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Décisions

CA Pau, 2e ch. sect. 1, 24 février 2022, n° 18/02420

PAU

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Défendeur :

Coeurs Vaillants (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Darracq

Conseillers :

M. Magnon, M. Gracia

Avocats :

SCP ABC Avocat, Selarl Lexavoue

TGI Bayonne, du 4 juin 2018

4 juin 2018

EXPOSÉ DES FAITS ET PROCÉDURE :

Christophe et Laurent S. sont propriétaires indivis d'un immeuble à usage commercial sis à [...].

Un premier bail commercial avait été souscrit le 1er mars 1976 entre les auteurs des bailleurs et une société D. Delbos.

Le fonds, à usage de restauration, a ensuite fait l'objet avec l'accord du bailleur de différentes cessions jusqu'à la date du 25 juin 2013 à laquelle une SARL Châteaubriand le cédait en cours de bail à la SAS Coeurs Vaillants.

Au motif que des travaux de gros oeuvre auraient été entrepris sans leur autorisation, les consorts S., par acte d'huissier du 5 mars 2015, notifiaient au preneur un refus de renouvellement du bail et ce pour des motifs contestés par la SAS Coeurs Vaillants.

Suivant acte du 30 septembre 2015, la SAS Coeurs Vaillants a fait assigner devant le tribunal de grande instance (TGI) de Bayonne Christophe et Laurent S. aux fins de voir déclarer nul le refus de renouvellement, ou subsidiairement obtenir règlement d'une indemnité d'éviction.

Suivant exploit en date du 1er octobre 2015, Christophe et Laurent S. ont fait assigner la SAS Coeurs Vaillants devant ce même tribunal aux fins de voir valider le refus de renouvellement.

Il a été procédé à la jonction des deux procédures.

Par jugement du 4 juin 2018, le TGI de Bayonne a :

- rejeté la demande de validation du refus de renouvellement avec congé signifié le 5 mars 2015,

- condamné Christophe S. à payer à la SAS Coeur Vaillant la somme de 2.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile (cpc),

- condamné Laurent S. à payer à la SAS Coeur Vaillant la somme de 2.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,

-condamné in solidum Christophe et Laurent S. aux entiers dépens.

Par déclaration en date du 18 juillet 2018, Christophe et Laurent S. ont relevé appel du jugement.

La clôture est intervenue le 16 octobre 2019.

Par arrêt du 18 février 2020, la cour d'appel de Pau a :

Confirmé le jugement, et y ajoutant,

Dit que le preneur a droit à une indemnité d'éviction,

Débouté les consorts S. de leur demande de résiliation du bail, d'expulsion du preneur sous astreinte et de condamnation à des dommages-intérêts,

Fixé l'indemnité d'occupation au montant du loyer mensuel en cours,

Condamné la SAS Coeurs Vaillants à verser aux consorts S., bailleurs, l'indemnité d'occupation jusqu'à la libération effective des locaux,

Avant-dire droit,

' Ordonné une mesure d'expertise pour évaluer le montant de l'indemnité d'éviction

' Désigné Richard P. comme expert, domicilié [...]

[...], avec mission de :

- de se faire communiquer tous documents et pièces nécessaires à l'accomplissement de sa mission,

- visiter les lieux, les décrire, dresser le cas échéant la liste du personnel employé par le locataire,

- rechercher, en tenant compte de la nature des activités professionnelles autorisées par le bail, de la situation et de l'état des locaux, tous éléments permettant :

1°) de déterminer le montant de l'indemnité d'éviction dans le cas :

- d'une perte de fonds : valeur marchande déterminée suivant les usages de la profession, augmentée éventuellement des frais normaux de déménagement et de réinstallation, des frais et droits de mutation afférents à la cession de fonds d'importance identique, de la réparation du trouble commercial,

- de la possibilité d'un transfert de fonds, sans perte conséquente de clientèle, sur un emplacement de qualité équivalente, et, en tout état de cause, le coût d'un tel transfert, comprenant : acquisition d'un titre locatif ayant les mêmes avantages que l'ancien, frais et droits de mutation, frais de déménagement et de réinstallation, réparation du trouble commercial,

