ADLC, 30 août 2019, n° 19-DCC-169
AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
relative à la prise de contrôle exclusif de la société Iliad7par la société Cellnex France Groupe
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Vice-Président :
M. Piffaut
L’Autorité de la concurrence,
Vu le dossier de notification adressé complet au service des concentrations le 8 août 2019, relatif à la prise de contrôle exclusif de la société Iliad 7 par la société Cellnex France Groupe, formalisée par un contrat d’acquisition d’actions en date du 29 mai 2019 ;
Vu le livre IV du code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence, et notamment ses articles L. 430-1 à L. 430-7 ;
Vu les éléments complémentaires transmis par la partie notifiante au cours de l’instruction ; Adopte la décision suivante :
I. Les entreprises concernées et l’opération
1. Cellnex France Groupe (ci-après, « Cellnex ») est une filiale du groupe Cellnex, lequel est actif dans le secteur des télécommunications, de la télédiffusion et des réseaux de sécurité et de services d’urgence en Suisse, en Espagne, en Italie, aux Pays-Bas, en France et au Royaume- Uni. En France, Cellnex est active uniquement dans le secteur des télécommunications mobiles, à travers l’exploitation d’environ 3 000 sites de télécommunication mobile. Cellnex est ultimement détenue par la société Cellnex Telecom, cotée à la bourse de Madrid, qui n’est contrôlée par aucun de ses actionnaires, au sens du droit des concentrations.
2. Iliad 7 est une filiale du groupe Iliad, contrôlé ultimement par M. Xavier Niel. Avant la réalisation effective de l’opération, Iliad 7 se verra transférer par la société Free Mobile, elle- même filiale du groupe Iliad, l’intégralité de l’activité d’hébergement sur infrastructures passives de cette dernière et notamment la propriété desdites infrastructures. Iliad 7 sera ainsi active dans le secteur de la gestion et de la commercialisation d’infrastructures passives permettant l’accueil d’équipements de téléphonie mobile. Elle exploitera environ 5 700 sites de télécommunication mobile en France.
3. L’opération consiste en l’acquisition par Cellnex de 70 % du capital d’Iliad 7, le solde restant détenu par le groupe Iliad qui ne bénéficiera d’aucun droit de veto sur les décisions stratégiques d’Iliad 7. En ce qu’elle se traduit par la prise de contrôle exclusif d’Iliad 7 par Cellnex, l’opération notifiée constitue une concentration au sens de l’article L. 430-1 du code de commerce.
4. La présente opération s’inscrit dans le cadre de deux autres acquisitions projetées par Cellnex auprès du même groupe vendeur. Le 6 mai 2019, la société Galata, filiale de la société Cellnex Telecom, a conclu un accord avec la société Iliad Italia, filiale d’Iliad, pour l’acquisition de 2 200 sites de télécommunication mobile en Italie. Le 7 mai 2019, la société Swiss Towers A.G., filiale de la société Cellnex Telecom, a conclu un accord avec la société Matterhorn Telecom, lui permettant d’acquérir 90 % de la société Swiss Infra Services, qui détiendra 2 800 sites de télécommunication mobile en Suisse actuellement intégrés à la société Salt Mobile, opérateur de téléphonie mobile suisse ayant M. Xavier Niel pour actionnaire de référence. Bien que ces opérations soient indépendantes les unes des autres, chacune ayant fait l’objet de contrats d’acquisitions distincts et sans condition de réciprocité liée à leur réalisation, elles interviennent entre un même acheteur, Cellnex, et un même vendeur, en l’espèce,
M. Xavier Niel par le biais de plusieurs sociétés qu’il contrôle. Ainsi, en application du paragraphe 88 des lignes directrices de l’Autorité relatives au contrôle des concentrations, « des opérations successives effectuées durant une période de deux années entre les mêmes entreprises sont considérées comme une seule concentration aux fins du calcul des chiffres d’affaires des entreprises concernées. […] L’opération globale sera à notifier à l’Autorité dès que le chiffre d’affaires consolidé de ces opérations successives dépasse les seuils de notification obligatoire, tant en ce qui concerne le chiffre d’affaires total mondial hors taxes de l'ensemble des entreprises ou groupes de personnes physiques ou morales parties à la concentration qu’en ce qui concerne les chiffres d’affaires individuels ». En l’espèce, seule la présente opération est notifiable à l’Autorité de la concurrence, les sociétés Galata et Swiss Infra Services ne réalisant aucun chiffre d’affaires en France. Il sera toutefois tenu compte de leur activité aux fins aux fins du calcul des chiffres d’affaires de la cible de la présente opération et pour l’analyse concurrentielle.
