Cass. com., 14 décembre 2004, n° 02-31.241
COUR DE CASSATION
Arrêt
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Tricot
Rapporteur :
M. Truchot
Avocat général :
M. Jobard
Avocats :
SCP Lyon-Caen, Fabiani et Thiriez, SCP Parmentier et Didier
Sur le premier moyen, pris en ses quatre branches :
Vu l'article 234 du Traité instituant la Communauté européenne ;
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Lyon, 29 octobre 2002), que la société Laboratoires Boiron (la société), qui produit des spécialités homéopathiques, a déclaré à l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (l'ACOSS) le chiffre d'affaires réalisé par vente directe aux pharmacies, servant de base au calcul de la contribution prévue par l'article L. 245-6-1 du Code de la sécurité sociale (la contribution), dans sa rédaction applicable en la cause, et celui réalisé par l'intermédiaire des grossistes-répartiteurs de médicaments, au titre des années 1998 et 1999 ; que l'ACOSS, considérant que les ventes effectuées par l'intermédiaire des grossistes-répartiteurs devaient être réintégrées dans le total des ventes directes constituant l'assiette de la contribution, a procédé à un redressement ; que la société a payé les sommes réclamées tout en contestant les devoir ; qu'elle a formé des recours gracieux auprès du conseil d'administration de l'ACOSS ; qu'en l'absence de réponse, elle a saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale pour obtenir la restitution des sommes versées, faisant valoir que la contribution prévue par l'article L. 245-6-1, précité, constituait une aide d'Etat illicite au regard de l'article 92 du Traité CE, devenu, après modification, l'article 87 CE ;
Attendu que la société reproche à l'arrêt d'avoir rejeté sa demande, alors, selon le moyen :
1 ) qu'il incombait à l'ACOSS, en tant qu'organisme délégué par l'Etat pour liquider et recouvrer la taxe sur les ventes directes, d'établir que l'avantage conféré aux grossistes répartiteurs par leur non-assujettissement à cette taxe grevant les ventes en gros de spécialités pharmaceutiques conclues sans leur intervention n'excédait pas les surcoûts qu'ils supportent pour l'accomplissement des obligations de service public qui leur sont imposées par l'article R. 5115-6 du Code de la santé publique, si bien qu'en faisant peser la charge de la preuve sur la société Boiron, la cour d'appel a violé les articles 86 et 87 du Traité CE et l'article 1315 du Code civil par fausse application ;
2 ) que la cour d'appel, qui n'a pas caractérisé dans quelle mesure les charges imposées par le Code de la santé publique aux grossistes répartiteurs excédaient celles résultant d'une activité commerciale normale, compte tenu de la nature des produits en cause, ni n'a évalué le surcoût financier en résultant, n'a pas légalement justifié sa décision au regard des articles 86 et 87 du Traité CE ;
3 ) que la société Boiron faisait valoir, sur le fondement de la directive 2001/83/CE du 6 novembre 2001, qu'en l'absence de toute obligation de service public à la charge des grossistes répartiteurs relativement aux médicaments homéopathiques remboursables, et par voie de conséquence en l'absence de tout surcoût inhérent à l'accomplissement de telles obligations, l'existence d'une aide, illicite faute d'avoir été soumise à la commission européenne, était caractérisée dans le secteur considéré, si bien qu'en ne s'expliquant pas sur ce moyen, la cour d'appel n'a pas satisfait aux exigences de l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ;
4 ) qu'il appartient à la juridiction nationale d'ordonner toute mesure propre à rétablir le statu quo ante en éliminant les distorsions de concurrence découlant de la mise en application d'une loi adoptée en violation des obligations de l'article 88 3 du Traité CE ; que ces mesures peuvent consister en la restitution d'une taxe illégalement perçue, si bien qu'en statuant comme elle l'a fait, la cour d'appel a violé le texte précité ;
