Cass. 1re civ., 14 mars 1900
COUR DE CASSATION
Arrêt
Rejet
Faits
Au mois de Janvier 1894, Sr William Eden baronnet commanda le portrait de sa femme lady Eden à Whistler artiste peintre.
Les pourparlers pour cette commande avaient eu lieu par l’intermédiaire du Sr G. Moore, et le prix avait été fixé à la somme
de 100 à 150 guinées.
Le peintre se mit à l’oeuvre et le portrait était sur le point d’être achevé, lorsque le demandeur en cassation, à la date du
14 février 1894, à Whistler un chèque de 105 livres sterling représentant 100 guinées seulement. L’artiste peu satisfait de
cet envoi, en accusa réception dans une forme ironique. Cependant il encaissa le montant du chèque, continua son travail, puis exposa le tableau au salon du Champ de Mars avec ses autres oeuvres, sous la rubrique : « Bruno et or. : Portrait de lady E… »
À la clôture de l’exposition, Eden réclama le portrait au peintre, mais il n’obtint aucune réponse. Le 8 Novembre 1894, il notifia au défendeur en cassation une sommation extrajudiciaire, lui enjoignant d’avoir à livrer le tableau le lendemain.
Au lieu d’envoyer la toile, Whistler fit offrir par son sollicitor, la restitution de la somme qu’il avait touchée.
Cette offre ayant été refusée, Eden assigna le peintre devant le Tribunal civil de la Seine à l’effet d’obtenir la livraison du tableau, ainsi que des dommages intérêts.
L’artiste fit alors à son oeuvre des modifications radicales, remplaçant la tête de lady Eden par celle d’une autre personne.
Le demandeur en cassation n’en persista pas moins à réclamer la remise de la toile dans l’état où elle se trouvait.
Par jugement en date du 20 Mars 1895, le Tribunal ordonnait cette remise.
Il condamnait en outre, Whistler à restituer la somme perçue avec intérêts, et à payer une somme de 1 000 francs à titre de dommages intérêts.
Sur appel, la Cour de Paris infirma le chef de la sentence relatif à la livraison du tableau, mais elle confirma le jugement sur les autres points.
Elle interdisait en outre, à l’artiste de faire aucun usage du tableau litigieux avant de l’avoir transformé de manière à le rendre méconnaissable.
Le Sr William Eden s’est pourvu en Cassation de cet arrêt rendu à la date du 2 décembre 1897.
Son pourvoi a été admis par arrêt de la Chambre des requêtes en date du 25 Janvier 1899, notifiée au défendeur dans les délais légaux, suivant exploit de Dupuy huissier audiencier à la Cour de Cassation en date du 26 Mars 1899.
À l’appui de son pourvoi le demandeur invoque un moyen unique de cassation ainsi conçu : Violation des articles 1136, 1138, 1583, 1584, 1603 et suivants ; 1787 et 1788 du code civil, fausse application de l’article 1142 du même code, manque de base légale, défaut de motifs et violation de l’article 7 de la loi du 20 Avril 1810, en ce que, tout en reconnaissant que Whistler avait contracté vis à vis de sir William Eden l’obligation de faire le portrait de lady Eden, et qu’il avait fait et parachevé ce portrait, l’arrêt attaqué a refusé d’en ordonner la remise au demandeur en cassation, sous le prétexte que le contrat intervenu entre les parties n’avait donné naissance qu’à une simple obligation de faire résoluble en
dommages intérêts en cas d’inexécution, alors que ce contrat constituait une vente de chose future ou un louage d’ouvrage dans lequel l’ouvrier devait fournir la matière, ou, tout au moins, une obligation de donner qui avait pour effet de transférer,
de plein droit, la propriété du portrait sur la tête du demandeur en cassation, dès son achèvement, ou tout au moins dès son agrément par sir William, et ce, avant toute livraison, et que l’obligation du Sr Whistler n’eût-elle constitué qu’une simple obligation de faire, les juges du fond auraient encore dû ordonner l’exécution directe, l’obligation étant de celles qui peuvent être exécutées directement, sans exercer aucune contrainte sur la liberté du débiteur.
Ce moyen a été formulé et développé dans une requête et un mémoire déposés au Greffe de la Cour par Mr BoivinChampeau avocat.
Le défendeur a répondu par un mémoire signé de Mr Chaufton avocat à la Cour, mémoire signifié à l’Avocat du demandeur et déposé au Greffe.
Arrêt
Sur quoi, la Cour, ouï en l’audience publique de ce jour, M. le Conseiller Bau en son rapport, les avocats des parties en leurs observations respectives, ainsi que M. Desjardais avocat général, en ses conclusions, et après en avoir immédiatement délibéré conformément à la loi.
Attendu que la convention par laquelle un peintre s’engage à exécuter un portrait, moyennant un prix déterminé, constitue un contrat d’une nature spéciale, en vertu duquel la propriété du tableau n’est définitivement acquise à la partie qui l’a commandé, que lorsque l’artiste a mis ce tableau à la disposition ; et qu’il a été agréé par elle ; – que jusqu’à ce moment, le peintre reste maître de son oeuvre, sans toutefois qu’il lui soit loisible de la retenir pour lui même ou d’en disposer au profit d’un tiers, à l’état de portrait, le droit de reproduire les traits du modèle ne lui ayant été concédé que conditionnellement en
vue de l’exécution complète du contrat ; – Et que faute par l’artiste de satisfaire à ses engagements, il se rend passible de dommages intérêts.
Attendu qu’il résulte des constatations de l’arrêt attaqué, que Whistler s’est engagé à faire le portrait de lady Eden, mais qu’il s’est toujours refusé à mettre ledit portrait à la disposition du demandeur en cassation qui en avait fait la commande ; – et qu’après avoir exposé le tableau au Salon du Champ de Mars il a fait subir à la peinture des modifications radicales, remplaçant la tête de lady Eden par celle d’une autre personne.
Attendu en cet état des faits, qu’en décidant d’une part, que le demandeur en cassation n’étant pas devenu propriétaire du tableau si on pouvait exiger la remise en son état actuel, d’autre part, que Whistler serait tenu de restituer avec des dommages intérêts le prix perçu d’avance, et en interdisant en outre à ce dernier de faire un usage quelconque de la toile
avant d’en avoir modifié l’aspect, de manière à la rendre méconnaissable, l’arrêt attaqué, lequel est motivé, loin de violer les textes de loi visés par le pourvoi, en a fait au contraire, une juste application.
Par ces motifs
rejette le pourvoi formé contre l’arrêt rendu le 2 décembre 1897 par la Cour d’appel de Paris.