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Décisions

CJUE, 1re ch., 1 août 2022, n° C-588/20

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Landkreis Northeim

Défendeur :

Daimler AG, Iveco Magirus AG, Traton SE, Schönmackers Umweltdienste GmbH & Co. KG

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

A. Arabadjiev (rapporteur)

Juges :

P. G. Xuereb, A. Kumin

Avocat général :

L. Medina

Avocats :

L. Maritzen, B. Rohlfing, B. Rohlfing, L. Schultze-Moderow, U. Denzel, A. Boos, M. Buntscheck, T. Mühlbach, H. Stichweh, C. Jopen, S. Milde, D. J. Zimmer, A. Glöckner

CJUE n° C-588/20

31 juillet 2022

Arrêt

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de la décision de la Commission européenne du 19 juillet 2016, notifiée sous la référence C(2016) 4673 final, relative à une procédure d’application de l’article 101 [TFUE] et de l’article 53 de l’accord EEE (Affaire AT.39824 – Camions) (JO 2017, C 108, p. 6, ci-après la « décision concernée »).

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant le Landkreis Northeim (district de Northeim, Allemagne) à Daimler AG au sujet d’un préjudice prétendument causé au district de Northeim par l’infraction à l’article 101 TFUE et à l’article 53 de l’accord sur l’Espace économique européen, du 2 mai 1992 (JO 1994, L 1, p. 3, ci‑après l’« accord EEE ») constatée dans la décision concernée.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

Le règlement (CE) no 1/2003

3 L’article 2 du règlement (CE) no 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101] et [102 TFUE] (JO 2003, L 1, p. 1), intitulé « Charge de la preuve », prévoit :

« Dans toutes les procédures nationales et [de l’Union européenne] d’application des articles [101] et [102 TFUE], la charge de la preuve d’une violation de l’article [101], paragraphe 1, ou de l’article [102TFUE] incombe à la partie ou à l’autorité qui l’allègue. En revanche, il incombe à l’entreprise ou à l’association d’entreprises qui invoque le bénéfice des dispositions de l’article [101], paragraphe 3, [TFUE] d’apporter la preuve que les conditions de ce paragraphe sont remplies. »

4 Aux termes de l’article 7 de ce règlement, intitulé « Constatation et cessation d’une infraction » :

« 1. Si la Commission, agissant d’office ou saisie d’une plainte, constate l’existence d’une infraction aux dispositions de l’article [101] ou [102 TFUE], elle peut obliger par voie de décision les entreprises et associations d’entreprises intéressées à mettre fin à l’infraction constatée. À cette fin, elle peut leur imposer toute mesure corrective de nature structurelle ou comportementale, qui soit proportionnée à l’infraction commise et nécessaire pour faire cesser effectivement l’infraction. Une mesure structurelle ne peut être imposée que s’il n’existe pas de mesure comportementale qui soit aussi efficace ou si, à efficacité égale, cette dernière s’avérait plus contraignante pour l’entreprise concernée que la mesure structurelle. Lorsque la Commission y a un intérêt légitime, elle peut également constater qu’une infraction a été commise dans le passé.

2. Sont habilités à déposer une plainte aux fins du paragraphe 1 les personnes physiques ou morales qui font valoir un intérêt légitime et les États membres. »

5 L’article 11 dudit règlement, intitulé « Coopération entre la Commission et les autorités de concurrence des États membres », prévoit, à son paragraphe 6 :

« L’ouverture par la Commission d’une procédure en vue de l’adoption d’une décision en application du chapitre III dessaisit les autorités de concurrence des États membres de leur compétence pour appliquer les articles [101] et [102 TFUE]. Si une autorité de concurrence d’un État membre traite déjà une affaire, la Commission n’intente la procédure qu’après avoir consulté cette autorité nationale de concurrence. »

6 L’article 16 de ce même règlement, intitulé « Application uniforme du droit [de l’Union] de la concurrence », dispose, à son paragraphe 1 :

