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Décisions

CA Douai, 8e ch. sect. 3, 8 avril 2021, n° 18/04688

DOUAI

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Carrefour Proximité France (SAS)

Défendeur :

Société Civile Immobilière Emeraude (SCI)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Collière

Conseillers :

Mme Convain, Mme Billières

CA Douai n° 18/04688

8 avril 2021

EXPOSÉ DU LITIGE :

Par acte en date du 29 mars 1993, M. Jean-Jacques H., aux droits duquel est venue la société immobilière civile Emeraude (la SCI Emeraude) a consenti à la société Vendex Food, aux droits de laquelle est venue la société par actions simplifiée Carrefour Proximité France, un bail portant sur des locaux à usage commercial situés [...], à effet du 1er avril 1994.

Par jugement en date du 21 novembre 2016, le tribunal de grande instance de Lille a notamment :

- dit que la SCI Emeraude avait indûment réclamé et intégré dans ses comptes de charge pour la période 2009-2014 une somme totale de 29 712,96 euros au titre de 'frais de maintenance' ;

- rejeté toutes les demandes de la SCI Emeraude ;

- condamné la SCI Emeraude à payer, en deniers ou quittances à la SAS Carrefour Proximité France, la somme de 7 450,23 euros au titre des charges pour la période 2009-2014 ;

-condamné la SCI Emeraude à payer à la SAS Carrefour Proximité France la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.

Le 13 octobre 2017, la société Carrefour Proximité France a fait procéder à une saisie-attribution des comptes bancaires de la SCI Emeraude ouverts dans les livres de la banque CIC Nord Ouest, en vertu du jugement précité.

La saisie-attribution a été dénoncée à la SCI Emeraude le 19 octobre 2017 suivant.

Suivant acte du 16 novembre 2017, la société Emeraude a fait assigner la société Carrefour Proximité France devant le juge de l'exécution du tribunal de grande instance de Lille pour contester cette saisie-attribution.

Par jugement contradictoire du 6 août 2018, le juge de l'exécution a :

- écarté l'exception d'incompétence ;

- constaté la compensation entre la créance de la société Carrefour Proximité France en vertu du jugement du tribunal de grande instance de Lille du 21 novembre 2016 et la créance d'indemnités d'occupation de la société Emeraude en vertu du bail notarié du 29 mars 1993 ;

- ordonné la mainlevée de la saisie-attribution pratiquée par la société Carrefour Proximité France contre la société Emeraude entre les mains de la banque CIC Nord-Ouest, suivant procès-verbal du 13 octobre 2017 ;

- dit n'y avoir lieu à 'constater' le solde dû par la société Carrefour Proximité France à la société Emeraude ;

- débouté la société Emeraude de sa demande de dommages et intérêts ;

- condamné la société Carrefour Proximité France à payer à la société Emeraude la somme de 1000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné la société Carrefour Proximité France aux dépens.

Par déclaration adressée par la voie électronique le 13 août 2018, la société Carrefour Proximité France a interjeté appel de cette décision.

Par acte en date du 12 novembre 2018, la SCI Emeraude a fait assigner la société Carrefour Proximité France devant le tribunal de grande instance de Lille aux fins de la voir condamner à lui régler diverses sommes à titre d'indemnités d'occupation pour la période du 15 novembre 2016 au 15 janvier 2017 ainsi qu'au titre du préjudice de remise en état et à titre de dommages et intérêts pour abus dans l'exercice du droit d'option.

Par ordonnance du 16 janvier 2019, le juge de la mise en état a, dans le cadre de cette instance, ordonné une mesure de médiation.

Par arrêt en date du 6 juin 2019, la cour a ordonné le sursis à statuer sur l'ensemble des demandes formées au fond par les parties jusqu'à l'issue de la mesure de médiation ainsi ordonnée, dit qu'il appartiendrait à la partie la plus diligente de ressaisir la cour et réservé les demandes fondées sur l'article 700 du code de procédure civile ainsi que les dépens.

