CA Paris, 5e ch. C, 25 mai 1990, n° 88/878
PARIS
Arrêt
Confirmation
Chargée par la Société MERLIN IMMOBILIER de la construction de divers immeubles d'habitation, la société Edward PILOTAZ, entrepreneur principal, a confié à la Société BULTHAUP FRANCE la fourniture et la pose des cuisines et a été déclaré en liquidation des biens par jugement du Tribunal de Commerce de CHAMBERY, rendu le 13 septembre 1985, alors qu'elle restait débitrice envers cette dernière société d'une somme de 459.238,22F, selon l'évaluation de celle-ci.
La Société BULTHAUP a tenté de recouvrer cette créance par l'action directe de l'article 12 de la Loi du 31 décembre 1975 sur la sous-traitance, contre la société MERLIN, maître de l'ouvrage, mais s'est trouvée en conflit avec la Banque du BATIMENT ET DES TRAVAUX PUBLICS (BTP) et la Banque SAVOYENNE DE CREDIT (BPSC) qui se sont présentées comme cessionnaires des créances de la société PILOTAZ sur la société MERLIN en vertu de cessions de créance de la Loi du 2 janvier 1981.
Saisi du litige par des assignations des 15 novembre 1985, 28 février, 4 et 16 juin 1986 à la requête de la société BULTHAUP contre toutes les parties en cause, le Tribunal de Commerce de Paris, statuant par le jugement rendu le 30 octobre 1987 déféré à la Cour, a dit la société BULTHAUP bien fondée dans le principe de sa demande, les Banques B T P et BPSC mal fondées en leurs prétentions, constaté que la société BULTHAUP avait la qualité de sous-traitant et disposait de l'action directe et condamné la société MERLIN à lui payer la somme de 320.000F avec les intérêts au taux légal à compter du 28 février 1986 ainsi que celle de 10.000F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile, déboutant la société MERLIN de ses demandes et déclarant le jugement commun à Maitre Saint PIERRE en sa qualité de "syndic de la société PILOTAZ", à la B T P et à la BPSC, avec exécution provisoire.
La Société MERLIN IMMOBILIER a relevé appel principal de ce jugement dont les Banques B T P et B P S C ont formé appel incident, ainsi que la société BULTHAUP elle-même quant au quantum de la condamnation ;
La société MERLIN soutient qu'elle n'a pas agréé la société BULTHAUP en qualité de sous-traitant ni accepté ses conditions de paiement de sorte que celle-ci serait irrecevable en son action directe.
Subsidiairement elle fait valoir qu'elle n'était plus débitrice d'aucune somme envers la société PILOTAZ dès lors que celle-ci avait cédé ses créances sur le maître de l'ouvrage à la B T P et à la B P S C avant la mise en demeure de la société BULTHAUP et que par conséquent elle ne pouvait être débitrice éventuellement que de la société B T P.
Les sociétés B T P et B P S C font valoir, par des conclusions séparées mais fondées sur des moyens pratiquement identiques d'une part, que la société BULTHAUP étant un fournisseur de matériel de cuisine mais non un entrepreneur n'avait pas la qualité de sous-traitant, d'autre part, subsidiairement, que fut-elle sous-traitant, cette société n'avait pas été agréée par le Maître de l'ouvrage, enfin, plus subsidiairement, que les cessions de créance consenties à leur profit par la société PILOTAZ interdisent à la société BULTHAUP de présenter MERLIN comme débiteur envers la société PILOTAZ au jour de la mise en demeure, ces cessions de créance étant opposables aux tiers dès le jour des notifications conformément à l'article 4 de la Loi du 2 janvier 1981.
La Société MERLIN et les Banques B T P et B P S C concluent à l'infirmation du jugement déféré et au débouté de la société BULTHAUP.
Les Banques demandent à la Cour de dire que la société MERLIN ne pourra se libérer qu'entre leurs mains et que la société BULTHAUP devra leur verser 10.000F à chacune au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
La B T P demande en outre à la Cour de dire que "l'action directe de la société BULTHAUP, à la supposer recevable, ne saurait s'exercer en concurrence avec la créance de la banque qu'à hauteur de la somme de 147000F relative au chantier La Londe Les Maures", mais non "sur des chantiers étrangers à ceux qui ont fait l'objet de la cession de créance de la banque".