« Lorsque les juridictions nationales statuent sur des accords, des décisions ou des pratiques relevant de l’article [101] ou [102 TFUE] qui font déjà l’objet d’une décision de la Commission, elles ne peuvent prendre de décisions qui iraient à l’encontre de la décision adoptée par la Commission. Elles doivent également éviter de prendre des décisions qui iraient à l’encontre de la décision envisagée dans une procédure intentée par la Commission. À cette fin, la juridiction nationale peut évaluer s’il est nécessaire de suspendre sa procédure. Cette obligation est sans préjudice des droits et obligations découlant de l’article [267 TFUE]. »

7 L’article 18 du règlement no 1/2003, intitulé « Demandes de renseignements », dispose, à son paragraphe 1 :

« Pour l’accomplissement des tâches qui lui sont assignées par le présent règlement, la Commission peut, par simple demande ou par voie de décision, demander aux entreprises et associations d’entreprises de fournir tous les renseignements nécessaires. »

8 L’article 23 de ce règlement, intitulé « Amendes », énonce, à ses paragraphes 2 et 3 :

« 2. La Commission peut, par voie de décision, infliger des amendes aux entreprises et associations d’entreprises lorsque, de propos délibéré ou par négligence :

a) elles commettent une infraction aux dispositions de l’article [101] ou [102 TFUE], ou

b) elles contreviennent à une décision ordonnant des mesures provisoires prises au titre de l’article 8, ou

c) elles ne respectent pas un engagement rendu obligatoire par décision en vertu de l’article 9.

Pour chaque entreprise et association d’entreprises participant à l’infraction, l’amende n’excède pas 10 % de son chiffre d’affaires total réalisé au cours de l’exercice social précédent.

Lorsque l’infraction d’une association porte sur les activités de ses membres, l’amende ne peut dépasser 10 % de la somme du chiffre d’affaires total réalisé par chaque membre actif sur le marché affecté par l’infraction de l’association.

3. Pour déterminer le montant de l’amende, il y a lieu de prendre en considération, outre la gravité de l’infraction, la durée de celle-ci. »

Les lignes directrices de 2006

9 Le point 6 des lignes directrices pour le calcul des amendes infligées en application de l’article 23, paragraphe 2, sous a), du règlement no 1/2003 (JO 2006, C 210, p. 2, ci-après les « lignes directrices de 2006 ») énonce :

« [...] la combinaison de la valeur des ventes en relation avec l’infraction et de la durée est considérée comme une valeur de remplacement adéquate pour refléter l’importance économique de l’infraction ainsi que le poids relatif de chaque entreprise participant à l’infraction. La référence à ces indicateurs donne une bonne indication de l’ordre de grandeur de l’amende et ne devrait pas être comprise comme la base d’une méthode de calcul automatique et arithmétique. »

10 Aux termes du point 13 de ces lignes directrices :

« En vue de déterminer le montant de base de l’amende à infliger, la Commission utilisera la valeur des ventes de biens ou services, réalisées par l’entreprise, en relation directe ou indirecte [...] avec l’infraction, dans le secteur géographique concerné à l’intérieur du territoire de l’[Espace économique européen (EEE)]. La Commission utilisera normalement les ventes de l’entreprise durant la dernière année complète de sa participation à l’infraction (ci-après “la valeur des ventes”). »

11 Le point 37 desdites lignes directrices prévoit :

« Bien que les présentes [l]ignes directrices exposent la méthodologie générale pour la fixation d’amendes, les particularités d’une affaire donnée ou la nécessité d’atteindre un niveau dissuasif dans une affaire particulière peuvent justifier que la Commission s’écarte de cette méthodologie ou des limites fixées au point 21. »

La communication sur la transaction

12 Le point 2 de la communication de la Commission relative aux procédures de transaction engagées en vue de l’adoption de décisions en vertu des articles 7 et 23 du règlement no 1/2003 dans les affaires d’entente (JO 2008, C 167, p. 1) dispose :

« Lorsque les parties à la procédure sont disposées à reconnaître leur participation à une entente en violation de l’article [101 TFUE] et leur responsabilité à ce titre, elles peuvent également contribuer à accélérer la procédure menant à l’adoption de la décision correspondante en vertu des articles 7 et 23 du [règlement no 1/2003], selon les modalités et avec les garanties décrites dans la présente communication. Si la Commission, en tant qu’autorité d’enquête et gardienne du traité habilitée à adopter des décisions d’exécution soumises au contrôle des juridictions [de l’Union], ne négocie pas la question de l’existence d’une infraction à la législation [de l’Union] ni la sanction à y appliquer, elle peut néanmoins récompenser la coopération décrite dans la présente communication. »

