ADLC, 13 décembre 2019, n° 19-DCC-241
AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
relative à la prise de contrôle exclusif de certains actifs et activités du groupe Clarins par le groupe L’Oréal
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme de Silva
L’Autorité de la concurrence,
Vu le dossier de notification adressé complet au service des concentrations le 14 novembre 2019, relatif à la prise de contrôle exclusif de certains actifs et activités du groupe Clarins par le groupe L’Oréal, formalisée par un accord-cadre relatif à l’acquisition de l’activité Parfums de Clarins par L’Oréal SA en date du 21 octobre 2019 ;
Vu le livre IV du code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence, et notamment ses articles L. 430-1 à L. 430-7 ;
Adopte la décision suivante :
I. Les entreprises concernées et l’opération
1. La société L’Oréal S.A., dont les actionnaires sont Madame Françoise Bettencourt Meyers et sa famille, des institutionnels internationaux et le groupe Nestlé, est la société-tête du groupe L’Oréal. La société L’Oréal S.A. n’est pas contrôlée. L’Oréal est un groupe français présent au niveau international, notamment actif dans la production et la distribution de produits cosmétiques. Sa gamme de produits est organisée autour de quatre divisions : (i) les produits de luxe, notamment sous marques Lancôme, Giorgio Armani et Yves Saint Laurent, distribués au sein de réseaux de distribution sélective, (ii) les produits grand public, notamment sous marques L’Oréal Paris et Maybelline, distribués dans les circuits de la grande distribution, (iii) les produits professionnels, notamment la marque Kérastase, distribués dans les salons de coiffure, et (iv) les produits dermo-cosmétiques, notamment sous marques Vichy ou La Roche-Posay, distribués dans les circuits de santé.
2. La cible se compose de différentes sociétés appartenant au groupe Clarins (ci-après
« les sociétés cibles »), certaines étant créées aux fins de l’opération. Elle est active dans le secteur de la fourniture de parfums féminins et masculins vendus sous les marques Azzaro (tels que les parfums Azzaro, Wanted ou Chrome) et Thierry Mugler (tels que les parfums Angel ou Alien) et des produits dérivés de ces parfums (déodorants, crèmes, etc.) distribués principalement au sein de réseaux de distribution sélective en France et à l’étranger. Les sociétés cibles ont également une activité de prêt-à-porter, sous la marque Thierry Mugler.
3. L’opération, formalisée par un accord-cadre relatif à l’acquisition de l’activité Parfums de Clarins par L’Oréal SA en date du 21 octobre 2019, consiste en l’acquisition par L’Oréal S.A. de 100 % du capital et des droits de vote des sociétés cibles. En ce qu’elle se traduit par la prise de contrôle exclusif des sociétés cibles par le groupe L'Oréal, l’opération constitue une concentration au sens de l’article L. 430-1 du code de commerce.
4. Les entreprises concernées réalisent ensemble un chiffre d’affaires hors taxes total sur le plan mondial de plus de 150 millions d’euros (groupe L'Oréal : 26,9 milliards d’euros pour l’exercice clos le 31 décembre 2018 ; actifs cibles : [≥ 150 millions] d’euros pour l’exercice clos le 31 décembre 2018). Chacune de ces entreprises a réalisé en France un chiffre d’affaires supérieur à 50 millions d’euros (groupe L'Oréal : [≥ 50 millions] d’euros pour l’exercice clos le 31 décembre 2018 ; actifs cibles : [≥ 50 millions] d’euros pour l’exercice clos le 31 décembre 2018). Compte tenu de ces chiffres d’affaires, l’opération ne relève pas de la compétence de l’Union européenne. En revanche, les seuils de contrôle mentionnés au I de l’article L. 430-2 du code de commerce sont franchis. Cette opération est donc soumise aux dispositions des articles L. 430-3 et suivants du code de commerce relatives aux concentrations économiques.
II. Délimitation des marchés pertinents
5. Les parties sont actives dans le secteur de la fourniture de parfums et de produits cosmétiques. Ce secteur a été analysé à plusieurs reprises par les autorités de concurrence1, qui ont retenu une double segmentation du marché en fonction du canal de distribution et de l’usage auquel les produits sont destinés.
