CE, 4e et 1re ch. réunies, 1 juin 2022, n° 434225
CONSEIL D'ÉTAT
Arrêt
Annulation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Maugüé
Rapporteur :
M. Monteillet
Rapporteur public :
M. Dieu
Avocats :
SCP Thouvenin, Coudray, Grevy, SCP Gatineau, Fattaccini, Rebeyrol
Vu les procédures suivantes :
La Fédération CFDT des banques et assurances, Mme D... B..., Mme M... E... épouse O..., Mme L... N... épouse H..., Mme J... F... épouse A..., Mme G... I... et M. K... C... ont demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler pour excès de pouvoir la décision du 12 octobre 2018 par laquelle la directrice régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi d'Ile-de-France a homologué le document unilatéral portant plan de sauvegarde de l'emploi de la société Alliage Assurances. Par un jugement n° 1823072/3-3 du 5 mars 2019, le tribunal administratif a rejeté cette demande.
Par un arrêt n° 19PA01502 du 4 juillet 2019, la cour administrative d'appel de Paris a, sur appel de la Fédération CFDT des banques et assurances, de Mme D... B..., Mme M... O..., Mme L... H..., Mme J... A..., Mme G... I... et M. K... C..., annulé ce jugement et la décision du 12 octobre 2018.
1° Sous le n° 434225, par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 4 septembre et 5 décembre 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la ministre du travail demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cet arrêt ;
2°) réglant l'affaire au fond, de rejeter l'appel de la Fédération CFDT des banques et assurances et autres.
2° Sous le n°434243, par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 4 septembre et 4 décembre 2019 et le 3 décembre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la SELAFA MJA et la SELARL FIDES, agissant en qualité de liquidateurs de la société Alliage Assurances, demandent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cet arrêt ;
2°) réglant l'affaire au fond, de rejeter l'appel de la Fédération CFDT des banques et assurances et autres ;
3°) de mettre à la charge de la Fédération CFDT des banques et assurances et autres la somme de 4 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces des dossiers ; Vu :
- le code de commerce ;
- le code du travail ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Sylvain Monteillet, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Frédéric Dieu, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Thouvenin, Coudray, Grevy, avocat de la Fédération CFDT des banques et assurances et autres et à la SCP Gatineau, Fattaccini, Rebeyrol, avocat de la SELAFA MJA et de la SELAFA FIDES ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Alliage Assurances a été placée en liquidation judiciaire par un jugement du 27 septembre 2018 du tribunal de commerce de Paris. Par une décision du 12 octobre 2018, la directrice régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE) d'Ile-de-France a homologué le document unilatéral fixant le contenu d'un plan de sauvegarde de l'emploi prévoyant la suppression des cent-quarante postes de l'entreprise. Par un jugement du 5 mars 2019, le tribunal administratif de Paris a rejeté la demande de la Fédération CFDT des banques et assurances et de six salariés tendant à l'annulation de cette décision. Par un arrêt du 4 juillet 2019, la cour administrative d'appel de Paris a, sur appel de la Fédération CFDT des banques et assurances et de ces salariés, annulé ce jugement et cette décision. La ministre du travail, d'une part, la SELAFA MJA et la SELARL FIDES, agissant en qualité de liquidateurs de la société Alliage Assurances, d'autre part, se pourvoient en cassation contre cet arrêt. Ces pourvois étant dirigés contre le même arrêt, il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision.