A la suite de l'échec de la médiation, la société Carrefour Proximité France a ressaisi la cour.

Aux termes de ses dernières conclusions du 12 novembre 2020, elle demande à la cour de :

Vu les articles 378, 563 et suivants du code de procédure civile, 1348 et suivants du code civil, 1231 et 1231-5 du code civil,

- déclarer ses écritures recevables ;

A titre principal,

- infirmer le jugement déféré en ce qu'il a constaté la compensation, ordonné la mainlevée de la saisie-attribution et l'a condamnée à payer à la société Emeraude la somme de 1 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens ;

- le confirmer pour le surplus ;

- débouter la SCI Emeraude de toutes ses demandes et de son exception de compensation ;

A titre subsidiaire, dans l'hypothèse où par extraordinaire, la cour jugerait que la clause du bail selon laquelle « l'indemnité trimestrielle d'occupation à la charge du preneur en cas de non-délaissement des locaux après résiliation de plein droit ou judiciairement ou expiration du bail, sera établie forfaitairement sur la base du double du dernier terme exigible » serait applicable :

- dire que cette clause est constitutive d'une clause pénale et que son montant est manifestement excessif ;

- modérer, en conséquence, le montant de ladite clause et ramener le montant de l'indemnité d'occupation qu'elle stipule à hauteur du montant du dernier loyer en vigueur en vertu du bail notarié du 29 mars 1993 renouvelé à effet du 1er avril 2006 ;

- fixer en conséquence, le montant de l'indemnité d'occupation résultant de l'exercice du droit d'option par la société Carrefour Proximité France au montant du dernier loyer en vigueur en vertu du bail notarié du 29 mars 1993, renouvelé à effet du 1er avril 2006 ;

- constater la compensation entre sa créance au titre du dépôt de garantie conservé entre les mains de la SCI Emeraude, d'un montant de 39 280,16 euros, et toute créance de la SCI Emeraude au titre de l'occupation des locaux entre le 14 novembre 2016 (date d'exercice du droit d'option) et le 12 janvier 2017 (date de restitution des locaux) ;

En toute hypothèse,

- condamner la SCI Emeraude à lui payer la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, au titre des frais non taxables de première d'instance et d'appel ;

- condamner la SCI Emeraude aux dépens de première instance et d'appel, et dire qu'ils pourront être recouvrés par Maître Marie-Hélène L. dans les conditions prévues à l'article 699 du code de procédure civile.

Aux termes de ses dernières conclusions du 7 mai 2019, antérieures à l'arrêt de sursis à statuer du 6 juin 2019, la SCI Emeraude demande à la cour de :

in limine litis :

- déclarer nouvelle et par suite irrecevable la demande de la société Carrefour Proximité France au titre de la qualification et de la minoration de clause pénale ;

- déclarer nouvelle et par suite irrecevable la demande de société Carrefour Proximité France au titre de la compensation avec le dépôt de garantie ;

Sur le fond :

A titre principal,

- débouter la société Carrefour de l'ensemble de ses demandes ;

- confirmer le jugement rendu par le juge de l'exécution de Lille de Lille le 6 août 2018 en ce qu'il a écarté l'exception d'incompétence, constaté la compensation, ordonné la mainlevée de la saisie-attribution, condamné la société Carrefour Proximité France à lui payer la somme de 1 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens ;

- infirmer le jugement déféré en ce qu'il a écarté la clause relative aux loyers d'avance stipulant: « En cas de résiliation de plein droit ou judiciaire du fait du preneur, le montant total des loyers d'avance, même si une partie n'en a pas été versée, restera acquis au bailleur, à titre d'indemnisation forfaitaire et irréductible du seul préjudice résultant de cette résiliation, sans préjudice de tous autres dus ou dommages et intérêts en réparation du dommage résultant des agissements du preneur ayant ou non provoqué cette résiliation » ;

- statuant à nouveau, dire, ajoutant audit jugement, que cette clause a vocation à s'appliquer ;

- condamner la société Carrefour Proximité France à lui payer la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner la société Carrefour Proximité France aux entiers dépens avec droit pour la SCP D. et F. de se prévaloir des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Il convient de se référer aux écritures des parties pour un plus ample exposé de leurs prétentions et de leurs moyens.