A. MARCHÉS DE PRODUIT
a) Segmentation par canal de distribution
6. Concernant une segmentation par canal de distribution, tout en laissant la question ouverte, les autorités de concurrence ont établi une distinction entre les produits destinés à être commercialisés au sein de réseaux de distribution sélective (parfumeries et grands magasins) que l’on qualifie habituellement de produits « de luxe », ceux destinés à être vendus au sein de réseaux spécialisés (pharmacie et parapharmacie) et les produits destinés à être vendus en grande distribution que l’on peut qualifier de produits cosmétiques « de masse », « grand public » ou « ordinaires ».
7. La pratique décisionnelle précise que le marché de la distribution sélective des parfums et cosmétiques de luxe se distingue de la vente au détail de produits de parfumerie et de cosmétiques « ordinaires »2, qui ne requiert pas les mêmes exigences en termes de référencement, présentation et environnement. Ces produits sont disponibles dans un réseau beaucoup plus diversifié de points de vente, en particulier au sein des grandes surfaces alimentaires. Par ailleurs, la Commission a déjà relevé que les opérateurs de la distribution sélective affirmaient dans leur très grande majorité déterminer les prix des produits de luxe sans tenir compte des prix des produits grand public3.
8. Par ailleurs, la pratique décisionnelle distingue au sein de la distribution de parfums et cosmétiques de luxe les réseaux de distribution sélective du canal des magasins détaxés situés principalement dans les aéroports (ou travel retail)4.
9. En l’espèce, les parties sont simultanément actives dans la distribution de produits de luxe au travers des réseaux de distribution sélective et des magasins détaxés. L'Oréal est également active dans la distribution de produits grand public.
a) Segmentation par type de produit
10. Les autorités de concurrence, tout en laissant la question ouverte, ont segmenté le secteur de la fourniture de parfums et cosmétiques en dix marchés : (i) les produits capillaires, (ii) le maquillage, (iii) les produits solaires, (iv) les produits de soin du visage, (v) les produits de soin du corps, (vi) les produits de soin des mains (vii) les produits de toilette, (viii) les produits de soin pour homme, (ix) les déodorants, (x) les parfums. Certains de ces marchés ont par ailleurs été davantage sous-segmentés, par exemple en fonction de l’usage des produits concernés ou de l’utilisateur.
11. En l’espèce, les activités des parties se chevauchent sur les produits suivants :
• les produits capillaires ;
• les produits de soin du visage ;
• les produits de soin du corps ;
• les produits de soin des mains ;
• les produits de toilette, pouvant être sous-segmentés en fonction de l’utilisation (bain ou douche) ;
• les produits de soin pour homme ;
• les déodorants, pouvant être sous-segmentés en fonction de l’utilisateur (homme ou femme) ;
• les parfums, pouvant être sous-segmentés en fonction de l’utilisateur (homme ou femme).
12. L’Oréal est par ailleurs active sur les marchés du maquillage de luxe et des produits solaires de luxe.
B. MARCHÉ GÉOGRAPHIQUE
13. La pratique décisionnelle susvisée a considéré que les marchés de la fourniture de produits cosmétiques avaient une dimension nationale, à l’exception des ventes en magasins détaxées, pour lesquelles le marché couvre au moins l’espace économique européen5.
14. Il n’y a pas lieu de remettre en cause cette délimitation à l’occasion de la présente opération.
III. Analyse concurrentielle
A. ANALYSE DES EFFETS HORIZONTAUX
a) Sur les marchés de la distribution de produits cosmétiques de luxe par les magasins détaxés
15. Sur les marchés de la distribution de produits cosmétiques de luxe par les magasins détaxés, la part de marché de la nouvelle entité restera inférieure à 25 %, avec une addition de part de marché inférieure à 2 %, quelle que soit la segmentation envisagée.
16. Par conséquent, l’opération n’est pas susceptible de porter atteinte à la concurrence sur les marchés de la distribution de cosmétiques de luxe par les magasins détaxés.
b) Sur le marché de la distribution de produits cosmétiques de luxe par les réseaux de distribution sélective
17. S’agissant des cosmétiques de luxe, les activités des parties se chevauchent sur les marchés (i) des produits capillaires, (ii) des produits de soin du visage, (iii) des produits de soin du corps,
(iv) des produits de soin des mains, (v) des produits de toilette, (vi) des produits de soin pour homme, (vii) des déodorants et enfin (viii) des parfums.
i. Sur le marché des produits capillaires de luxe
18. Sur le marché des produits capillaires de luxe, la part de marché de la nouvelle entité sera inférieure à 2 %, avec une addition de part de marché inférieure à 1 %, quelle que soit la segmentation envisagée.