2°) d'apprécier si l'éviction entraîne la perte du fonds ou son transfert,

à titre de renseignement, dire si, à son avis, le loyer aurait été ou non plafonné en cas de renouvellement du bail et préciser, en ce cas, le montant du loyer calculé en fonction des indices qui auraient été applicables à la date d'effet du non renouvellement du bail,

' Dit que l'expert sera saisi et effectuera sa mission conformément aux dispositions des articles 263 et suivants du code de procédure civile et qu'il déposera l'original de son rapport au greffe de la chambre II-1 de la cour d'appel avant le 1er juillet 2020,

' Fixé à la somme de 3000 euros le montant de la provision à valoir sur la rémunération de l'expert, somme qui devra être consignée par les consorts S. à la régie de la cour d'appel de Pau (avec les références du dossier RG 18-02420) avant le 20 mars 2020,

' Dit que, faute de consignation de la provision dans ce délai, la désignation de l'expert sera caduque et privée de tout effet,

' Dit que le magistrat chargé du contrôle des expertises au sein de la chambre II-1 sera avisé de toutes difficultés et suivra les opérations d'expertise,

' Renvoyé l'affaire pour reprise des débats après dépôt du rapport de l'expert, à l'audience de la mise en état du 09 septembre 2020 à 8h30,

' Réservé les dépens et les demandes fondées sur l'article 700 du code de procédure civile jusqu'à l'arrêt sur le fond.

La cour a notamment statué sur le refus de l'indemnité d'éviction par les consorts S., pour réalisation de travaux par le preneur non autorisés par le bailleur, et débouté les appelants de cette prétention en considérant qu'aucun des travaux effectués sur la terrasse par la SAS Coeurs Vaillants n'étaient soumis à autorisation du bailleur.

L'expert P. a déposé son rapport au greffe de la cour le 7 janvier 2021, concluant à :

' une indemnité principale : Valeur du fonds de commerce et moitié en pleine propriété de la parcelle BW 230 incluse : 384.000,00 euros

' indemnités accessoires :

- remploi (10%) 38400,00 euros

- trouble commercial 17441,00 euros (1 quart de l'EBR retraité)

- frais de réinstallation sur justificatifs sous réserve de l'appréciation de la cour

- indemnités de licenciement sur justificatifs

A la suite, les parties ont de nouveau conclu sur l'indemnité d'éviction.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 10 novembre 2021.

Au-delà de ce qui sera repris pour les besoins de la discussion et faisant application en l'espèce des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile, la cour entend se référer pour l'exposé plus ample des moyens et prétentions des parties aux dernières de leurs écritures visées ci-dessous.

PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES :

Vu les conclusions notifiées le 16 juin 2021 par les consorts S. qui demandent à la cour de :

Ramener à de plus justes proportions les indemnités principale et accessoires évaluées par l'expert au sein de son rapport en date du 29 décembre 2020,

Ordonner une mesure de constatations

Désigner pour y procéder tel huissier que la Cour souhaitera

Dire que ce dernier aura pour mission de :

- se faire remettre par les parties tout document utile dont notamment les factures d'achat et les actes de propriété des éléments suivants :

* la moitié en pleine propriété de la parcelle BW 230 utilisée comme local poubelle et comme sortie de secours du restaurant acquise en 2014 pour 4.690,00€

* la licence de quatrième catégorie acquise en 2013 pour 15.000€

* du matériel de restauration évalué à la somme de 59.932,42€

* du mobilier évalué à la somme de 18.821,44€

* du matériel informatique évalué à la somme de 8.703,59€

* du matériel de transport évalué à la somme de 22.410,51€

* des agencements évalués à la somme de 53.631,95€

- se transporter sur les lieux et les visiter contradictoirement

- décrire les lieux et indiquer précisément pour chaque élément susvisé s'il figure bien dans les lieux

- pour ce qui concerne les éventuels éléments absents et au vu des factures et justificatifs d'achat qui seront produits par la locataire indiquer quelle était leur valeur d'origine

- d'une manière générale, fournir à la Cour tous renseignements lui permettant de statuer

Dire et juger que les frais de consignation devront être réglés à frais partagés par les bailleurs et la locataire

Dans l'attente de la réalisation de ce constat, surseoir à statuer sur les demandes des parties.