Le droit allemand

13 L’article 33, paragraphe 4, du Gesetz gegen Wettbewerbsbeschränkungen (loi réprimant les restrictions de concurrence), du 26 juin 2013 (BGBl. 2013 I, p. 1750), dans sa version applicable au litige au principal, dispose :

« Si une indemnisation est réclamée en raison d’une violation d’une disposition de la présente loi ou de l’article [101] ou [102 TFUE], le juge est lié à cet égard par la constatation de la violation telle qu’elle a été effectuée dans une décision définitive de l’autorité de cartels [(Kartellbehörde)], de la [Commission européenne] ou de l’autorité de concurrence [(Wettbewerbsbehörde)], ou encore de la juridiction agissant en tant que telle dans un autre État membre de [l’Union]. Il en va de même des constatations analogues figurant dans des décisions juridictionnelles passées en force de chose jugée, rendues à la suite de la contestation de décisions visées dans la première phrase. [...] »

Le litige au principal et la question préjudicielle

14 Au cours des années 2006 et 2007, le district de Northeim a acquis par voie d’appel d’offres deux camions à ordures ménagères auprès de Daimler.

15 Le 19 juillet 2016, dans le cadre d’une procédure de transaction, la Commission a adopté la décision concernée.

16 Par cette décision, la Commission a constaté l’existence d’une entente à laquelle ont participé plusieurs fabricants internationaux de camions, parmi lesquels Daimler, MAN SE et Iveco Magirus AG, en ce qui concerne, d’une part, la fixation des prix et l’augmentation des prix bruts des camions pesant entre six et seize tonnes (« utilitaires moyens ») ou pesant plus de seize tonnes (« poids lourds ») dans l’EEE et, d’autre part, le calendrier et la répercussion des coûts afférents à l’introduction des technologies en matière d’émissions imposées par les normes Euro 3 à 6, et, par conséquent, une infraction à l’article 101 TFUE et à l’article 53 de l’accord EEE. La Commission a estimé que cette infraction avait duré du 17 janvier 1997 au 18 janvier 2011.

17 À la suite de l’adoption de ladite décision, le district de Northeim a introduit, devant la juridiction de renvoi, le Landgericht Hannover (tribunal régional de Hanovre, Allemagne), un recours en dommages et intérêts contre Daimler, tendant à la réparation du préjudice que ce district aurait subi en raison des pratiques anticoncurrentielles auxquelles Daimler se serait livrée.

18 Le district de Northeim considère que les camions à ordures ménagères qu’il a acquis auprès de Daimler font partie des produits concernés par l’infraction constatée dans la décision concernée. Il se réfère à cet égard au libellé de cette décision qui n’exclut pas expressément les camions spéciaux desdits produits.

19 Pour sa part, Daimler fait valoir devant la juridiction de renvoi que les camions à ordures ménagères, qui seraient des camions spéciaux, ne sont pas couverts par la décision concernée. À cet égard, Daimler a précisé que, le 30 juin 2015, dans le cadre de la procédure qui a abouti à l’adoption de cette décision, la Commission lui a adressé une demande de renseignements dans laquelle il était indiqué que, aux fins des questions posées, le terme « camions » ne couvrait pas les camions d’occasion, les camions spéciaux (par exemple les camions militaires ou les camions de pompiers), les structures revendues (les add-ons), les services après-vente ou les autres services et les garanties.

20 Dans ce contexte, et compte tenu des exigences de l’article 16, paragraphe 1, du règlement no 1/2003 selon lesquelles, lorsque les juridictions nationales statuent sur des accords, des décisions ou des pratiques relevant de l’article 101 ou de l’article 102 TFUE qui font déjà l’objet d’une décision de la Commission, elles ne peuvent prendre des décisions qui iraient à l’encontre de cette décision, la juridiction de renvoi nourrit des doutes quant aux produits concernés par l’entente en cause visée dans la décision concernée. En particulier, cette juridiction se demande si, au regard de la jurisprudence nationale portant sur la portée de la notion de « camions » telle qu’elle est utilisée dans cette décision, laquelle n’est pas uniforme, les camions à ordures ménagères sont ou non exclus des produits concernés par cette entente.