5. Les entreprises concernées réalisent ensemble un chiffre d’affaires total sur le plan mondial de plus de 150 millions d’euros (Cellnex : 898 millions d’euros pour l’exercice clos le 31 décembre 2018 ; Iliad 7 : [≥ 150 millions] d’euros pour le même exercice1). Chacune de ces entreprises réalise, en France, un chiffre d’affaires supérieur à 50 millions d’euros (Cellnex : [≥ 50 millions] d’euros pour l’exercice clos le 31 décembre 2018 ; Iliad 7 : [≥ 50 millions] d’euros pour le même exercice). Compte tenu de ces chiffres d’affaires, l’opération ne revêt pas une dimension européenne. En revanche, les seuils de contrôle mentionnés au I de l’article L. 430- 2 du code de commerce sont franchis. La présente opération est donc soumise aux dispositions des articles L. 430-3 et suivants du code de commerce, relatives à la concentration économique.
II. Délimitation des marchés pertinents
6. Les parties sont présentes sur le marché de l’accueil des équipements de téléphonie mobile en France par l’intermédiaire de l’exploitation de sites de télécommunication mobile.
7. Un site de télécommunication mobile est composé d’une part, d’infrastructures dites « passives », généralement composées d’un pylône ou d’un mât, d’un local technique et d’équipements techniques permettant leur exploitation et d’autre part, d’infrastructures dites
« actives » de téléphonie mobile permettant de diffuser les ondes de radiocommunication dont les opérateurs mobiles restent propriétaires. Les infrastructures passives sont installées sur un terrain, un toit-terrasse ou un point haut sur lequel l’exploitant desdites infrastructures bénéficie d’un droit d’occupation.
8. L’hébergement sur des points hauts est nécessaire pour plusieurs catégories d’utilisateurs, qui utilisent une partie du spectre radioélectrique pour leurs activités, principalement la diffusion télévisuelle en mode numérique, la diffusion radiophonique en mode analogique et les services de téléphonie mobile. L’Autorité de la concurrence a ainsi distingué les sites utilisés pour l’hébergement d’équipements de téléphonie mobile et les sites utilisés pour la diffusion de services de communication audiovisuelle2. L’offre d’hébergement d’équipement de téléphonie mobile est faite essentiellement par des compagnies de site (ci-après, « TowerCo »), telles que la partie notifiante, et les opérateurs de téléphonie mobile, ces derniers étant également clients sur ce marché. Cette segmentation du marché n’est pas contestée par la partie notifiante.
9. Il existe une grande diversité de sites permettant d’accueillir des infrastructures passives, les principaux étant les pylônes dédiés et les toits-terrasses. Les châteaux d’eau, les silos, les clochers, les ouvrages d’art, les pylônes autoroutiers et électriques sont également utilisés pour recevoir de tels équipements.
10. L’Autorité a distingué deux types de zones : les zones urbaines d’une part et les zones périurbaines et rurales d’autre part3. Cette segmentation se justifie notamment par la prédominance des toits-terrasses dans les zones urbaines et celle des pylônes dans les zones périurbaines et rurales. À ce titre, l’Autorité a considéré que, dans les zones périurbaines et rurales, il y a lieu de distinguer les sites pylônes des autres types d’infrastructures accueillant des équipements de téléphonie mobile4.
11. La partie notifiante estime que l’ensemble des sites d’infrastructures passives est pris en compte par les opérateurs dans une zone qu’ils souhaitent couvrir et qu’à ce titre le marché de l’hébergement d’équipements de téléphonie mobile ne doit pas être segmenté plus finement. Interrogés dans le cadre d’un test de marché, les concurrents et les clients de la partie notifiante ont indiqué que le critère principal dans le choix d’un site répondant à leur besoin de points hauts était la meilleure couverture possible de la population. Le coût d’exploitation, la pérennité, la stabilité de l’accueil et le coût de raccordement sont considérés comme des critères secondaires. En revanche, la majorité des répondants au test de marché a précisé que, quelle que soit la zone considérée, les toits-terrasses ne sont pas substituables aux pylônes de leur point de vue.
12. Il y a donc lieu d’analyser les effets de l’opération selon le type d’infrastructure accueillant des équipements de téléphonie mobiles et le type de zone (urbaine ou péri-urbaine et rurale).
13. Enfin, l’Autorité a considéré que les services d’hébergement proposés par les TowerCo et ceux offerts par les opérateurs mobiles constituent deux marchés distincts.