Attendu, en premier lieu, que la Cour de justice des Communautés européennes a dit pour droit que les redevables d'une contribution obligatoire ne sauraient exciper de ce que l'exonération dont bénéficient d'autres personnes constitue une aide d'Etat, pour se soustraire au paiement de ladite contribution (arrêt du 20 septembre 2001, X...) ; que, cependant, dans un arrêt du 22 novembre 2001 (Y...), la Cour de justice s'est prononcée sur la question de savoir si l'article 92 du Traité CE devait être interprété en ce sens qu'une mesure telle que la contribution, en ce qu'elle grève uniquement les ventes directes de médicaments réalisées par les laboratoires pharmaceutiques, constitue une aide d'Etat aux grossistes répartiteurs, écartant par là même une exception d'irrecevabilité tirée de ce que la société requérante ne disposait pas du droit d'obtenir la restitution de la somme qu'elle avait payée ; que, saisie une nouvelle fois d'une question préjudicielle portant sur le point de savoir si une réglementation nationale instituant une redevance à la charge de certains opérateurs économiques dont une partie bénéficiait d'une exonération constituait une aide d'Etat au sens de l'article 92, paragraphe 2, du Traité CE, la Cour de justice a considéré qu'il n'y avait pas lieu de répondre à cette question au motif qu'elle était sans pertinence pour la solution du litige au principal relatif à l'obligation de paiement de la redevance, en se fondant sur le principe rappelé par l'arrêt X..., précité (arrêt du 13 juin 2002, Sea-Land service) ; qu'il résulte d'un arrêt de la Cour de justice du 21 octobre 2003 (Van Z... et A...) que lorsqu'une mesure d'aide, dont le mode de financement fait partie intégrante, a été mise en oeuvre en méconnaissance de l'obligation de notification,
les juridictions nationales sont tenues, en principe, d'ordonner la restitution des taxes ou des cotisations spécifiquement levées pour financer cette aide ; qu'enfin, par arrêt du 20 novembre 2003 (B...), la Cour de justice s'est prononcée sur la question de savoir si l'article 92 du Traité CE devait être interprété en ce sens qu'un régime par lequel le produit d'une taxe prélevée sur les vendeurs au détail de viande était affecté au financement du service public de l'équarrissage bénéficiant gratuitement aux éleveurs et aux abattoirs devait être qualifié d'aide d'Etat, écartant par là même une exception d'irrecevabilité tirée de ce que la société requérante ne disposait pas du droit d'obtenir la restitution de la somme qu'elle avait payée ;
Attendu que, par les motifs critiqués par la quatrième branche du premier moyen, la cour d'appel se fonde sur l'arrêt X..., précité, pour juger que la seule sanction de l'instauration d'une aide d'Etat irrégulière au profit des grossistes-répartiteurs serait de supprimer l'aide dont ils ont bénéficié ;
Attendu que les arrêts précités de la Cour de justice des Communautés européennes qui tendent à admettre la recevabilité de l'action en restitution des taxes ou cotisations perçues en méconnaissance de l'obligation de notification soit ne se prononcent sur ce point que de manière implicite, soit ont trait à un régime d'aide dans lequel les taxes ou cotisations dont il est demandé la restitution ont été spécifiquement levées pour financer l'aide litigieuse ;
Attendu que le moyen invoqué en l'espèce soulève la question de la recevabilité d'une demande en restitution d'une taxe qui aurait été perçue en méconnaissance de l'obligation de notification et dont il n'est pas soutenu qu'elle finance une aide d'Etat, cette qualification étant attribuée à l'exonération dont bénéficient les grossistes-répartiteurs ; que la solution du litige dépend d'une réponse qui ne laisse place à aucun doute ; qu'il convient dès lors d'interroger la Cour de justice sur le point de savoir si le droit communautaire doit être interprété en ce sens qu'un laboratoire pharmaceutique redevable d'une contribution telle que celle prévue à l'article 12 de la loi n° 97-1164 du 19 décembre 1997 de financement de la sécurité sociale pour 1998 est en droit d'exciper de ce que l'absence d'assujettissement des grossistes-répartiteurs à cette contribution constitue une aide d'Etat pour en obtenir la restitution ;
