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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 3, 9 février 2022, n° 20/03781

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Jubel (SC)

Défendeur :

La Gazelle D'or (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Bala

Conseillers :

Mme Goury, Mme L'eleu de La Simone

Avocats :

Me Cheviller, Me Banide, Me Rapaport

TJ Paris, du 16 janv. 2020, n° 17/14912

16 janvier 2020

Exposé des faits

FAITS ET PROCÉDURE

Par acte sous seing privé du 10 avril 1998, la Sci Jubel, venant aux droits de Monsieur Y C D, a donné à bail à la société La Gazelle d'Or, venant aux droits de Monsieur Z X, un local à usage de boulangerie situé ... et ... arrondissement, pour une durée de 9 ans à compter du 1er mai 1998 jusqu'au 30 avril 2007.

Par jugement du 23 mars 2010, le juge des loyers commerciaux du tribunal de grande instance de Paris a fixé à la somme de 13.727,60 € en principal à compter du 1er juillet 2007 le loyer du bail renouvelé depuis cette date.

Par jugement du 14 avril 2015, le tribunal de commerce de Paris a prononcé l'ouverture d'une procédure de redressement judiciaire à l'égard de la société la Gazelle d'Or.

Par jugement du 31 août 2016, le tribunal de commerce de Paris a arrêté le plan de redressement par voie de continuation de la société la Gazelle d'Or.

Par acte extrajudiciaire du 25 septembre 2017, la Sci Jubel a délivré à la société la Gazelle d'Or un congé avec refus de renouvellement et paiement d'indemnité d'éviction pour motifs graves et légitimes.

Par acte d'huissier du 25 octobre 2017, la société la Gazelle d'Or a assigné la Sci Jubel aux fins de dire et juger que le congé du 25 septembre 2017 ne repose sur aucun motif grave et légitime au sens de l'article L.145-17 du code de commerce et de voir désigner un expert pour estimer l'indemnité d'éviction qui lui est due.

Par jugement mixte du 16 janvier 2020, le tribunal judiciaire de Paris a dit que le congé sans offre de renouvellement délivré le 25 septembre 2017 a mis fin à compter du 31 mars 2018 au contrat de bail portant sur le local ; dit qu'en l'absence de motifs graves et légitimes établis, la Sci Jubel est redevable d'une indemnité d'éviction et la société la Gazelle d'Or a droit au maintien dans les lieux aux conditions et clauses du bail expiré jusqu'au paiement de cette indemnité d'éviction ; avant dire droit au fond sur le montant de l'indemnité d'éviction, tous droits et moyens des parties demeurant réservés à cet égard, désigné en qualité d'expert Mme B A, avec mission notamment de rechercher tous éléments permettant de déterminer le montant de l'indemnité d'éviction dans le cas d'une perte de fonds et de la possibilité d'un transfert de fonds et le montant de l'indemnité d'occupation due par le locataire pour l'occupation due par le locataire pour l'occupation des lieux, depuis le 1er avril 2018 jusqu'à leur libération effective ; rejeté la demande d'expulsion ; fixé l'indemnité d'occupation provisionnelle due par la société la Gazelle d'Or pour la durée de l'instance au montant du dernier loyer contractuel en principal, outre les charges ; réservé les autres demandes et moyens des parties.

Par déclaration en date du 20 février 2020, la Sci Jubel a interjeté appel de certains chefs limités de ce jugement.

L'ordonnance de clôture a été prononcée le 16 septembre 2021.

MOYENS ET PRÉTENTIONS

Vu les dernières conclusions notifiées le 12 août 2020, par lesquelles la Sci Jubel demande notamment à la Cour d'infirmer la décision entreprise en ce qu'elle a jugé sans gravité les griefs articulés à l'encontre du preneur, à savoir des manquements systématiques et répétés à la clause loyer et l'exécution de travaux de façade soumis à autorisation du bailleur, de la copropriété et des autorités administratives ; et statuant à nouveau, de juger qu'en raison des motifs graves et légitimes le privant du droit à une indemnité d'éviction, le preneur est occupant sans droit ni titre et ordonner son expulsion et celle de tous occupants de son chef dans le mois de la signification de l'arrêt à intervenir au besoin sous astreinte passé le délai d'un mois de 500 € par jour de retard ; juger qu'à défaut de libération des locaux, le bailleur pourra requérir le concours de la force publique ; amender la mission de l'expert et la limiter à la détermination de l'indemnité d'occupation due par le preneur dans les conditions de l'article L. 145.28 à compter du 1er avril 2018 ; condamner la société La Gazelle d'Or au paiement d'une indemnité de 5.000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens de première instance et d'appel qui incluront les honoraires de l'expert.