14. La partie notifiante soutient qu’il n’y a plus lieu de distinguer ces offres selon le prestataire des services d’hébergement compte tenu du développement de la mutualisation des infrastructures des opérateurs, ces derniers pouvant proposer l’usage de leurs infrastructures à des opérateurs concurrents. Toutefois, il ressort des réponses au test de marché que les offres des TowerCo présentent des différences significatives d’un point de vue technique (délai de mise à disposition des sites, hauteur ou emplacement des sites) et commercial (contenu des offres plus varié).
15. En l’espèce, la question de la délimitation exacte du marché de l’hébergement d’équipements de téléphonie mobile peut être laissée ouverte, les conclusions de l’analyse concurrentielle demeurant inchangée quelle que soit la segmentation examinée.
16. En ce qui concerne la définition géographique du marché, l’Autorité considère qu’elle est de dimension nationale5, ce qui n’est pas contesté par la partie notifiante. Il n’y a pas lieu de remettre en cause cette délimitation dans le cadre de la présente décision.
III. Analyse concurrentielle
A. ANALYSE DES EFFETS NON COORDONNES (EFFETS HORIZONTAUX)
17. Les parties sont simultanément présentes sur le marché de l’hébergement d’équipements de télécommunication mobile en zones urbaine et périurbaine et rurale6. En zone urbaine, les activités des parties se chevauchent sur les segments des pylônes, des toits-terrasses et des autres infrastructures. En zone périurbaine et rurale, les activités des parties se chevauchent sur le segment des pylônes.
18. Selon les estimations de la partie notifiante, les parts de marché des parties sont inférieures à 25 % quelle que soit la segmentation retenue, à l’exception du segment de l’accueil des équipements de télécommunication mobile sur toits-terrasses en zone urbaine par les TowerCo où la part de marché cumulée des parties est de [30-40] % avec un incrément de [10-20] points. La nouvelle entité deviendra le deuxième acteur TowerCo sur ce marché, derrière la société Hivory, filiale de la société SFR, ([30-40] %), mais loin devant la société TDF ([0-5] %).
19. Cette part de marché, qui n’excède pas le seuil de présomption d’un problème de concurrence7, n’est toutefois pas susceptible de conférer à la nouvelle entité le pouvoir d’augmenter les prix ou de dégrader la qualité des services rendus aux opérateurs mobiles à l’issue de l’opération.
20. D’une part, l’opération de concentration, qui consiste en l’acquisition par un TowerCo d’un réseau détenu par un opérateur de téléphonie mobile et exploité pour son propre compte, permet l’émergence d’une offre concurrentielle sur le marché. À ce titre, l’opération ne confère aucun droit spécifique tel que des droits exclusifs, de priorité ou de veto au groupe Iliad sur les infrastructures cédées, de sorte que la nouvelle entité pourra les louer à d’autres opérateurs de téléphonie mobile.
21. D’autre part, les TowerCo historiques telles que les sociétés TDF et ATC disposent de sites dits « commercialisables ». Ces sites, qui ne sont pas actifs, et n’ont donc pas été pris en compte dans le calcul des parts de marché, exercent toutefois une certaine pression concurrentielle dans la mesure où ils constituent des ressources facilement exploitables en cas de besoins exprimés par un opérateur. Dès lors, ces sites commercialisables sont des actifs qui constituent une offre potentielle de nature à relativiser le pouvoir de marché de Cellnex à l’issue de l’opération.
22. Compte tenu de ces éléments, l’opération n’est pas susceptible de porter atteinte à la concurrence sur les marchés de l’hébergement d’équipements de télécommunication mobile en France.
B. ANALYSE DES EFFETS COORDONNES
23. Conformément à la jurisprudence européenne8 et française9, et à la pratique décisionnelle de l’Autorité10, une opération peut modifier la nature de la concurrence sur le marché de telle sorte que les entreprises qui, jusque-là, ne coordonnaient pas leur comportement, soient désormais incitées à le faire ou, si elles coordonnaient déjà leurs comportements, puissent le faire plus facilement. De tels effets sont possibles lorsque, sur un marché oligopolistique ou sur un marché fortement concentré, une opération de concentration a comme résultat que, prenant conscience des intérêts communs, chaque membre de l’oligopole concerné considérerait possible, économiquement rationnel et donc préférable d’adopter durablement une même ligne d’action sur le marché dans le but, notamment, de vendre au-dessus des prix concurrentiels, sans devoir procéder à la conclusion d’un accord ou recourir à une pratique concertée au sens des articles
L. 420-1 du code de commerce ou 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, et ce sans que les concurrents actuels ou potentiels, ou encore les clients et les consommateurs, puissent réagir de manière effective.