Réserver les dépens et les demandes formulées au titre de l'article 700 du Code de Procédure Civile

****

Vu les conclusions notifiées le 15 octobre 2021, par la SAS Coeurs Vaillants qui demande à la Cour de :

HOMOLOGUER le rapport de Monsieur P. et ses conclusions, y faisant droit

CONSTATER que l'indemnité d'éviction due est une indemnité de remplacement du fonds de commerce

CONSTATER que M.P. a appliqué les méthodes de calcul usuelles en la matière,

CONDAMNER les consorts S. à payer à la société C'URS VAILLANTS une indemnité d'éviction de 384 000 €,

CONDAMNER les consorts S. à payer à la société C'URS VAILLANTS les indemnités accessoires suivantes :

' remploi ............................................................ 38.400,00 €

' trouble commercial.......................................... 17.441,00 €

' frais de réinstallation : sur justificatifs sous réserve d'appréciation de la Cour

' indemnités de licenciement : sur justificatifs

CONDAMNER les consorts S. à verser chacun à la SAS C'URS VAILLANTS la somme de 6 000 Euros au titre de l'article 700 du CPC outre les entiers dépens.

MOTIVATION :

Sur la mesure de constatations :

Les consorts S. demandent à ce qu'il soit sursis à statuer sur l'indemnité d'éviction, après réouverture des débats et dépôt du procès-verbal de constatations qu'ils sollicitent.

Ils font valoir que pour évaluer le montant de l'indemnité d'éviction due à la SAS Coeurs Vaillants, l'expert a notamment rappelé que le fonds de commerce exploité par cette dernière se compose des éléments corporels et incorporels suivants :

- la moitié en pleine propriété de la parcelle BW 230 utilisée comme local poubelle

et comme sortie de secours du restaurant acquise en 2014 pour 4.690,00€

- une licence de quatrième catégorie acquise en 2013 pour 15.000€

-du matériel de restauration évalué à la somme de 59.932,42€

- du mobilier évalué à la somme de 18.821,44€

- du matériel informatique évalué à la somme de 8.703,59€

- du matériel de transport évalué à la somme de 22.410,51€

- des agencements évalués à la somme de 53.631,95€

Ils considèrent que ces éléments ayant été valorisés et pris en compte, par l'expert, pour le chiffrage de l'indemnité d'éviction et devenant in fine propriété des bailleurs, il convient, avant que les bailleurs procèdent au paiement de cette indemnité, qu'un huissier soit nommé par la Cour avec la mission figurant dans leurs dernières conclusions.

La SAS Coeurs Vaillants conclut au rejet de la mesure de consultation au motif notamment que la consistance du fond doit être appréciée à la date du refus de renouvellement, alors qu'au surplus, le principe de l'autorité de la chose jugée interdit la réévaluation de l'indemnité (Cass.Civ. 3ème 28 septembre 1992), entre la décision fixant le montant de l'indemnité et le départ du locataire qui ne peut être exigé qu'après le versement de l'indemnité d'éviction.

En l'espèce, l'expert n'a pas valorisé les éléments corporels du fonds pour chiffrer l'indemnité d'éviction, mais pris en compte ces éléments pour apprécier la consistance du fonds, après avoir rappelé les investissements réalisés par la SAS Coeurs Vaillants depuis l'acquisition du fonds en 2013, en indiquant leur valeur comptable avant amortissement, mais en ajoutant qu'ils étaient, à la date de l'expertise, en grande partie amortis au bilan, tout en conservant une bonne valeur d'utilisation.

S'agissant de la parcelle BW 230 utilisée comme local poubelle et comme sortie de secours du restaurant, acquise en 2014 par les associés de la société exploitante, pour 4.690,00€, il appartiendra aux parties de passer l'acte de cession correspondant, le moment venu.

Dans ces conditions la mesure de constatations demandée ne présente à ce stade aucune utilité et doit être rejetée, d'autant que les bailleurs n'ont jamais discuté devant l'expert la consistance du fonds ou la valeur comptable des actifs corporels et de la licence IV.