21 À cet égard, la juridiction de renvoi rappelle, tout d’abord, que, au considérant 5 de la décision concernée, la Commission a constaté, premièrement, que « [l]es produits concernés par l’infraction sont les camions pesant entre [six] et [seize] tonnes (“utilitaires moyens”) ou pesant plus de [seize] tonnes (“poids lourds”), qu’il s’agisse de porteurs ou de tracteurs », deuxièmement, que les camions militaires sont exclus des produits concernés par l’entente en cause au principal, et, troisièmement, que l’affaire ayant donné lieu à la décision concernée « ne port[ait] pas sur les services après-vente ni sur les autres services et les garanties commerciales des camions, ni sur la vente de camions d’occasion ou tout autre bien ou service ».

22 Dans ces conditions, la juridiction de renvoi estime que la formulation utilisée par la Commission afin de décrire les produits concernés par l’entente en cause au principal pourrait être comprise en ce sens qu’elle couvre, en principe, seulement les camions « normaux », à l’exception de ceux destinés à des fins militaires, et que, à défaut d’une mention expresse, les camions spéciaux, y compris les camions à ordures ménagères, sont exclus de la notion de « camions » utilisée par la Commission dans la décision concernée, ceux-ci relevant de la notion d’« autre bien ».

23 Toutefois, selon ladite juridiction, cette même formulation pourrait également être comprise en ce sens que la notion de « camions » vise tous types de camions, y compris tous types de camions spéciaux, à l’exception des camions militaires.

24 Ensuite, cette même juridiction se demande quelle est l’incidence de la demande de renseignements de la Commission du 30 juin 2015, mentionnée au point 19 du présent arrêt, sur la détermination des produits concernés par l’entente en cause au principal. En particulier, cette juridiction s’interroge sur le point de savoir si le fait que la Commission ait indiqué dans cette demande que, aux fins des questions posées, la notion de « camions » ne couvrait ni les camions d’occasion, ni les camions spéciaux, « notamment les camions militaires et les camions de pompiers », implique de considérer que ces derniers camions sont mentionnés seulement à titre illustratif sans constituer une liste exhaustive.

25 Enfin, la juridiction de renvoi rappelle que la décision concernée a été adoptée dans le cadre d’une procédure de transaction qui a été ouverte par la Commission, à la suite des demandes faites auprès de cette institution par les parties impliquées dans la procédure ouverte en vertu de l’article 11, paragraphe 6, du règlement no 1/2003. Dans ce contexte, cette juridiction se demande quelle est l’incidence du fait que la portée du comportement anticoncurrentiel est déterminée dans le cadre d’une procédure de transaction.

26 Dans ces conditions, le Landgericht Hannover (tribunal régional de Hanovre) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« La décision [concernée] doit-elle être interprétée en ce sens que les véhicules spéciaux, notamment les camions à ordures [ménagères], relèvent, quant à eux également, des constatations de cette décision ? »

Sur la question préjudicielle

Sur la recevabilité

27 En premier lieu, en partant de la prémisse que l’arrêt du 9 mars 1994, TWD Textilwerke Deggendorf (C‑188/92, EU:C:1994:90), s’applique par analogie à l’affaire au principal, le district de Northeim fait valoir que la demande de décision préjudicielle est irrecevable au motif que Daimler n’a pas formé de recours en annulation contre la décision concernée devant le Tribunal et que, partant, cette société ne peut plus contester la légalité de cette décision.

28 À cet égard, il suffit de relever qu’il ne ressort aucunement de la décision de renvoi que Daimler, en tant que partie défenderesse au principal à un recours en dommages et intérêts introduit par le district de Northeim à la suite de l’adoption de la décision concernée, conteste la validité de cette décision devant la juridiction de renvoi. En revanche, il ressort clairement du dossier dont dispose la Cour que la juridiction de renvoi est appelée à interpréter ladite décision, et non pas à se prononcer sur la validité de celle-ci.

29 En second lieu, Schönmackers Umweltdienste GmbH & Co. KG, partie intervenante au principal qui intervient au soutien du district de Northeim, fait valoir qu’il ne ressort pas explicitement de la décision de renvoi en quoi la réponse à la question posée serait nécessaire aux fins de résoudre le litige au principal.