Sur la prétention tendant à l'expulsion de la société preneuse, la société appelante expose que les manquements systématiques et répétés à la clause loyer qui se sont étalés sur toute la durée du bail expiré et réitérés après le congé, et ce indépendamment de la procédure collective, ne sont pas la conséquence de circonstances particulières mais constituent des manquements graves justifiant la privation du droit au paiement d'une indemnité d'éviction.

De surcroît, elle fait valoir que les travaux réalisés sans autorisation ne concernent pas l'obligation du preneur de procéder à la remise en peinture de la devanture tous les trois ans mais constituent un changement de façade affectant les parties communes et l'harmonie de l'immeuble qui n'ont reçu ni l'autorisation du bailleur ni a fortiori celle de la copropriété ou des autorités administratives.

Elle fait observer que chaque manquement est à lui seul suffisant pour être considéré comme grave et légitime et privatif de tout droit au paiement d'une indemnité d'éviction.

À titre subsidiaire, elle soutient que ce cumul de griefs constitue un ensemble de motifs suffisants pour être jugés privatifs de tout droit à indemnité d'occupation.

En réponse aux prétentions adverses, elle fait observer que c'est la violation systématique et réitérée des manquements aux obligations financières que le bailleur a dénoncée, le preneur opérant une confusion entre les conditions de validité du commandement visant la clause et celles du congé privatif.

Vu les conclusions notifiées le 14 mai 2020, par lesquelles la société la Gazelle d'Or, intimée, demande notamment à la Cour de confirmer le jugement dans toutes ses dispositions ; y ajoutant, de condamner la Sci Jubel à lui payer la somme de 6.000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile, relative à la procédure d'appel et aux dépens.

S'agissant du paiement du loyer et des charges, la société intimée fait observer que le congé est insuffisamment motivé car il ne précise pas les dates des commandements de payer et des sommations qui sont invoqués, de sorte qu'elle ne peut pas vérifier si les causes du dernier commandement en particulier ont été réglées dans le mois de la délivrance au regard de l'article L. 145-17 du code de commerce. Elle soutient que les lettres de mise en demeure envoyées par la société appelante ne peuvent pas servir de fondement à un congé sans offre d'indemnité d'éviction.

En outre, elle fait observer qu'elle respecte aujourd'hui le plan de continuation issu de la procédure collective dès lors que toutes ses échéances ont été réglées à bonne date ; elle précise au demeurant que cinq commandements de payer ont été délivrés antérieurement à l'adoption dudit plan.

S'agissant des travaux non autorisés, elle prétend que le congé délivré ne mentionne pas la disposition du bail qui aurait été enfreinte, rendant de facto le congé inefficace. Elle ajoute que l'interdiction de réaliser des changements dans les lieux loués sans le consentement exprès du bailleur ne peut concerner que les aménagements intérieurs et non pas la façade ; en effet, elle précise que le bail comporte l'obligation pour le preneur d'entretenir la devanture et de la repeindre tous les trois ans.

En tout état de cause, elle prétend avoir seulement rénové et peint la devanture qui était dans un état « lamentable » ce qui entraînait des risques pour la sécurité, ajoutant que c'est parce que la copropriété et la société appelante n'ont pas exécuté leur obligation d'entretien qu'elle a été obligée de procéder aux travaux litigieux.

Motifs

MOTIFS DE L'ARRET

Sur la validité du congé avec refus de renouvellement et de paiement d'une indemnité d'éviction

En application de l'article L. 145-17 du code de commerce le bailleur peut refuser le renouvellement du bail commercial sans être tenu au paiement d'aucune indemnité notamment s'il justifie d'un motif grave et légitime à l'encontre du locataire sortant. Toutefois, s'il s'agit soit de l'inexécution d'une obligation, soit de la cessation sans raison sérieuse et légitime de l'exploitation du fonds, compte tenu des dispositions de l'article L. 145-8, l'infraction commise par le preneur ne peut être invoquée que si elle s'est poursuivie ou renouvelée plus d'un mois après mise en demeure du bailleur d'avoir à la faire cesser. Cette mise en demeure doit, à peine de nullité, être effectuée par acte extrajudiciaire, préciser le motif invoqué et reproduire les termes du présent alinéa'.