Sur l'indemnité d'éviction :

Sur le fondement de l'article L. 145-14 alinéa 2 du code du commerce, l'indemnité d'éviction ' comprend notamment la valeur marchande du fonds de commerce, déterminée suivant les usages de la profession, augmentée éventuellement des frais normaux de déménagement et de réinstallation, ainsi que des frais et droits de mutation à payer pour un fonds de même valeur, sauf dans le cas où le propriétaire fait la preuve que le préjudice est moindre. '

En l'espèce, l'expert a tout d'abord présenté le fonds de commerce en rappelant les éléments d'appréciation suivants :

' Il s'agit d'un fonds de restauration exploité sous l'enseigne « l'Auberge Bayonnaise ». Il est exploité par la SAS Coeurs Vaillants dont les associés et dirigeants sont messieurs Jean-Baptiste B. et Emmanel Porto.

Il a été acheté à la SARL Chateaubriand aux termes d'un acte sous seing privé en date du 25 juin 2013 moyennant le prix de 285 000,00 euros s'appliquant :

- aux éléments incorporels pour 234 000,00 euros

- et aux éléments corporels pour 51 000,00 euros.

Le 26 juin 2013, la SAS Coeurs Vaillants a acheté, aux termes d'un acte sous seing privé, à la SAS L.-LSO, une licence de quatrième catégorie, dite licence de plein exercice pour le prix de 15 000,00 euros.

' Le fonds est exploité à [...], dans un local dépendant d'un immeuble cadastré section BW n° 75, comprenant au rez de chaussée : salle de restaurant carrelée avec comptoir en fond de salle et grill dans l'angle sud-ouest, toilettes en entrant dans l'angle nord-est, l 'ensemble présentant une superficie d'une centaine de m².

A cette salle, s'ajoute une terrasse couverte d'une cinquantaine de m². L'office contigu avec plonge, chambre froide et réserve représente une superficie d'environ 40m².

Il s'agit, selon M P., d'éléments appréciables qui permettent de servir environ 106 couverts (la moitié en période COVID).

En fond de local un escalier abrupt en bois dessert une réserve d'une douzaine de m² d'une hauteur sous plafond de 1,80m. L'expert note que cette petite réserve sous le toit à l'étage est une commodité à signaler.

Derrière les locaux se trouve un couloir extérieur très étroit qui se prolonge vers le Nord par une servitude de passage sur la parcelle mitoyenne BW 74. cette servitude débouche sur la parcelle BW 230, dont la moitié en pleine propriété a été acquise indivisément par les associés de la SAS Coeurs Vaillants, messieurs B. et Porto. Elle est utilisée comme local poubelle et par ailleurs nécessaire à la sortie de secours du restaurant.

L'expert souligne que les locaux ont été conçus dès l'origine pour une activité de bar restaurant, leur configuration rectangulaire et rationnelle se prêtant parfaitement à cette activité. La façade de 8,50 m donne par ailleurs une bonne visibilité au restaurant. En complément, le commerce peut accueillir une demi-douzaine de couverts sur le trottoir public, mais la SAS Coeurs Vaillants ne bénéficie pas à ce titre d'une convention d'occupation du domaine public.

Les locaux sont en bon état d'entretien, mais un constat en date du 3 septembre 2020 versé aux débats par la société preneuse fait état de désordres au niveau de la toiture causant des infiltrations dans la salle de restaurant et plus récemment dans les sanitaires. Selon les termes du bail les réparations des gros murs et toiture et celles découlant de l'article 606 du code civil sont à la charge du bailleur.

' L 'emplacement est situé à moins de 150 mètres en contrebas du stade de Bayonne et à une centaine de mètres des quais de l'Adour et du siège du [...]. Il s'agit selon M P. d'un très bon emplacement, pour cet îlot de trois commerces de bar restauration qui se trouvent ainsi au coeur des activités sportives tout en bénéficiant des autres fêtes réputées: foire au jambon et fêtes de Bayonne.

D'autre part, l'[...] est un axe de circulation très passant et un vaste parking payant est en face des trois commerces en question.