30 À cet égard, il convient de rappeler que, selon la jurisprudence constante de la Cour, dans le cadre de la coopération entre cette dernière et les juridictions nationales instituée à l’article 267 TFUE, il appartient au seul juge national qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer [arrêt du 24 novembre 2020, Openbaar Ministerie (Faux en écritures), C‑510/19, EU:C:2020:953, point 25].

31 Il s’ensuit que les questions portant sur le droit de l’Union bénéficient d’une présomption de pertinence. Le refus de la Cour de statuer sur une question préjudicielle posée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées [arrêt du 24 novembre 2020, Openbaar Ministerie (Faux en écritures), C‑510/19, EU:C:2020:953, point 26].

32 En particulier, ainsi qu’il ressort des termes mêmes de l’article 267 TFUE, la décision préjudicielle sollicitée doit être « nécessaire » pour permettre à la juridiction de renvoi de « rendre son jugement » dans l’affaire dont elle se trouve saisie. Ainsi, la procédure préjudicielle présuppose, notamment, qu’un litige soit effectivement pendant devant les juridictions nationales, dans le cadre duquel elles sont appelées à rendre une décision susceptible de prendre en considération l’arrêt préjudiciel [arrêt du 24 novembre 2020, Openbaar Ministerie (Faux en écritures), C‑510/19, EU:C:2020:953, point 27].

33 En l’occurrence, la juridiction de renvoi est saisie d’un recours en dommages et intérêts introduit à la suite de l’adoption de la décision concernée par laquelle la Commission a constaté l’existence d’une entente entre plusieurs fabricants internationaux de camions, dont Daimler, concernant, d’une part, les utilitaires moyens ou les poids lourds, qu’il s’agisse de porteurs ou de tracteurs, et, d’autre part, le calendrier et la répercussion des coûts afférents à l’introduction des technologies en matière d’émissions imposées par les normes Euro 3 à 6. Or, dans sa demande de décision préjudicielle, la juridiction de renvoi expose que la requérante au principal, qui a acquis deux camions à ordures ménagères auprès de Daimler, estime que ces camions font partie des produits concernés par cette entente. En revanche, Daimler fait valoir devant cette juridiction que lesdits camions, étant des camions spéciaux, ne relèvent pas du champ matériel de la décision concernée.

34 Il ressort ainsi clairement de la décision de renvoi que la juridiction de renvoi s’interroge sur la portée de la décision concernée et se pose, en particulier, la question de savoir si, en l’occurrence, lesdits camions à ordures ménagères font partie des produits concernés par l’entente constatée par la Commission dans cette décision.

35 Dans ces conditions, l’interprétation sollicitée de la portée de ladite décision apparaît nécessaire pour permettre à la juridiction de renvoi de déterminer si, en l’occurrence, le recours en dommages et intérêts est ou non fondé.

36 Eu égard à l’ensemble de ces éléments, il convient de constater que la demande de décision préjudicielle est recevable.

Sur le fond

37 Par sa question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande, en substance, si la décision concernée doit être interprétée en ce sens que les camions spéciaux, notamment les camions à ordures ménagères, relèvent des produits concernés par l’entente constatée dans cette décision.

38 À cet égard, il convient, d’emblée, de relever que les produits concernés par une infraction à l’article 101 TFUE constatée dans une décision de la Commission sont déterminés en fonction des accords et des activités concernés par l’entente. En effet, ce sont les membres de l’entente qui concentrent volontairement leurs agissements anticoncurrentiels sur les produits concernés par cette entente.

39 Il s’ensuit que, afin de déterminer si les camions spéciaux, notamment les camions à ordures ménagères, relèvent des produits concernés par l’entente constatée dans la décision concernée, il y a lieu de se référer, par priorité, au dispositif et à la motivation de cette décision, de sorte que les définitions des notions de « camion » et de « véhicule à usage spécial » figurant dans les différents actes de droit dérivé de l’Union, auxquelles se réfèrent les participants à la présente procédure, sont dépourvues de pertinence.

40 À cet égard, il y a lieu de relever que, selon l’article 1er de la décision concernée, l’entente en cause au principal concernait, d’une part, la fixation des prix et des augmentations de prix brut au sein de l’EEE pour les utilitaires moyens et les poids lourds, et, d’autre part, le calendrier et la répercussion des coûts afférents à l’introduction des technologies en matière d’émissions imposées par les normes Euro 3 à 6.