La société BULTHAUP conclut à la confirmation du jugement déféré en toutes ses dispositions mais à sa réformation sur le montant de la condamnation prononcée à son profit ;
Par voie incidente elle demande que la Société MERLIN IMMOBILIER soit condamnée à lui payer la somme de 459.238,32F avec les intérêts au taux légal à compter du 28 février 1986 outre une somme supplémentaire de 10.000F au titre de l'article 700
Maître Remi SAINT PIERRE, syndic de la liquidation des biens de la Société Edward PILOTAZ, bien que régulièrement assigné et réassigné n'a pas constitué avoué.
1- Sur la qualité de sous-traitant dont se prévaut la société Bulthaup
Considérant qu'il résulte des termes des marchés conclus entre la société PILOTAZ, entreprise générale, et la société BULTHAUP pour les divers chantiers en cause, que cette dernière y est désignée clairement comme étant le sous-traitant auquel est confié le lot : cuisines dans le cadre du marché principal que la Société MERLIN IMMOBILIER a confié à la société PILOTAZ ;
que ces contrats précisent expressément que ce marché principal est soumis aux dispositions du titre III de la Loi du 31 décembre 1975 sur la sous-traitance et confient "dans le cadre de ce marché principal "l'exécution des travaux d'un nombre déterminé de bâtiments à l'entreprise BULTHAUP qui "fait sienne en ce qui concerne ces travaux les obligations techniques, juridiques, et administratives de l'entreprise principale à l'égard de la SA MERLIN IMMOBILIER;
Considérant que les appelants, notamment la B T P, fait valoir que la qualification de sous-traitant donnée à la Société BULTHAUP dans les pièces contractuelles ne peut prévaloir sur la réalité des prestations qui consistaient dans la fourniture de cuisines équipées et non dans un contrat d'entreprise, la livraison de matériel de cuisine (réfrigérateurs, fours, cuisinières plans de travail etc...) même fabriqués en série selon les mesures applicables au projet immobilier de MERLIN, n'étant qu'un élément d'un marché de fournitures dont la pose sur place n'était qu'un accessoire.
Mais considérant qu'il résulte des décomptes versés aux débats que les cuisines commandées devaient être livrées et posées par les monteurs de la société BULTHAUP dans chaque appartement et fabriquées selon des spécifications particulières pour chaque chantier et chaque type d'appartement ;
que si le branchement des appareils ménagers peut être considéré comme l'accessoire d'une vente, il n'en est pas de même de la fabrication de la conception et du montage des éléments de menuiserie, meubles et plans de travail, qui devaient être adaptés aux instructions précises et déterminées à l'avance du maître d'oeuvre pour chaque chantier et pour chaque immeuble auquel les menuiseries devaient être incorporées;
Considérant que la nature des prestations fournies ne s'oppose en rien à la qualification de sous traitant revendiquée par la Société BULTHAUP et reconnue par le contrat d'entreprise que celle-ci a conclu avec l'entrepreneur principal,
11-Sur l'agrément de la société Bulthaup par le maître de l'ouvrage
Considérant que la société MERLIN et les banques soutiennent qu'elle n'aurait pas accepté la société BULTHAUP en tant que sous-traitant ni agréé ses conditions de paiement et que celle-ci ne serait donc pas recevable à exercer l'action directe faute de remplir ces conditions prévues par l'article 6 de la Loi du 31 décembre 1975 pour le paiement direct mais applicables aussi pour l'action directe ;
que la société MERLIN fait valoir que la société BULTHAUP aurait elle-même reconnu qu'elle n'avait pas été acceptée dans la lettre qu'elle lui a adressée le 9 septembre 1985 pour solliciter précisément cette acceptation;
Mais considérant que cette lettre n'a pas pour objet de solliciter l'acceptation et l'agrément du maître de l'ouvrage mais, tout au contraire, elle tend essentiellement à aviser la société MERLIN de son intention d'exercer l'action directe afin d'être payée des sommes lui restant dues par la société PILOTAZ avant de poursuivre ses travaux ;