MOTIFS :

Sur la demande de mainlevée de la saisie-attribution :

Il appartient au juge de l'exécution de vérifier le montant de la créance dont le recouvrement est poursuivi et de trancher la contestation relative à l'exception de compensation présentée à l'appui d'une demande de mainlevée de saisie.

La SCI Emeraude oppose à la société Carrefour Proximité France la compensation entre la créance de cette dernière découlant du jugement du 21 novembre 2016 et ses propres créances qui résulteraient de l'application de la clause intitulée 'clause résolutoire - sanctions - intérêts' insérée au bail du 29 mars 1993.

Les parties litigieuses de cette clause stipulent que :

'- en cas de résiliation de plein droit ou judiciaire du fait du preneur, le montant total des loyers d'avance, même si une partie n'en a pas été versée, restera acquis au bailleur, à titre d'indemnisation forfaitaire et irréductible du seul préjudice résultant de cette résiliation, sans préjudice de tous autres dûs ou dommages et intérêts en réparation du dommage résultant des agissements du preneur ayant ou non provoqué cette résiliation.

- l'indemnité trimestrielle d'occupation à la charge du preneur en cas de non-délaissement des locaux après résiliation de plein droit ou judiciairement ou expiration du bail, sera établie forfaitairement sur la base du double du dernier terme exigible, cette indemnité de base étant réajustée ultérieurement de plein droit pour être portée, si elle lui est inférieure, au montant exigé du nouveau preneur.'

En l'espèce, par acte extrajudiciaire en date du 29 septembre 2015, la SCI Emeraude a fait délivrer à sa locataire un congé à effet du 31 mars 2016, avec offre de renouvellement du bail moyennant un loyer modifié.

Par acte extrajudiciaire en date du 14 novembre 2016, la société Carrefour Proximité France a, se prévalant du droit d'option qui lui était offert par l'article L. 145-57 du code de commerce, notifié à la SCI Emeraude sa renonciation pure et simple au renouvellement du bail, l'informant qu'elle quitterait définitivement les lieux à la date du 15 janvier 2017. Elle a effectivement quitté les lieux le 12 janvier 2017.

Le contrat de bail a donc pris fin le 31 mars 2016, date pour laquelle le congé a été donné, étant précisé que cette situation ne caractérise pas une 'résiliation de plein droit ou judiciaire du fait du preneur' donnant lieu à l'acquisition par le bailleur du montant total des loyers d'avance à titre de réparation. C'est donc à juste titre que le premier juge a écarté l'application de ces stipulations et, partant la compensation opposée par la société Emeraude en raison d'une créance de 32 932,31 euros.

En outre, la renonciation de la société Emeraude au renouvellement du bail a pour conséquence qu'elle s'est maintenue dans les lieux d'abord légalement depuis la date d'expiration du bail jusqu'à la date à laquelle elle a exercé son option, ensuite sans droit ni titre à compter du 14 novembre 2016, date à laquelle elle a exercé son option. A compter de cette dernière date, elle est tenue d'une indemnité d'occupation de droit commun dont la société Emeraude entend obtenir le doublement en application du second paragraphe susvisé des stipulations contractuelles.

Ces stipulations en ce qu'elles visent en particulier le non-délaissement des locaux par le preneur après expiration du bail ont effectivement vocation à s'appliquer compte tenu du maintien fautif de la Carrefour Proximité France dans les lieux à compter du 14 novembre 2016.

La société Carrefour Proximité France demande à titre subsidiaire que cette clause soit qualifiée de clause pénale et réduite, la SCI Emeraude contestant la recevabilité de cette demande au motif qu'il s'agirait d'une demande nouvelle irrecevable.