41 S’agissant des produits concernés par l’entente en cause au principal, la Commission, au considérant 5 de la décision concernée, dans la sous-section intitulée « Le produit », a explicitement précisé les produits sur lesquels les membres de l’entente au principal ont conclu des arrangements collusoires.

42 Ainsi qu’il ressort de la première phrase de ce considérant, les produits concernés par l’infraction au principal sont les camions pesant entre six et seize tonnes (« utilitaires moyens ») ou pesant plus de seize tonnes (« poids lourds »), qu’il s’agisse de porteurs ou de tracteurs. Dans la note en bas de page 5 afférente audit considérant, la Commission n’a explicitement exclu des produits concernés que les camions militaires.

43 La seconde phrase de ce même considérant précise que l’affaire ayant donné lieu à la décision concernée ne porte pas sur les services après-vente ni sur les autres services et les garanties commerciales des camions, ni sur la vente de camions d’occasion ou tout autre bien ou service.

44 Dans ce contexte, dès lors que la distinction par catégorie de camions opérée au considérant 5 de la décision concernée est effectuée exclusivement en fonction du poids des camions, il y a lieu de considérer, ainsi que Mme l’avocate générale l’a relevé au point 74 de ses conclusions, que le critère fixé dans cette décision pour déterminer si un camion relève de celle-ci est son poids.

45 Il s’ensuit que la décision concernée vise la vente de tous les utilitaires moyens et poids lourds, qu’il s’agisse de porteurs ou de tracteurs.

46 En outre, cette décision ne contient aucun élément permettant de conclure que les camions spéciaux ne font pas partie des produits concernés par l’infraction en cause au principal.

47 En revanche, ainsi qu’il ressort notamment des considérants 46, 48 et 56 de la décision concernée faisant partie de la sous-section intitulée « La nature et la portée de l’infraction », l’infraction en cause au principal concernait tous les équipements et modèles spéciaux et de base, de même que toutes les options montées en usine proposées par les différents constructeurs ayant participé à l’entente au principal.

48 En particulier, il ressort, tout d’abord, du considérant 46 de cette décision que la Commission a établi que les entreprises concernées échangeaient des barèmes de prix bruts ainsi que des configurateurs électroniques pour camions contenant tous les modèles et toutes les options possibles, ce qui a facilité les calculs des prix bruts pour toutes les configurations de camion. Selon le considérant 28 de ladite décision, ces barèmes de prix comprenaient les prix de tous les modèles d’utilitaires moyens et de poids lourds ainsi que de toutes les options montées en usine (pour les équipements spéciaux) proposés par les différents constructeurs.

49 Ensuite, il ressort du considérant 48 de la décision concernée que les configurateurs électroniques échangés entre les entreprises concernées permettaient de déterminer quelles options étaient compatibles avec quels camions et quelles options étaient susceptibles de faire partie des équipements standards ou additionnels.

50 Enfin, il résulte du considérant 56 de cette décision que les informations échangées entre les entreprises concernées comprenaient des informations sur les augmentations futures prévues des prix bruts soit des modèles de camions de base, soit des camions et des options de configuration disponibles.

51 Dans ces conditions, il y a lieu de considérer que les camions spéciaux, y compris les camions à ordures ménagères, font partie des produits concernés par l’infraction constatée dans la décision concernée.

52 Cette considération n’est pas infirmée par les arguments invoqués, notamment, par Daimler, Traton SE et Iveco Magirus, selon lesquels, dans le cadre de la procédure de transaction, les demandes de renseignements qui leur ont été adressées sont nécessairement pertinentes afin de déterminer si les camions spéciaux faisaient partie des produits concernés par l’entente en cause au principal. Or, dans sa demande de renseignements du 30 juin 2015, mentionnée au point 19 du présent arrêt, qui a pour but l’obtention d’informations sur les chiffres d’affaires que les entreprises concernées avaient réalisés avec les produits directement ou indirectement en relation avec l’infraction constatée aux fins de la détermination du montant de l’amende, la Commission aurait clairement indiqué que les camions spéciaux tels que les camions militaires et les camions de pompiers ne relevaient pas de la notion de « camions » pour laquelle les chiffres d’affaires réalisés devaient être communiqués. Dans ce contexte, il serait contradictoire de ne pas prendre en compte les chiffres d’affaires concernant les ventes de camions spéciaux dans le calcul de l’amende, mais d’inclure ces camions dans la notion de « camions », au sens du considérant 5 de la décision concernée.