Attendu, en second lieu, que, dans l'arrêt Y..., précité, la Cour de justice des Communautés européennes a dit pour droit que l'article 92 du Traité CE devait être interprété en ce sens qu'une mesure telle que la contribution, en ce qu'elle grève uniquement les ventes directes de médicaments réalisées par les laboratoires pharmaceutiques, ne constitue une aide d'Etat aux grossistes-répartiteurs que dans la mesure où l'avantage qu'ils tirent du non-assujettissement à la taxe sur les ventes directes de médicaments excède les surcoûts qu'ils supportent pour l'accomplissement des obligations de service public qui leur sont imposées par la réglementation nationale ; qu'il résulte d'un arrêt de la Cour de justice du 24 juillet 2003 ( C... ) ayant pour objet un litige portant sur l'octroi de subventions par une région à un opérateur économique de transports par autocars, que, pour que l'avantage accordé à l'entreprise bénéficiaire soit considéré comme une compensation représentant la contrepartie des prestations effectuées par elle pour exécuter des obligations de service public et n'entrant pas, de ce fait, dans les prévisions de l'article 92 du Traité CE, il incombe à la juridiction nationale de vérifier la réunion des conditions suivantes :
- l'entreprise bénéficiaire a effectivement été chargée de l'exécution d'obligations de service public et ces obligations ont été clairement définies ;
- les paramètres sur la base desquels est calculée la compensation ont été préalablement établis de façon objective et transparente ;
- la compensation ne dépasse pas ce qui est nécessaire pour couvrir tout ou partie des coûts occasionnés par l'exécution des obligations de service public, en tenant compte des recettes y relatives ainsi que d'un bénéfice raisonnable pour l'exécution de ces obligations ;
- lorsque le choix de l'entreprise à charger de l'exécution d'obligations de service public n'est pas effectué dans le cadre d'une procédure de marché public, le niveau de la compensation nécessaire a été déterminé sur la base d'une analyse des coûts qu'une entreprise moyenne, bien gérée et adéquatement équipée en moyens de transport afin de pouvoir satisfaire aux exigences de service public requises, aurait encourus pour exécuter ces obligations, en tenant compte des recettes y relatives ainsi que d'un bénéfice raisonnable pour l'exécution de ces obligations ;
Attendu que les conditions ainsi fixées par la Cour de justice portent sur des données, telles que les paramètres sur la base desquels la compensation a été calculée, les coûts occasionnés par l'exécution des obligations de service public, les recettes et le bénéfice réalisés pour l'exécution du service public, auxquelles l'opérateur économique qui invoque l'illégalité de l'aide, extérieur aux rapports juridiques liant le bénéficiaire de la subvention ou de l'exonération à l'Etat ou à l'organisme qu'il a institué ou désigné en vue de gérer l'aide, n'a pas nécessairement accès en dehors d'une action en justice qui mettrait en cause le bénéficiaire lui-même ;
Attendu qu'il résulte d'une jurisprudence constante de la Cour de justice des Communautés européennes que sont incompatibles avec le droit communautaire toutes modalités de preuve dont l'effet est de rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l'obtention de la restitution de taxes perçues en violation du droit communautaire (arrêts du 9 novembre 1983, San D... et du 9 février 1999, Dilexport) ; que, par exemple, la Cour de justice a dit pour droit que le droit communautaire s'opposait à ce qu'un Etat membre soumette la restitution de droits de douane et d'imposition contraires au droit communautaire à une condition, telle que l'absence de répercussion de ces droits ou imposition sur des tiers, dont il appartiendrait au demandeur d'apporter la preuve qu'il y est satisfait (arrêt Dilexport, précité) ;
Attendu que l'article 1315 du Code civil dispose que celui qui réclame l'exécution d'une obligation doit la prouver; qu'aux termes de l'article 9 du nouveau Code de procédure civile, il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention ;