' Le bail et le loyer :

La destination est tous commerces ce qui est un avantage pour la société preneuse, qui peut le cas échéant exercer toute activité complémentaire sans l'accord du bailleur. Toutes les autres obligations découlant du bail sont celles des usages en la matière et ne soulèvent aucune remarque particulière.

Le loyer annuel, au moment de l'expertise était de 12 297 euros, ce qui, selon l'expert, est très raisonnable et inférieur à la valeur locative du marché, compte tenu de l'emplacement et des surfaces mises à disposition.

Aucun élément (caractéristiques du local, facteurs locaux de commercialité etc...) n'aurait pu selon M P. permettre, le cas échéant, le déplafonnement du loyer.

L'expert relève qu'à la date du 1er janvier 2020 d'après l'indice ICC, le loyer aurait pu être porté à 13 674,00 euros.

' S'agissant du matériel et des agencements, l'expert relève que d'importants investissements ont été effectués par la société preneuse, depuis l'acquisition du fonds, en matériel de restauration, mobilier, matériel informatique, matériel de transport et agencements, pour un total de 163 499,91 euros.

Le matériel et les agencements sont aujourd'hui en grande partie amortis au bilan mais conservent une bonne valeur d'utilisation.

' Le personnel :

l'Auberge Bayonnaise emploie quatre salariés à plein temps que vient aider du personnel supplémentaire durant la période de la foire au jambon et celle des fêtes de Bayonne.

Le montant total des salaires, avec le personnel supplémentaire ponctuel et les charges sociales patronales, a été de 193 208 euros en 2019.

' le chiffre d'affaires et les résultats d'exploitation des trois derniers exercices font apparaître un chiffre d'affaires TTC de l'ordre de 450 000,00 euros, pour un taux de marge brut compris entre 71 et 72 %.

L'expert relève que les chiffres d'affaires sont importants. Le résultat d'exploitation, quant à lui, a baissé entre 2017 et 2019, passant de 38 338,00 euros à 5 316,00 euros.

Si la rentabilité du fonds apparaît faible en 2019, l'expert relève que le retraitement de l'excédent brut d'exploitation, en réintégrant le salaire net du dirigeant et les charges sociales, la dotation aux amortissements et les autres charges de gestion courante, permet d'obtenir un excédent brut d'exploitation de 69 764 euros correspondant à une rentabilité du fonds de 17 % par rapport au chiffre d'affaires, ce qui est correct.

A - Sur l'indemnité principale :

1 - Pour calculer la valeur du fonds de commerce, M P. a retenu la méthode, conforme aux usages de la profession, du pourcentage assis sur le chiffre d'affaires, notamment pratiquée pour l'évaluation des fonds de restauration.

Il précise que les barèmes s'appliquant sur le chiffre d'affaires doivent être préférés à ceux s'appliquant sur les bénéfices, car deux commerces ayant des objets identiques et réalisant des chiffres d'affaires semblables peuvent faire ressortir des bénéfices nettement différents lorsqu'on constate des méthodes d'exploitation différentes et des écarts sensibles dans le montant des frais généraux (personnel plus ou moins important). Le bénéfice ne constitue pas une base certaines d'appréciation.

Le fonds de restauration s'évalue, agencements et matériels inclus, selon des pourcentages qui selon les barèmes proposés par la littérature spécialisée, peuvent varier de 50 à 170 % du chiffre d'affaires annuel TTC.

A noter que le barème de l'administration fiscale varie de 60 à 85 % du CA TTC ; celui des annales des loyers de 50 à 170 % et celui des Editions Francis Lefebvre de 50 à 120 %.

Le pourcentage qui ressort de la moyenne des ventes réalisées publiées au BODACC est quant à lui de 71,7 % du chiffre d'affaires HT.

L'expert relève que ces barèmes sont théoriques et doivent être adaptés au cas d'espèce et au marché local.