53 À cet égard, il convient de relever, en premier lieu, que, ainsi qu’il ressort du point 2 de la communication de la Commission mentionnée au point 12 du présent arrêt, si, dans le cadre d’une procédure de transaction, la Commission peut récompenser la coopération des entreprises concernées, elle ne négocie ni la question de l’existence d’une infraction aux règles de l’Union en matière de concurrence, ni la sanction à y appliquer. Partant, le fait que la décision concernée a été adoptée dans le cadre d’une telle procédure n’a pas d’incidence sur la détermination de la portée du comportement anticoncurrentiel.

54 En deuxième lieu, il ressort de l’article 18, paragraphe 1, du règlement no 1/2003 que, pour l’accomplissement des tâches qui lui sont assignées par ce règlement, la Commission peut, par simple demande ou par voie de décision, demander aux entreprises et aux associations d’entreprises de fournir tous les renseignements nécessaires.

55 Il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’une demande de renseignements constitue une mesure d’enquête qui a uniquement pour objet de permettre à la Commission de recueillir les renseignements et la documentation nécessaires en vue de vérifier la réalité et la portée d’une situation de fait et de droit déterminée (voir, en ce sens, arrêt du 10 mars 2016, HeidelbergCement/Commission, C‑247/14 P, EU:C:2016:149, point 37).

56 Ainsi que Mme l’avocate générale l’a, en substance, relevé au point 83 de ses conclusions, une telle demande de renseignements n’a pas pour objet de définir ou de préciser les produits visés par les comportements anticoncurrentiels.

57 En l’occurrence, il ressort du dossier dont dispose la Cour que la demande de renseignements du 30 juin 2015, mentionnée au point 19 du présent arrêt, visait uniquement à obtenir des informations sur les chiffres d’affaires des entreprises concernées, réalisés avec les produits directement ou indirectement liés à l’infraction constatée aux fins de la détermination du montant de l’amende.

58 En troisième lieu, il convient de rappeler que la Commission bénéficie d’un large pouvoir d’appréciation en ce qui concerne la méthode de calcul des amendes en cas de violation des règles de l’Union en matière de concurrence. Cette méthode comporte différents éléments de flexibilité permettant à la Commission d’exercer son pouvoir d’appréciation en conformité avec les dispositions de l’article 23, paragraphes 2 et 3, du règlement no 1/2003 (arrêt du 3 septembre 2009, Papierfabrik August Koehler e.a./Commission, C‑322/07 P, C‑327/07 P et C‑338/07 P, EU:C:2009:500, point 112).

59 Si l’article 23, paragraphe 2, du règlement nº 1/2003 laisse à la Commission une marge d’appréciation, il en limite néanmoins l’exercice en instaurant des critères objectifs auxquels celle-ci doit se conformer. Ainsi, d’une part, le montant de l’amende susceptible d’être imposée à une entreprise connaît un plafond chiffrable et absolu, de sorte que le montant maximal de l’amende pouvant être infligée à une entreprise donnée est déterminable à l’avance. D’autre part, l’exercice de ce pouvoir d’appréciation est également limité par les règles de conduite que la Commission s’est elle-même imposées (voir, en ce sens, arrêts du 18 juillet 2013, Schindler Holding e.a./Commission, C‑501/11 P, EU:C:2013:522, point 58, ainsi que du 19 mars 2015, Dole Food et Dole Fresh Fruit Europe/Commission, C‑286/13 P, EU:C:2015:184, point 146).

60 Dans ce contexte, il y a lieu de relever que le point 13 des lignes directrices de 2006 prévoit que, « [e]n vue de déterminer le montant de base de l’amende à infliger, la Commission utilisera la valeur des ventes de biens ou services, réalisées par l’entreprise, en relation directe ou indirecte [...] avec l’infraction, dans le secteur géographique concerné à l’intérieur du territoire de l’EEE ». Ces lignes directrices précisent, à leur point 6, que « la combinaison de la valeur des ventes en relation avec l’infraction et de la durée [de celle‑ci] est considérée comme une valeur de remplacement adéquate pour refléter l’importance économique de l’infraction ainsi que le poids relatif de chaque entreprise participant à l’infraction ».