En l'espèce, par acte du 25 septembre 2017, la SCI Jubel a fait signifier à la société la Gazelle d'Or un congé à effet du 31 mars 2018 refusant au preneur le renouvellement du bail et tout paiement d'une indemnité d'éviction, invoquant pour premier motif des défauts de paiement répétitifs constituant des violations graves de la convention locative, et pour 2e motif la réalisation de travaux non autorisés, à défaut de remise des lieux dans leur état antérieur dans le délai d'un mois suivant la délivrance de l'acte.

Le congé mentionnait la signification au cours du bail de 6 commandements visant la clause résolutoire, outre plus de 16 mises en demeure recommandées avec accusé de réception, dont la société bailleresse a prétendu tirer la preuve du caractère répétitif et grave des infractions du preneur, soulignant qu'à de nombreuses reprises les infractions n'avaient pas cessé après l'expiration du délai d'un mois prévu par l'article L 145-17 du code de commerce.

Le tribunal de commerce de Paris a ouvert par jugement du 14 avril 2015 une procédure de redressement judiciaire à l'égard de la société L'Amandine, aujourd'hui dénommée La Gazelle d'Or ; par jugement du 31 août 2016, le tribunal a arrêté un plan de redressement par voie de continuation. Cependant, l'interdiction légale des actions tendant à la résolution d'un contrat pour défaut de paiement n'est pas applicable au refus de renouvellement sans indemnité d'éviction, fondé sur un motif grave et légitime, de sorte qu'il convient d'apprécier la réalité et la gravité des motifs invoqués par la SCI Jubel, qu'il s'agisse de défauts de paiement répétés antérieurs ou postérieurs à l'ouverture de la procédure collective.

Dans les rapports entre bailleur et locataire, l'appréciation de motifs graves et légitimes de refus de renouvellement ne dépend pas des objectifs de la procédure collective, laquelle ne peut constituer qu'un élément de contexte pour apprécier la gravité des infractions au bail.

Un autre élément de contexte résulte des conditions d'exploitation du fonds de commerce : la société l'Amandine a été créée le 27 octobre 1999 en vue d'exploiter une boulangerie pâtisserie dans le 15e arrondissement de Paris, .... Elle est titulaire du bail commercial litigieux à la suite d'un acte de cession de droit au bail et de matériel du 6 mai 1999. Or, il résulte des termes du jugement du tribunal de commerce précité et d'un extrait du registre du commerce que le fonds de commerce est exploité en location gérance par la société pâtisserie Amoud depuis le 1er novembre 2014. Il résulte du rapport établi par le mandataire judiciaire le 18 avril 2016 que les difficultés financières résultaient de l'incapacité du gérant de consacrer un temps suffisant à la gestion de cette entreprise de sorte que les seules recettes résident dans le montant du loyer directement supporté par la société Pâtisserie Amoud et d'autre part dans la redevance de location gérance initialement fixée à 1500 € et qui a été portée au montant de 2000 € à compter d'avril 2016.

Le bailleur n'a pas à supporter les conséquences des choix de gestion, et d'éventuelles fautes de gestion de la société La Gazelle d'Or.

Or, il résulte du relevé de compte détaillé depuis le 1er janvier 2007 que le solde locatif était constamment débiteur, et n'a connu de situation de solde à E ou de solde créditeur que le 31 août 2014, de sorte que toutes les autres échéances mensuelles ont présenté des soldes débiteurs, sans exception, jusqu'à la déclaration de créance au passif de la procédure collective pour un montant de 8319,79 €.

Il résulte des relevés de compte détaillés postérieurs que les loyers postérieurs au jugement d'ouverture sont rapidement devenus impayés, à tel point que les soldes mensuels ont été constamment débiteurs de sommes importantes, constamment, et n'ont été régularisés à E pour la première fois que le 10 janvier 2019 et par la suite, continuant cependant d'afficher à de nombreuses reprises des positions débitrices.

Le bail ayant pris fin le 31 mars 2018, il résulte des constatations qui précèdent que pendant toute la durée du bail expiré, le solde du compte locatif a été constamment débiteur, à une seule exception le 31 août 2014.

Il en résulte indiscutablement des manquements graves et répétés à l'obligation principale de la société locataire de payer le loyer.

Or, pendant la durée du bail, des commandements de payer visant la clause résolutoire ont été signifiés à la société locataire, pour des montants qui n'ont pas été payés dans le délai d'un mois suivant la signification du commandement, à la seule exception du commandement du 12 avril 2016, et sans qu'il puisse être tenu compte du commandement du 13 mai 2016 ne précisant pas les échéances de loyer concernées. Ces commandements peuvent être récapitulés dans le tableau ci-après :

Date du Montant du Date de règlement commandement 13 janvier 2011

8 décembre 2011

23 mars 2015

12 avril 2016

13 mai 2016

7.224,47 €

3.469,62 €

8.319,79 €

3.465,17 €

1.723,71 €

Mai 2013

16 décembre 2012

Plan de continuation

Mai 2016

Juillet 2016

La société bailleresse justifie par ailleurs de très nombreuses mises en demeures.