19. Par conséquent, l’opération n’est pas susceptible de porter atteinte à la concurrence sur le marché des produits capillaires de luxe.
ii. Sur le marché des produits de soin du visage de luxe
20. Sur le marché des produits de soin pour le visage de luxe, la part de marché de la nouvelle entité sera inférieure à [10-20] %, avec une addition de part de marché inférieure à 1 %. De plus, à l’issue de l’opération, la nouvelle entité restera confrontée à la concurrence de grands groupes internationaux tels qu’Estée Lauder, LVMH ou encore Sisley.
21. Par conséquent, l’opération n’est pas susceptible de porter atteinte à la concurrence sur le marché des produits de soin pour le visage de luxe.
iii. Sur le marché des produits de soin du corps de luxe
22. Sur le marché des produits de soin du corps de luxe, la part de marché de la nouvelle entité sera inférieure à [10-20] %. De plus, à l’issue de l’opération, la nouvelle entité restera confrontée à la pression concurrentielle exercée par LVMH (Marc Jacobs Beauty, Aqua di Parma), Chanel (Hydra Beauty), ou encore Sisley.
23. Par conséquent, l’opération n’est pas susceptible de porter atteinte à la concurrence sur le marché des produits de soin du corps de luxe.
iv. Sur le marché des produits de soin des mains de luxe
24. Sur le marché des produits de soin des mains de luxe, la part de marché de la nouvelle entité sera inférieure à 5 %, avec une addition de part de marché inférieure à 2 %.
25. Par conséquent, l’opération n’est pas susceptible de porter atteinte à la concurrence sur le marché des produits de soin des mains de luxe.
v. Sur le marché des produits de toilette de luxe
26. Sur le marché des produits de toilette de luxe, la part de marché de la nouvelle entité sera inférieure à [20-30] %, avec une addition de part de marché inférieure à [5-10] % quelle que soit la segmentation considérée. À l’issue de l’opération, la nouvelle entité restera confrontée à la concurrence de groupes internationaux tels que LVMH (Cha Ling, Guerlain) et Chanel (N° 5).
27. Par conséquent, l’opération n’est pas susceptible de porter atteinte à la concurrence sur le marché des produits de toilette de luxe, quel que soit le segment considéré.
vi. Sur le marché des produits de soin de luxe pour homme
28. Sur le marché des produits de soin de luxe pour homme, la part de marché de la nouvelle entité sera inférieure à 25 %, quelle que soit la segmentation retenue. À l’issue de l’opération, la nouvelle entité restera confrontée à la concurrence de grands groupes internationaux tels que LVMH, Chanel, Puig, Coty ou encore Hermès.
29. Par conséquent, l’opération n’est pas susceptible de porter atteinte à la concurrence sur le marché des produits de soin de luxe pour homme.
vii. Sur le marché des déodorants de luxe
30. Quelle que soit la segmentation envisagée, la part de marché de la nouvelle entité demeurera toujours inférieure à [20-30] % sur le marché des déodorants de luxe, avec une addition de parts de marché systématiquement inférieure à [5-10] %. À l’issue de l’opération, la nouvelle entité restera confrontée à la concurrence de groupes internationaux tels que LVMH, Chanel, Shisheido, etc.
31. Par conséquent, l’opération n’est pas susceptible de porter atteinte à la concurrence sur le marché des déodorants de luxe.
viii. Sur le marché des parfums de luxe
32. Sur le marché des parfums de luxe, la part de marché de la nouvelle entité sera, après opération, de [20-30] %, avec une addition de part de marché de [0-5] % sur le segment des parfums de luxe pour femmes. Pour le segment des parfums de luxe pour hommes, la nouvelle entité disposera d’une part de marché combinée de [20-30] % avec une addition de part de marché de [5-10] %. Tous types de parfums confondus, la part de marché de la nouvelle entité sera, à l’issue de l’opération, de [20-30] %, avec une addition de part de marché de [5-10] %.
33. À l’issue de l’opération, la nouvelle entité restera néanmoins confrontée à de nombreux concurrents de taille et de renommée au moins égale, tels que LVMH (Guerlain, Kenzo, Givenchy), Puig (Jean-Paul Gaultier, Nina Ricci, L’Artisan Parfumeur), Interparfums (Coach, Lanvin, Repetto), Estée Lauder, Hermès, Chanel (N° 5, Allure, Coco Mademoiselle), Coty (Chloé, Boss by Hugo Boss, Miu Miu).