24. La coordination est plus probable sur des marchés où il est relativement simple de parvenir à une compréhension mutuelle de ses modalités d’exercice. Les conditions suivantes doivent être réunies pour que la coordination soit durable : (i) un degré suffisant de transparence du marché permettant à chaque oligopoleur de connaître le comportement de chacun des autres membres afin de s’assurer qu’aucun ne s’en écarte (condition de détection) ; (ii) une pérennisation de la coordination en raison d’une menace de représailles incitant chaque oligopoleur à ne pas s’écarter de la ligne de conduite commune (condition de dissuasion) ; et (iii) une absence de remise en cause efficace de la coordination par des concurrents actuels et potentiels et par les consommateurs (condition de non contestation). En outre, une telle coordination n’est possible que si les entreprises sont en mesure de comprendre l’objectif commun et les moyens d’y parvenir (condition de compréhension).
25. En l’espèce, à l’issue de l’opération, sur le marché de l’hébergement d’infrastructures de téléphonie mobile, les deux premiers opérateurs TowerCo détiendront ensemble une part de marché cumulée de [60-70] % sur le segment des toits-terrasses en zone urbaine. Toutefois, l’opération n’entraîne pas la disparition d’un opérateur indépendant sur ce marché dans la mesure où, comme mentionné au point 20 ci-dessus, elle a pour effet d’inclure dans le marché de nouveaux sites qui, auparavant, étaient essentiellement destinés à être exploités en autoconsommation par le groupe Iliad (pour le compte de sa filiale Free).
26. En tout état de cause, les conditions posées par les jurisprudences européenne et nationale précitées ne sont pas réunies pour caractériser un risque susceptible de créer ou renforcer des effets coordonnés sur ce marché.
27. D’une part, le marché est peu transparent. En effet, les prix de l’hébergement des infrastructures de téléphonie mobile ne sont pas publics et résultent de négociations bilatérales et confidentielles entre les opérateurs mobiles et les exploitants d’infrastructures passives.
28. D’autre part, plusieurs autres opérateurs TowerCo sont actifs sur le marché national des toits terrasses en zone urbaine, tels que les sociétés TDF et ATC, de sorte qu’une frange concurrentielle résiduelle suffisante demeurera à l’issue de l’opération.
29. Il résulte de ce qui précède que l’opération notifiée n’est pas susceptible de porter atteinte à la concurrence par le biais d’effets coordonnés sur les marchés de l’hébergement d’équipements de télécommunication mobile en France.
DÉCIDE
Article unique : L’opération notifiée sous le numéro 19-147 est autorisée.
NOTES :
1 Le chiffre d’affaires d’Iliad 7 calculé pour les besoins de l’examen de la présente concentration inclut les chiffres d’affaires des sociétés Galata et Swiss Infra Services.
2 Avis du Conseil de la concurrence n° 02-A-04 du 11 avril 2011 relatif à l’acquisition par la société Télédiffusion de France d’un ensemble de sites pylônes de la société Bouygues Télécom et décision de l’Autorité n° 15-D-09 du 4 juin 2015 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de l’hébergement des équipements de téléphonie mobile.
3 Décision n° 15-D-09 précitée
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Dans la mesure où les marchés concernés sont de dimension nationale et où les sociétés Galata et Swiss Infra Services ne sont pas actives en France, l’analyse concurrentielle ne tiendra compte que des activités de la société Iliad 7.
7 Voir le point 397 des lignes directrices de l’Autorité relative au contrôle des concentrations : « L’existence de parts de marché d’une grande ampleur est un élément important dans l’appréciation du pouvoir de marché d’une entreprise. Des parts de marché post-opération élevées, de l’ordre de 50 % et plus, peuvent faire présumer l’existence d’un pouvoir de marché important. »
8 Voir l’arrêt T-342/99 du TPICE du 6 juin 2002, Airtours plc /Commission et l’arrêt C-413/06 P de la CJCE du 10 juillet 2008, Bertelsmann et Sony Corporation of America/Impala.
9 Voir la décision du Conseil d’État du 31 juillet 2009, Fiducial Audit et Fiducial Expertise n° 305903.
10 Voir les décisions du Conseil de la concurrence n° 07-D-13 du 6 avril 2007 relative à de nouvelles demandes de mesures conservatoires dans le secteur du transport maritime entre la Corse et le continent et les décisions de l’Autorité n° 07-D-13 du 6 avril 2007 relative à de nouvelles demandes de mesures conservatoires dans le secteur du transport maritime entre la Corse et le continent et n° 10-DCC-11 du 26 janvier 2010 relative à la prise de contrôle exclusif par le groupe TF1de la société NT1 et Monte-Carlo Participations (groupe AB).