2 - Après rappel des éléments d'appréciation précédemment décrits, l'expert P. retient que le fonds présente de nombreux avantages, mais qu'il a un inconvénient important, compte tenu de la conjoncture économique actuelle. L'expert note en effet que l'estimation de l'indemnité d'éviction doit être faite à la date du dépôt du rapport et qu'en raison de la pandémie de corona virus COVID 19, la conjoncture économique est défavorable à la cession de tout fonds de commerce. L'expert ajoute qu'il ne doit pas sanctionner une partie à cause d'une situation singulière, exceptionnelle, mais qu'il ne peut non plus ignorer ce paramètre, d'autant qu'à la date de rédaction de son rapport, la situation ne s'améliorait pas et pouvait perdurer.

Compte tenu de l'ensemble de ces éléments, l'expert a retenu un taux de 85 % du chiffre d'affaires moyen des trois derniers exercices communiqués, arrondi à la somme de 384 000,00 euros, ce qui correspond à un taux normal de 5,50 fois l'excédent brut d'exploitation retraité de 69 764,00 euros. Cette indemnité correspond à une perte du fonds, privilégiée par l'expert, compte tenu de la dépendance de l'activité du restaurant de la proximité du stade, du siège du club de rugby et des manifestations sportives.

3 - Sur la possibilité de transférer le fonds, l'expert explique qu'aucun local de remplacement qu'il aurait pu visiter n'a été proposé par les bailleurs au cours de l'entretien contradictoire du 10 septembre 2020, bien que le courrier de convocation du 6 août 2020 le demandait.

Toutefois, le conseil des bailleurs a joint à son dire du 30 octobre une liste de locaux et fonds de commerce mis en vente.

L'expert, après avoir relevé qu'il appartiendra au preneur d'étudier, le cas échéant, les qualités des fonds proposés (recettes, emplacement, équipements, montant du loyer etc...) a examiné les deux locaux de remplacement proposés par le bailleur, situés en plein centre-ville et censés permettre au preneur de conserver le fonds, au moins partiellement. L'expert a ainsi calculé, pour chacun, une indemnité de transfert en retenant une perte partielle de clientèle de 20%, compte tenu de la singularité du fonds évincé, à proximité du stade, et une superficie plus faible des nouveaux locaux, avec une incertitude quant aux conditions de la terrasse (incluse ou non dans le bail, ou réduite à un simple droit de terrasse accordé moyennant une redevance), alors que celle du local évincé est incluse dans le bail.

L 'expert a également intégré une indemnité pour différentiel de loyers et retenu que le premier local implique le rachat du droit au bail pour 199 440 euros, et le second, livré brut, des coûts d'agencement plus importants.

Au final, l'expert obtient dans un cas, une indemnité de transfert de 380 815,00 euros et, dans l'autre, une indemnité de transfert de 380 925,00 euros.

4 - Au vu des conclusions du rapport d'expertise dont elle demande l'homologation, la société Coeurs Vaillants soutient notamment qu'en application de l'article L. 145-14, il appartient aux bailleurs de rapporter la preuve que l'indemnité d'éviction doit correspondre au simple transfert du fonds, en soulignant que les appelants se contentent de suppositions. Elle ajoute que la question du transfert du fonds doit être abordée sous l'angle de la dépendance de l'activité exploitée au site où elle est implantée.

5 - Au contraire, les consorts S. font valoir que la SAS Coeurs Vaillants a parfaitement la possibilité de se réinstaller dans un local proche de celui qu'elle occupe, compte tenu des opportunités à saisir dans un secteur situé entre 300 et 600 mètres du local des bailleurs. Ils contestent la spécificité de la clientèle rugby ou de l'activité liée aux événements festifs que sont la foire au jambon et les fêtes de Bayonne, en expliquant que les jours de match et lors de ces événements la ville entière s'anime et non seulement le secteur du stade, de sorte que la SAS Coeurs Vaillants, en cas de transfert de son fonds pourrait continuer à bénéficier de l'attractivité de ces événements festifs.

Ils ajoutent que le stade de Bayonne se situe au centre-ville de sorte que l'ensemble des commerces bayonnais profitent de l'afflux de personnes les jours de match.

Enfin, ils considèrent que les nouvelles infrastructures de convivialité et de restauration du nouveau stade de Bayonne restructuré vont attirer une partie de la clientèle qui avait l'habitude de se rendre dans les bars et restaurants situés à proximité du stade, de sorte qu'un déménagement du fonds de commerce n'aura certainement pas pour effet d'entraîner une perte de clientèle.