34. Par conséquent, l’opération n’est pas susceptible de porter atteinte à la concurrence sur le marché des parfums de luxe.
B. ANALYSE DES EFFETS CONGLOMÉRAUX
35. Une concentration a des effets congloméraux lorsque la nouvelle entité étend ou renforce sa présence sur plusieurs marchés dont la connexité peut lui permettre d’accroitre son pouvoir de marché. Si les concentrations conglomérales peuvent susciter des synergies pro- concurrentielles, certaines peuvent néanmoins produire des effets restrictifs de concurrence lorsqu’elles permettent de lier, techniquement ou commercialement, les ventes ou les achats des éléments constitutifs du regroupement de façon à verrouiller le marché et à en évincer les concurrents. La pratique décisionnelle écarte en principe les risques d’effets congloméraux lorsque la part de l’entreprise issue de l’opération sur les marchés concernés ne dépasse pas 30 %.
36. À titre liminaire, à la suite de l’opération, aucun effet congloméral n’est susceptible de se matérialiser entre le marché de la fourniture de produits cosmétique de luxe d’une part, et celui de la fourniture de produits cosmétiques grand public d’autre part. En effet, les produits des parties sont à titre principal distribués dans deux réseaux différents. Concernant les produits grand public, vendus par L’Oréal dans les réseaux de distribution sélective, comme les produits de luxe, la partie notifiante indique que la vente de ces produits aux distributeurs ne peut pas être liée à celle de produits cosmétiques de luxe. D’une part, les unités commerciales des produits grand public et des produits de luxe sont différenciées au sein de L’Oréal, [confidentiel]. D’autre part, [confidentiel]. Ainsi, faute de lien de connexité entre ces deux activités, l’opération n’est pas de nature à porter atteinte à la concurrence par le biais d’effets congloméraux entre le marché de la fourniture de produits cosmétiques à destination du grand public et celui de la fourniture de produits cosmétiques de luxe aux réseaux de distribution sélective.
37. Quant aux autres marchés concernés par l’opération, les parts de marché de la nouvelle entité resteront systématiquement inférieures à 30 % sur le marché de la fourniture de produits cosmétiques de luxe par les enseignes de distribution sélective, quel que soit le segment considéré.
38. Concernant la distribution de produits cosmétiques de luxe par les magasins détaxés, à l’issue de l’opération, la part de marché de la nouvelle entité sera inférieure à 25 %, l’addition de part de marché résultant de l’opération étant systématiquement inférieure à 2 %, quelle que soit la segmentation envisagée.
39. En conséquence, l’opération n’est pas de nature à porter atteinte à la concurrence par le biais d’effets congloméraux entre les différents segments du marchés de la distribution sélective de produits de luxe ou entre le marché de la distribution de produits cosmétique de luxe par les enseignes de distribution sélective d’une part, et par les magasins détaxés d’autre part.
DÉCIDE
Article unique : L’opération notifiée sous le numéro 19-243 est autorisée.
NOTES :
1 Voir la décision de la Commission européenne COMP/M.4193 du 31 mai 2006 – L’Oréal/The Body Shop, les lettres du ministre C2006-40 du 27 avril 2006 au conseil de la société Johnson et Johnson et C2008-23 du 21 avril 2008 aux conseils du groupe L’Oréal, et les décisions de l’Autorité de la concurrence 15-DCC-01 du 19 janvier 2015 relative à la prise de contrôle exclusif du groupe Bourjois par la société Coty Inc et n° 14-DCC-71 du 4 juin 2014 relative à la prise de contrôle exclusif du groupe Nocibé par Advent International Corporation.
2 Voir la décision du ministre n° C2005-65 précitée, la décision de la Commission n° COMP/M.5068 L’Oréal/YSL Beauté précitée et la décision n° COMP/M.6212 LVMH/Bulgari du 29 juin 2011.
3 Voir la décision de la Commission n°COMP/M.5068 L’Oréal/YSL Beauté précitée.
4 La partie notifiante indique que les parties commercialisent également de façon marginale leurs produits cosmétiques de luxe en ligne. Ces ventes représentent en effet moins de [0-5] % des ventes de l’acquéreur et de la cible. En tout état de cause, la part de marché cumulée de la nouvelle entité sur un éventuel marché des cosmétiques et parfums de luxe commercialisés sur internet resterait inférieure à [20-30] %, quelles que soient les segmentations envisagées.
5 Voir la décision °COMP/M.5068 L’Oréal/YSL Beauté précitée, paragraphe 20.