qu'en rappelant à la société MERLIN que la Loi du 31 décembre 1975 lui donne droit à ce paiement à conditions que "vous nous acceptiez comme sous-traitant et veuillez agréer nos conditions de paiement" et en la priant d'inviter la Société PILOTAZ "à régulariser notre situation à votre égard", la société BULTHAUP ne reconnaît en rien qu'elle n'a pas été acceptée par la société MERLIN mais rappelle à celle-ci les conditions légales dont elle ne peut avoir la certitude qu'elles ont été accomplies, l'obligation de faire accepter le sous-traitant et agréer les conditions de paiement étant mise par l'article 3 de la loi à la seule diligence de l'entrepreneur principal, qui encourt seul la sanction prévue par ce texte;
qu'il est normal qu'au moment d'exercer l'action directe le sous-traitant rappelle ces obligations au maître de l'ouvrage (qui du reste dans la législation modifiée par la loi du 6 janvier 1986 doit mettre l'entrepreneur principal en demeure de s'en acquitter), sans que ce rappel puisse lui être reproché comme un aveu alors que dans le premier paragraphe de la lettre du 9 septembre la société BULTHAUP rappelait à la société MERLIN qu'elle connaissait son intervention sur le chantier par sa participation aux rendez-vous de chantier, ses interventions sur chantier et l'inscription de sa raison sociale et son adresse sur les panneaux de chantier;
Considérant que du reste à la réception de cette lettre du 9 septembre la société MERLIN n'a pas contesté qu'elle connaissait la société BULTHAUP en tant que sous-traitant et a adressé, dès le 11 septembre 1985, à son maître d'oeuvre et à l'entreprise PILOTAZ la réclamation de cette société "pour suite à donner" en précisant expressément que "la société BULTHAUP était un sous-traitant de l'entreprise générale PILOTAZ pour le lot cuisines";
Considérant qu'en effet non seulement la société MERLIN connaissait la présence sur le chantier de la société BULTHAUP par les rendez-vous de chantier et ses interventions visibles mais encore elle l'avait acceptée comme sous-traitant et avait agréé nécessairement ses conditions de paiement par la référence que le marché principal faisait au titre III de la loi du 31 janvier 1975, référence reprise dans les marchés conclus entre l'entreprise principale et cette société, figurant dans la liste des sous-traitants autorisés à intervenir;
que la société MERLIN ne pouvait se désintéresser des travaux d'aménagement de cuisine dans des appartements destinés à une occupation saisonnière à la mer et à la montagne, pour lesquels ces équipements incorporés à la construction sont un argument de vente important;
Considérant que l'agrément du sous-traitant peut valablement intervenir au moment de l'exercice de l'action directe et résulte en l'espèce d'actes accomplis par la société MERLIN manifestant sans équivoque sa volonté d'accepter la société BULTHAUP comme sous-traitant ;
Considérant que les premiers juges ont à bon droit énoncé que cette société disposait de l'action directe en paiement des travaux lui restant dus sur les chantiers désignés, à l'encontre de la société MERLIN ;
III-Sur l'opposabilité des cessions de créances consenties aux banques par la société PILOTAZ
Considérant que la B T P et la B P S C font valoir que la société PILOTAZ leur a cédé par des cessions conformes à la loi du 2 janvier 1981 notifiées les 21 février, 3 juillet et 12 août 1985 ses créances sur le maître de l'ouvrage, la société MERLIN, et que par conséquent au jour de la mise en oeuvre de l'action directe par la société BULTHAUP suivant des mises en demeure des 9 et 24 septembre 1985, la société MERLIN n'était pas débitrice de la société PILOTAZ, ces cessions étant opposables aux tiers à la date des notifications en application de l'article 4 de la loi ;
Qu'elles soutiennent qu'elles n'avaient pas à rechercher si cette entreprise principale restait redevable du prix de travaux effectués par les sous-traitants dont elles ne connaissaient pas l'existence, les cessions ne portant que sur les créances nées de travaux faits personnellement par l'entreprise principale ainsi que les bordereaux de cession et le maître d'oeuvre lui-même le confirmaient ;