Cette seule constatation suffit à justifier le refus de renouvellement du bail, c'est-à- dire l'impossibilité de la poursuite de relations locatives. La société locataire n'a pas droit au paiement d'une indemnité d'éviction.

Le jugement entrepris doit être infirmé, y compris en ce qu'il avait ordonné une expertise pour évaluer le montant de l'indemnité d'éviction.

Sur la demande d'expulsion et de paiement d'une indemnité d'occupation

Le bail ayant pris fin le 31 mars 2018, la société locataire privée du droit à une indemnité d'éviction, ne dispose pas d'un droit au maintien dans les lieux ; depuis cette date, elle est occupante sans droit ni titre et débitrice d'une indemnité d'occupation de droit commun.

Il est donc justifié d'ordonner son expulsion, à défaut de départ volontaire dans le délai d'un mois à compter de la signification du présent arrêt ; en revanche, il est prématuré d'assortir l'obligation de quitter les lieux d'une astreinte.

La SCI Jubel demande une expertise pour déterminer le montant de l'indemnité d'occupation ; son appel était limité, et il ne portait pas sur les dispositions du jugement ayant confié à un expert la mission '3°) de déterminer le montant de l'indemnité d'occupation due par le locataire pour l'occupation des lieux, depuis le 1er avril 2018 jusqu'à leur libération effective,

*à titre de renseignement, dire si, à son avis, le loyer aurait été ou non plafonné en cas de renouvellement des baux et préciser, en ce cas, le montant du loyer calculé en fonction des indices qui aurait été applicable à la date d'effet du congé'.

La disposition du jugement ayant fixé l'indemnité d'occupation provisionnelle pour la durée de l'instance au montant du dernier loyer contractuel en principal, outre les charges, n'est pas comprise dans l'appel résultant de la déclaration du 20 février 2020, et ne fait pas l'objet d'un appel incident de la société intimée.

La Cour n'est de même pas saisie de la disposition du jugement ayant ordonné une expertise, pour la seule mission relative à la détermination de l'indemnité d'occupation.

Sur les autres demandes

La société La gazelle d'Or qui succombe devra supporter les dépens de l'instance d'appel et indemniser la SCI Jubel de ses frais irrépétibles en lui payant la somme de 3000 € en application des articles 696 et 700 du code de procédure civile.

En revanche, il n'y a pas lieu de statuer sur les dépens de première instance qui avaient été réservés, la procédure devant se poursuivre devant le tribunal judiciaire de Paris afin qu'il soit statué sur les prétentions réservées dont la Cour n'est pas saisie.

Dispositif

PAR CES MOTIFS

Statuant publiquement par mise à disposition au greffe, par arrêt contradictoire et en dernier ressort,

Infirme partiellement le jugement rendu le 16 janvier 2020 par le tribunal judiciaire de Paris,

Le réforme en ce qu'il a jugé que la société La Gazelle d'Or a droit au maintien dans les lieux aux conditions et clauses du bail expiré le 31 mars 2018 jusqu'au paiement d'une indemnité d'éviction par la SCI Jubel, en ce qu'il a ordonné une mesure d'instruction pour en déterminer le montant, et en ce qu'il a rejeté la demande d'expulsion,

Statuant à nouveau de ces seuls chefs,

Juge que la SCI Jubel a signifié par acte du 25 septembre 2017 un congé valable mettant fin au bail liant les parties à effet du 31 mars 2018, et portant refus de paiement d'une indemnité d'éviction en justifiant d'un motif grave et légitime à l'encontre du locataire sortant, privant la société La Gazelle d'Or du droit à une indemnité d'éviction,

Juge que la société La Gazelle d'Or est occupante sans droit ni titre depuis le 1er avril 2018,

Lui ordonne de libérer les lieux qu'elle occupe ... et ... arrondissement dans le délai d'un mois suivant la signification du présent arrêt,

À défaut de libération volontaire dans ce délai, ordonne son expulsion et celle de tous occupants de son chef, au besoin avec le concours de la force publique,

Condamne la société La Gazelle d'Or à payer à la SCI Jubel la somme de 3000 € en indemnisation de ses frais irrépétibles exposés à l'occasion de l'instance d'appel,

La condamne aux dépens.