence aux débats de facture de location, il convient de confirmer le montant de l'indemnité arrêtée par le premier juge.

c) Sur la perte de chance de poursuivre un autre procès :

Thérèse M. expose être engagée depuis le 27 décembre 2013 dans une autre instance l'opposant à une société tierce à la suite d'une réparation réalisée sur le même véhicule. Elle justifie que l'expertise ordonnée dans ladite instance a été suspendue le 6 août 2015 (pièce no 19 de l'intimée) du fait de la nécessité de pouvoir faire fonctionner le moteur. Elle soutient avoir perdu, par la faute de Sylvain F., une chance de faire valoir en justice son préjudice, perte de chance qu'elle évalue à 5 000 euros.

Seule constitue une perte de chance réparable, la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable. L'existence d'une perte de chance raisonnable, dont résulterait un préjudice direct et certain, doit être appréciée au regard des circonstances de l'espèce.

L'instance engagée par Max M. contre la société SO. M. A. LI. étant seulement suspendue, la disparition de l'éventualité de gagner ce procès n'est pas actuelle et certaine. En revanche, puisque l'indemnité allouée à Thérèse M. au titre de son préjudice matériel ne permet pas de remettre la voiture en état, il est certain que l'expertise suspendue ne pourra reprendre, de sorte que la provision de 2 500 euros versée par Max M. (pièce no 20 de l'intimée) a été engagée en vain. Aussi la cour fera-t-elle droit dans cette mesure à la demande de Thérèse M..

Sur les demandes reconventionnelles de Sylvain F. :

a) Sur la facture de remplacement du turbocompresseur du 25 mai 2014 :

Le 23 mai 2014, Sylvain F. a remplacé le turbocompresseur pour un prix de 1 276,67 euros. Thérèse M. refuse de payer une réparation inutile.

L'interdépendance des obligations réciproques résultant d'un contrat synallagmatique comme le louage d'ouvrage permet à l'une des parties de ne pas exécuter son obligation lorsque l'autre n'exécute pas la sienne.

Comme il a été précédemment jugé que Sylvain F. a manqué à son obligation de résultat, Thérèse M. est fondée à lui opposer l'inexécution de ladite obligation. Le jugement entrepris sera donc confirmé en ce qu'il déboute Sylvain F. de ce chef de demande.

b) Sur la facture de gardiennage du 7 mai 2015 :

Sylvain F. sollicite le payement des frais de gardiennage du véhicule, à raison de 8 euros hors taxe par jour pour la période du 24 mai 2014 au 6 mai 2015. L'intimée lui oppose que ces frais n'ont pas été préalablement discutés entre les parties.

Aux termes de l'article 1915 du code civil, le dépôt, en général, est un acte par lequel on reçoit la chose d'autrui, à la charge de la garder et de la restituer en nature.

Aux termes de l'article 1917 du même code, le dépôt proprement dit est un contrat essentiellement gratuit.

Toutefois, le contrat de dépôt d'un véhicule auprès d'un garagiste, accessoire à un contrat d'entreprise, est présumé fait à titre onéreux (Civ. 1re, 5 avr. 2005, n°02-16.926).

Il est constant que Max M. a confié son véhicule pour réparation à Sylvain F. le 23 mai 2014. Les parties ont donc été liées par un contrat d'entreprise à partir de cette date. Le dépôt de la voiture de Max M. auprès de Sylvain F. est dès lors présumé fait à titre onéreux.

La lettre envoyée par Sylvain F. à Max M. le 25 novembre 2014 évoque les frais de gardiennage sans en fixer le montant (pièce no 7 de l'appelant). En l'absence de preuve d'un accord des parties sur la rémunération du dépositaire, celle-ci sera fixée à 1 665,60 euros, à raison de 4,80 euros toutes taxes comprises par jour pendant 347 jours.

Sur les dépens et les frais irrépétibles :

Aux termes de l'article 696, alinéa premier, du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n'en mette la totalité ou une fraction à la charge d'une autre partie. Sylvain F. en supportera donc la charge.

En application de l'article 700 du code de procédure civile, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Dans tous les cas, le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à ces condamnations.

L'appel de Sylvain F. prospérant pour partie, il n'y a pas lieu à condamnations de ce chef.

LA COUR, PAR CES MOTIFS,

Confirme le jugement en ce qu'il a :

' Dit que Sylvain F. exerçant sous l'enseigne F. A. S. T. F. a manqué à ses obligations contractuelles de résultat dans le cadre des travaux effectués sur le véhicule de Max M. ;

' Condamné Sylvain F. à payer à Max M. la somme de 9 250 euros au titre du préjudice de jouissance ;

' Condamné Sylvain F. à payer à Max M. la somme de 2 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

' Condamné Sylvain F. aux entiers dépens comprenant également les frais d'expertise et de référé ;

L'infirme pour le surplus ;

Statuant à nouveau dans cette limite,

Condamne Sylvain F. à payer à Thérèse M., en qualité d'héritière de Max M., la somme de 4 000 euros au titre du préjudice matériel ;

Condamne Sylvain F. à payer à Thérèse M., en qualité d'héritière de Max M., la somme de 2 500 euros au titre de la perte de chance de faire valoir son argumentation contre la société SO. M. A. LI. dans l'affaire pendante devant le tribunal judiciaire de Libourne ;

Déboute Sylvain F. de sa demande de condamnation de Thérèse M. à lui verser la somme de 1 276,67 euros en règlement de la facture établie le 23 mai 2014 ;

Condamne Thérèse M., en qualité d'héritière de Max M., à payer à Sylvain F. la somme de 1 665,60 euros en règlement des frais de gardiennage liquidés à la date du présent arrêt ;

Y ajoutant,

Dit n'y avoir lieu à condamnation sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamne Sylvain F. aux dépens d'appel ;

Rejette toute autre demande plus ample ou contraire.