61 Cela étant, conformément au point 37 des lignes directrices de 2006, la Commission peut s’écarter de la méthodologie générale prévue par ces lignes directrices pour la fixation d’amendes, afin de tenir compte des particularités d’une affaire donnée ou d’atteindre un niveau dissuasif suffisant.

62 Ainsi que Mme l’avocate générale l’a, en substance, relevé aux points 94 et 95 de ses conclusions, la Commission n’est pas tenue, le cas échéant, de prendre en compte la valeur maximale de toutes les ventes concernées par l’entente pour assurer le caractère effectif et dissuasif d’une amende.

63 Cela étant, il y a lieu de relever que, lorsque la Commission décide de s’appuyer sur le point 37 de ces lignes directrices de 2006 et de s’écarter de la méthodologie générale exposée dans celles-ci, elle doit respecter l’obligation de motivation qui lui incombe en vertu de l’article 296 TFUE. En effet, la Commission ne peut s’écarter desdites lignes directrices, dans un cas particulier, sans fournir des raisons qui soient compatibles avec le droit de l’Union.

64 En l’occurrence, il ressort du considérant 106 de la décision concernée que les amendes infligées avaient été calculées par référence aux principes édictés dans les lignes directrices de 2006. La Commission a également rappelé, aux considérants 108 et 110 de cette décision, la règle de calcul des ventes pertinentes énoncée au point 13 de ces lignes directrices. Au considérant 109 de ladite décision, la Commission a relevé que la valeur des ventes pertinente comprenait les ventes des utilitaires moyens et des poids lourds, qu’il s’agisse de porteurs ou de tracteurs.

65 Cependant, il ressort du considérant 112 de la décision concernée que la Commission a fait application du point 37 des lignes directrices de 2006 pour ajuster uniformément la proportion de la valeur des ventes de chaque entreprise aux fins du calcul des montants variables et supplémentaires des amendes. La Commission a expliqué avoir procédé ainsi dans le cadre de son pouvoir d’appréciation, notamment pour des « raisons de proportionnalité ». En particulier, la Commission a estimé que, compte tenu de l’ampleur de la valeur des ventes des entreprises concernées, les objectifs de dissuasion et de proportionnalité sous-tendant l’article 23, paragraphe 2, sous a), du règlement no 1/2003 pouvaient être atteints sans avoir recours à la valeur totale des ventes de camions des entreprises concernées. Par conséquent, et en application de ce point 37, la Commission a décidé de ne retenir qu’une fraction de la valeur totale des ventes aux fins du calcul de l’amende.

66 Dans ces conditions, ainsi que Mme l’avocate générale l’a, en substance, relevé aux points 90 et 91 de ses conclusions, le fait que les camions spéciaux ont été exclus de la notion de « camions » figurant dans la demande de renseignements du 30 juin 2015, mentionnée au point 19 du présent arrêt, visant à obtenir des informations sur les chiffres d’affaires des entreprises concernées réalisés avec les produits directement ou indirectement liés à l’infraction constatée et que, au considérant 112 de la décision concernée, la Commission a décidé de ne retenir qu’une fraction de la valeur totale des ventes aux fins du calcul de l’amende ne permet pas de considérer que les camions spéciaux ne faisaient pas partie des produits concernés par l’entente en cause au principal.

67 Eu égard aux considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que la décision concernée doit être interprétée en ce sens que les camions spéciaux, y compris les camions à ordures ménagères, relèvent des produits concernés par l’entente constatée dans cette décision.

Sur les dépens

68 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit :

La décision de la Commission européenne du 19 juillet 2016, notifiée sous la référence C(2016) 4673 final, relative à une procédure d’application de l’article 101 [TFUE] et de l’article 53 de l’accord EEE (Affaire AT.39824 – Camions) doit être interprétée en ce sens que les camions spéciaux, y compris les camions à ordures ménagères, relèvent des produits concernés par l’entente constatée dans cette décision.