Mais considérant qu'en application de l'article 13-1 de la loi du 31 décembre 1975, modifiée par les lois du 2 janvier 1981 et du 24 janvier 1984; limitant les effets des cessions de créance aux travaux personnels de l'entrepreneur principal, en l'absence d'un cautionnement préalable et par écrit, personnel et solidaire au profit des sous-traitants la société PILOTAZ, entrepreneur principal ne pouvait céder que les créances nées de ses travaux personnels à l'exclusions de celles nées des travaux de sous-traitance de la société BULTHAUP;
Considérant que c'est précisément en raison de cette prohibition que les Banques B T P et B P S C cessionnaires des créances de la société PILOTAZ sur la société MERLIN, ne peuvent opposer ces cessions à l'entreprise sous-traitante, la société BULTHAUP sans qu'il y ait lieu de rechercher les dates de leurs notifications au maître de l'ouvrage ni de vérifier si ces cessions portaient exclusivement sur des travaux personnels de la société PILOTAZ;
qu'en effet si les cessions ont porté sur des créances provenant de travaux sous traités elles ont été consenties en infraction à l'interdiction de l'article 131 de la Loi du 31 décembre 1975 précité et si elles n'ont porté que sur des travaux personnels, le maître de l'ouvrage reste débiteur des paiements des travaux sous traités qui n'ont pas été payés par l'entrepreneur principal au sous-traitant, des lors que cette créance du sous-traitant est établie et était de toute façon destinée à être répercutée par l'entrepreneur principal sur le maître de l'ouvrage qui en reste donc débiteur;
que les cessions de créance ne peuvent donc en aucune manière tenir en échec l'action directe de la société BULTHAUP contre la société MERLIN dès lorsqu'elles ne portent pas sur les mêmes créances, hors le cas de cautionnement;
que l'article 4 alinéa 1er de la loi du 2 janvier 1981 prévoyant que la cession devient opposable aux tiers à la date portée sur le bordereau ne trouve donc pas d'application;
Considérant qu'il y a lieu de confirmer le jugement déféré constatant l'inopposabilité des cessions à la société BULTHAUP ;
Considérant qu'il n'y a aucune raison de limiter l'action directe au seul chantier de la Londe les Maures, comme la B T P le demande, alors que l'action directe porte sur la somme restante due par le maître de l'ouvrage au titre du marché principal pris dans sa totalité ;
IV- Sur le montant de la condamnation
Considérant que la société BULTHAUP justifie par la production d'une facture du 9 juillet 1985 adressée avec les décomptes détaillés à la société PILOTAZ que sa créance s'élevait à 451849,07 Francs, somme à laquelle il y a lieu d'ajouter la somme de 7839,25 Francs représentant la retenue de garantie de 5% d'un chantier venue à échéance, portant la créance totale à 459 238,32F;
que la somme de 320.000F allouée par le Tribunal ne comprenait pas les retenues de garantie ni certains travaux supplémentaires dont la réalisation n'est pas contestée;
Considérant que les intérêts au taux légal de la somme restant due courront à partir du 28 février 1986, sous déduction des sommes payées en exécution provisoire du jugement (389.653,32F);
Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de la société BULTHAUP les frais non compris dans les dépens à concurrence de 5.000F;
Par ces motifs
La Cour,
Statuant par arrêt réputé contradictoire conformément à l'article 474 du Nouveau Code de Procédure Civile,
CONFIRME en toutes ses dispositions le jugement déféré mais le réforme sur le montant de la condamnation prononcée quant au principal ;
STATUANT A NOUVEAU DE CE CHEF ;
Condamne la société MERLIN IMMOBILIER à payer à la société BULTHAUP FRANCE la somme de 459.238,32Francs avec les intérêts au taux légal à compter du 28 février 1986 sous déduction de la somme de 389653,32F déjà versée en exécution provisoire du jugement entrepris,
Y ajoutant :
Condamne la société MERLIN IMMOBILIER à payer à la société BULTHAUP FRANCE la somme de 5.000F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile,
Déboute la société Merlin Immobilier, la Banque B T P et la Banque B P S C de leurs demandes,
Condamne la société MERLIN IMMOBILIER aux dépens d'appel et autorise Me FANET, Maitre RIBAUT et la SCP VARIN PETIT avoués à les recouvrer conformément à l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.