Cependant, comme le souligne M P., le local actuel présente l'avantage d'être au coeur des activités sportives dont les 12 matchs du Top 14. de par sa situation à proximité du stade (moins de 150 mètres en contrebas du stade et une centaine de mètres des quais de l'Adour et du siège du club de rugby). Cette proximité du lieu où se tiennent les événements sportifs les plus importants de la ville de Bayonne détermine nécessairement une part importante de l'attrait de ce restaurant, pour une clientèle d'habitués du stade, attrait que n'ont pas les établissements du centre historique ancien de la ville, situés plus loin, dans une zone plus difficile d'accès.

Ainsi, les locaux dont la liste a été proposée par les bailleurs se traduiraient, pour la société Coeurs Vaillants, par un éloignement, de l'ordre de 300 à 600 mètres, par rapport à l'emplacement actuel, entrainant pour l'établissement qui se retrouverait dans le centre-ville historique, au milieu d'un tissu urbain beaucoup plus dense, une perte de visibilité, notamment pour la clientèle des habitués du stade.

Comme le retient l'expert, la singularité de l'emplacement actuel du fonds et la surface plus faible des locaux de remplacement proposés rendent inévitable une perte au moins partielle de clientèle en cas de déplacement du fonds. De même, en l'état de loyers plus importants des locaux dont la liste a été proposée par les bailleurs, pour des superficies en moyenne inférieures, la valeur du fonds de commerce, en cas de transfert sera fortement affectée.

Compte tenu de cet avis et de la perspective d'une perte au minimum partielle de la clientèle des habitués du stade, il convient de retenir que l'indemnité d'éviction doit correspondre à une perte du fonds.

6 - Les consorts S. contestent en second lieu le mode de calcul de l'indemnité principale, notamment le pourcentage du chiffre d'affaires retenu par l'expert, 85 % qu'ils considèrent comme extrêmement élevé et qui selon eux devrait être appliqué sur un chiffre d'affaires hors taxes. Ils proposent ainsi d'appliquer le pourcentage qui ressort des ventes enregistrées au BODACC, 71,7 % au chiffre d'affaires hors taxe, moyen, réalisé par la SAS Coeurs Vaillants. Ils ajoutent que l'indemnité doit être calculée à la date du dépôt du rapport et qu'il doit être tenu compte des effets de la pandémie de Covid 19 et des mesures sanitaires restrictives qui ont eu nécessairement des conséquences sur le chiffre d'affaires et la valeur du fonds.

Cependant, l'expert a lui-même tenu compte de cette conjoncture négative, en indiquant que le pourcentage de 85 % qu'il a retenu correspond à une situation qui devrait s'améliorer et que, si tel n'est pas le cas au moment où la cour statue, ce pourcentage pourrait être ramené à 80% et l'indemnité principale correspondante fixée à 360 000,00 euros.

Or, à la date où la cour statue, les mesures sanitaires restrictives liées à la pandémie de COVID 19, telles que la fixation de jauges, ont été assouplies avec la mise en oeuvre du passe sanitaire, puis du passe vaccinal. Le taux de vaccination de la population ne cessant d'augmenter et la situation épidémique s'améliorant, la fin du passe vaccinal et du port du masque en intérieur est annoncée pour la mi-mars 2022, de sorte que l'accès aux établissements de restauration ne connaîtra plus de restrictions.

En outre contrairement à ce que soutiennent les appelants, le pourcentage de 85 % n'apparaît nullement surévalué au regard des éléments favorables qui caractérisent la consistance du fonds exploité. Et son application au chiffre d'affaires TTC correspond aux usages de la profession et à la quasi totalité des barèmes mentionnés par l'expert.

Ainsi, aucun élément nouveau pertinent contraire n'étant rapporté, les moyens soulevés - contestant la méthode et le coefficient retenu - seront rejetés. La cour fixe en conséquence l'indemnité principale à la somme de 384 000,00 euros, correspondant à la valeur du fonds de commerce, valeur de la moitié en pleine propriété de la parcelle BW 230 incluse (emplacement poubelles).