Or, force est constater que, si la société Carrefour Proximité France ne demandait pas expressément en première instance dans le dispositif de ses conclusions la réduction de la clause litigieuse qu'elle qualifiait de clause pénale, une telle demande ne constitue pas une demande nouvelle au sens de l'article 564 du code de procédure civile dès lors qu'elle ne vise qu'à écarter la prétention de la société Emeraude opposant la compensation. Cette demande est donc recevable.

Sur la qualification de la clause litigieuse, il ne fait pas de doute que, dans la mesure où, les parties ont, pour réparer le maintien fautif dans les lieux du preneur, évalué forfaitairement et à l'avance, l'indemnité d'occupation qui serait due à deux fois le montant du loyer, il s'agit bien d'une clause pénale, sujette par conséquent, en application de l'article 1152 du code civil dans sa rédaction applicable en l'espèce, à réduction si elle est manifestement excessive.

En l'espèce, tel est le cas au regard du préjudice subi par le bailleur qui a pu mettre à profit la période du 14 novembre 2016 au 12 janvier 2017, pendant laquelle la société Carrefour Proximité France s'est maintenue dans les lieux sans droit ni titre, pour rechercher un nouveau locataire tout en percevant de la société Carrefour Proximité France une somme égale au montant du loyer contactuellement fixé. Il convient donc de réduire l'indemnité d'occupation au montant du loyer contractuellement fixé.

Dans ces conditions, il n'y a pas lieu de retenir la compensation à raison de la créance que la SCI Emeraude oppose en application de cette clause.

En définitive, la société Emeraude ne peut arguer, ni au titre de la clause relative aux loyers d'avance, ni au titre de celle relative au doublement de l'indemnité d'occupation, d'aucune créance lui permettant d'opposer la compensation à la société Carrefour Proximité France.

Il convient en conséquence, par voie d'infirmation du jugement, de rejeter l'exception de compensation soulevée par la SCI Emeraude et de la débouter de sa demande de mainlevée de la saisie-attribution.

Sur l'article 700 du code de procédure civile et les dépens :

La société Carrefour n'ayant pas demandé en première instance la modération de la clause pénale, doit conserver à sa charge les dépens de première instance et sera déboutée de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile au titre de ses frais irrépétibles de première instance.

L'équité commande de débouter la SCI Emeraude de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile au titre de la première instance.

Partie perdante en appel, la SCI Emeraude sera condamnée aux dépens d'appel

qui seront recouvrés par Maître Marie-Hélène L., avocat, conformément à l'article 699 du code de procédure civile, et nécessairement déboutée de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile.

Il convient en revanche de la condamner à régler à la société Carrefour Proximité France la somme de 1 500 euros au titre des frais non compris dans les dépens que cette dernière a été contrainte d'exposer en appel.

PAR CES MOTIFS

Déclare recevable la demande de la société Carrefour Proximité France tendant à la qualification et à la minoration de la clause relative au doublement de l'indemnité d'occupation ;

Confirme le jugement déféré en ce qu'il a condamné la société Carrefour Proximité France aux dépens ;

Infirme le jugement déféré sur le surplus et y ajoutant,

Dit que la clause relative au doublement de l'indemnité d'occupation est une clause pénale et en réduit le montant à celui du dernier loyer appliqué en vertu du bail ;

Rejette l'exception de compensation soulevée par la SCI Emeraude ;

Déboute la SCI Emeraude de sa demande de mainlevée de la saisie-attribution ;

Déboute les parties de leurs demandes fondées sur l'article 700 du code de procédure civile au titre de la première instance ;

Déboute la SCI Emeraude de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile au titre de l'appel ;

Condamne la SCI Emeraude à payer à la société Carrefour Proximité France la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre de l'appel ;

Condamne la SCI Emeraude aux dépens d'appel qui seront recouvrés par Maître Marie-Hélène L., avocat, conformément à l'article 699 du code de procédure civile.