Attendu que, s'il a le pouvoir d'ordonner d'office toutes les mesures d'instruction légalement admissibles, conformément à l'article 10 du nouveau Code de procédure civile, le juge national à qui il incombe de rechercher si l'exonération de contribution dont bénéficient les grossistes-répartiteurs doit être qualifiée d'aide d'Etat en vérifiant si les conditions fixées par la Cour de justice sont satisfaites, ne dispose à cet égard que d'une simple faculté et peut se prononcer au seul vu des éléments de preuve produits par les parties au litige en application des principes précités de droit interne relatifs à la charge de la preuve ;
Attendu qu'en application de ces dispositions, l'opérateur économique qui invoque au soutien de sa demande de restitution le caractère d'aide d'Etat de la mesure en cause peut être tenu de démontrer que les conditions fixées par la Cour de Justice ne sont pas satisfaites ; que sa carence dans la production de la preuve nécessaire au succès de sa prétention peut constituer le seul obstacle à la démonstration du caractère d'aide d'Etat de cette mesure, au sens de l'article 88, paragraphe 3, nouveau, du Traité CE ;
Attendu qu'il convient dès lors de savoir si le droit communautaire doit être interprété en ce sens que constituent des modalités de preuve dont l'effet est de rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile la restitution d'une contribution obligatoire, telle que la contribution prévue par l'article 245-6-1, précité, dont la demande a été formée auprès de l'autorité compétente, en l'espèce l'ACOSS, au motif que l'exonération de contribution dont bénéficient les grossistes-répartiteurs est constitutive d'une aide d'Etat qui n'a pas été notifiée à la Commission des Communautés européennes, des règles de droit national qui subordonnent cette restitution à la preuve, incombant à l'auteur de la demande, que l'avantage tiré par ces bénéficiaires excède les surcoûts qu'ils supportent pour l'accomplissement des obligations de service public qui leur sont imposées par la réglementation nationale ou que les conditions fixées par la Cour de justice dans son arrêt du 24 juillet 2003 (C...) ne sont pas réunies ;
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres moyens :
Renvoie à la Cour de justice des Communautés européennes aux fins de répondre aux questions suivantes :
1 ) Le droit communautaire doit-il être interprété en ce sens qu'un laboratoire pharmaceutique redevable d'une contribution telle que celle prévue à l'article 12 de la loi n° 97-1164 du 19 décembre 1997 de financement de la sécurité sociale pour 1998 est en droit d'exciper de ce que l'absence d'assujettissement des grossistes-répartiteurs à cette contribution constitue une aide d'Etat pour en obtenir la restitution ?
2 ) Dans l'affirmative et dès lors que le succès de la demande de restitution peut dépendre des seuls éléments produits par son auteur, le droit communautaire doit-il être interprété en ce sens que constituent des modalités de preuve dont l'effet est de rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile la restitution d'une contribution obligatoire, telle que la contribution prévue par l'article 245-6-1 du Code de la sécurité sociale, dont la demande a été formée auprès de l'autorité compétente au motif que l'exonération de contribution dont bénéficient les grossistes-répartiteurs est constitutive d'une aide d'Etat qui n'a pas été notifiée à la Commission des Communautés européennes, des règles de droit national qui subordonnent cette restitution à la preuve, incombant à l'auteur de la demande, que l'avantage tiré par ces bénéficiaires excède les surcoûts qu'ils supportent pour l'accomplissement des obligations de service public qui leur sont imposées par la réglementation nationale ou que les conditions fixées par la Cour de justice dans son arrêt du 24 juillet 2003 (C...) ne sont pas réunies ?
Sursoit à statuer sur le pourvoi jusqu'à décision de la Cour de justice des Communautés européennes ;
Réserve les dépens.