B - Sur les indemnités accessoires :

1 - L'indemnité de remploi :

L'indemnité de remploi est destinée à dédommager le locataire de tous les frais engagés pour le rachat d'un fonds de commerce ainsi que les droits budgétaires, taxe départementale et taxe communale.

L'expert l'a fixée à 10 % de la valeur du fonds, ce qui correspond au pourcentage moyen habituel. Ce pourcentage n'est pas contesté.

L'indemnité de remploi est ainsi fixée à 38 400,00 euros.

2 - Le trouble commercial :

Cette indemnité recouvre deux notions :

' entre le temps de la cession par éviction et le temps de rachat d'un fonds de commerce équivalent, le commerçant doit bénéficier d'une rémunération;

' dès la réception du congé, le fonds est perturbé, fragilisé dans sa pérennité.

L'expert a évalué cette indemnité à un trimestre de l'excédent brut d'exploitation de 2019, soit 17 441,00 euros (69764/4).

Ce calcul n'est pas discuté par les parties et cette indemnité est retenue.

3 - Les frais de réinstallation :

L'expert ne s'est pas expliqué sur les frais de réinstallation qu'il mentionne pourtant dans ses conclusions définitives, sans les détailler, se bornant à indiquer qu'ils seront dus sur justificatifs, sous réserve de l'appréciation de la cour. L’intimée ne formule aucune demande chiffrée à ce titre et se contente de reprendre la formulation de l'expert.

Ces frais étant susceptibles de recouvrir des postes très variables, source possible de contentieux entre les parties, la cour ne peut en l'état faire droit à cette demande et il appartiendra à la société Coeurs Vaillants de saisir le tribunal lorsque ces frais seront identifiés.

4 - Les indemnités de licenciement :

Elles seront dues sur justificatifs.

Sur les demandes annexes :

Le jugement est confirmé en ce qu'il a condamné les consorts S. aux dépens de première instance.

Les consorts S. qui succombent supporteront la charge des dépens d'appel, comprenant les frais d'expertise.

Au regard des circonstances de la cause et de la position respective des parties, l'équité justifie de condamner Christophe et Laurent S. à payer chacun à la SAS Coeur Vaillants une somme de 3 000,00 euros au titre des frais non compris dans les dépens d'appel, le jugement étant confirmé en ce qu'il les a condamnés chacun au paiement d'une somme de 2 000,00 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS :

La cour, statuant par arrêt mis à disposition au greffe, contradictoirement et en dernier ressort,

Vu l'arrêt du 18 février 2020,

Vu le rapport d'expertise de M P.,

Juge que l'indemnité d'éviction due par Christophe et Laurent S. doit indemniser la perte du fonds de commerce,

Fixe l'indemnité d'éviction aux sommes suivantes :

. valeur du fonds de commerce : 384 000,00€

. indemnité de remploi : 38 400,00€

. trouble commercial : 17 441,00€

. frais de réinstallation : réservés

. frais de licenciement : sur justificatifs

Condamne Christophe et Laurent S. à payer à la SAS Coeurs Vaillants les sommes suivantes :

. valeur du fonds de commerce : 384 000,00€

. indemnité de remploi : 38 400,00€

. trouble commercial : 17 441,00€

Outre les frais de licenciement sur justificatifs,

Rejette en l'état la demande de la SAS Coeurs Vaillants de voir condamner Christophe et Laurent S. à lui payer les frais de réinstallation « sur justificatifs, sous réserve de l'appréciation de la cour »,

Dit qu'il appartiendra à la SAS Coeurs Vaillants, lorsque ces frais de réinstallation seront identifiés et en cas de désaccord avec les bailleurs, de saisir de nouveau le tribunal d'une demande chiffrée,

Déboute Christophe et Laurent S. de leur demande de mesure de constatations,

Confirme le jugement sur les dépens et les frais irrépétibles de première instance

Y ajoutant,

Condamne Christophe et Laurent S. aux dépens d'appel comprenant les frais d'expertise,

Vu l'article 700 du code de procédure civile,

Condamne Christophe et Laurent S. à payer chacun à la SAS Coeurs Vaillants une somme de 3 000,00 euros au titre des frais non compris dans les dépens d'appel.