Sur les pourvois en cassation :
2. D'une part, aux termes de l'article L. 1233-58 du code du travail : " I. En cas de redressement ou de liquidation judiciaire, l'employeur, l'administrateur ou le liquidateur, selon le cas, qui envisage des licenciements économiques, met en œuvre un plan de licenciement dans les conditions prévues aux articles L. 1233-24-1 à L. 1233-24-4. (...) / II. Pour un licenciement d'au moins dix salariés dans une entreprise d'au moins cinquante salariés, l'accord mentionné à l'article L. 1233-24-1 est validé et le document mentionné à l'article L. 1233-24-4, élaboré par l'employeur, l'administrateur ou le liquidateur, est homologué dans les conditions fixées aux articles L. 1233-57-1 à L. 1233-57-3, aux deuxième et troisième alinéas de l'article L. 1233-57-4 et à l'article L. 1233-57-7. / Par dérogation au 1° de l'article L. 1233-57-3, sans préjudice de la recherche, selon le cas, par l'administrateur, le liquidateur ou l'employeur, en cas de redressement ou de liquidation judiciaire, des moyens du groupe auquel l'employeur appartient pour l'établissement du plan de sauvegarde de l'emploi, l'autorité administrative homologue le plan de sauvegarde de l'emploi après s'être assurée du respect par celui-ci des articles L. 1233-61 à L. 1233-63 au regard des moyens dont dispose l'entreprise. / (...) / Les délais prévus au premier alinéa de l'article L. 1233-57-4 [au terme desquels, après réception du dossier complet, l'administration doit notifier à l'employeur sa décision de validation ou d'homologation] sont ramenés, à compter de la dernière réunion du comité social et économique, à huit jours en cas de redressement judiciaire et à quatre jours en cas de liquidation judiciaire. / (...) ". Aux termes de l'article L. 1233-61 du code du travail : " Dans les entreprises d'au moins cinquante salariés, lorsque le projet de licenciement concerne au moins dix salariés dans une même période de trente jours, l'employeur établit et met en œuvre un plan de sauvegarde de l'emploi pour éviter les licenciements ou en limiter le nombre. / Ce plan intègre un plan de reclassement visant à faciliter le reclassement sur le territoire national des salariés dont le licenciement ne pourrait être évité, notamment celui des salariés âgés ou présentant des caractéristiques sociales ou de qualification rendant leur réinsertion professionnelle particulièrement difficile. / (...) ". Aux termes de l'article L. 1233-62 du code du travail : " Le plan de sauvegarde de l'emploi prévoit des mesures telles que : / 1° Des actions en vue du reclassement interne sur le territoire national, des salariés sur des emplois relevant de la même catégorie d'emplois ou équivalents à ceux qu'ils occupent ou, sous réserve de l'accord exprès des salariés concernés, sur des emplois de catégorie inférieure ; / (...) / 3° Des actions favorisant le reclassement externe à l'entreprise, notamment par le soutien à la réactivation du bassin d'emploi ; / 4° Des actions de soutien à la création d'activités nouvelles ou à la reprise d'activités existantes par les salariés ; / 5° Des actions de formation, de validation des acquis de l'expérience ou de reconversion de nature à faciliter le reclassement interne ou externe des salariés sur des emplois équivalents ; / ...) ". Aux termes, enfin, de l'article L. 1233-24-4 du même code : " A défaut d'accord (...), un document élaboré par l'employeur après la dernière réunion du comité d'entreprise fixe le contenu du plan de sauvegarde de l'emploi et précise les éléments prévus aux 1° à 5° de l'article L. 1233-24-2, dans le cadre des dispositions légales et conventionnelles en vigueur ".
3. Lorsque l'administration est saisie d'une demande d'homologation d'un document élaboré en application de l'article L. 1233-24-4 du code du travail, il lui appartient, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, de vérifier la conformité de ce document et du plan de sauvegarde de l'emploi dont il fixe le contenu aux dispositions législatives et aux stipulations conventionnelles applicables, en s'assurant notamment du respect par le plan de sauvegarde de l'emploi des dispositions des articles L. 1233-61 à L. 1233-63 du même code. A ce titre, il revient notamment à l'autorité administrative de s'assurer que le plan de reclassement intégré au plan de sauvegarde de l'emploi est de nature à faciliter le reclassement des salariés dont le licenciement ne pourrait être évité. L'employeur doit, à cette fin, avoir identifié dans le plan l'ensemble des possibilités de reclassement des salariés dans l'entreprise. En outre, lorsque l'entreprise appartient à un groupe, l'employeur, seul débiteur de l'obligation de reclassement, doit avoir procédé à une recherche sérieuse des postes disponibles pour un reclassement dans les autres entreprises du groupe. Pour l'ensemble des postes de reclassement ainsi identifiés, l'employeur doit avoir indiqué dans le plan leur nombre, leur nature et leur localisation. A cet égard, la seule circonstance que, dans une entreprise en liquidation judiciaire, le liquidateur judiciaire, alors qu'il a utilement saisi les autres entreprises du groupe en vue d'une recherche des postes de reclassement disponibles sur le territoire national, n'ait pas obtenu les réponses de tout ou partie de ces entreprises, ne fait pas obstacle à ce que le plan de reclassement soit regardé comme satisfaisant les exigences figurant aux dispositions des articles L. 1233-61 à L. 1233-62 du code du travail et à ce que l'administration, le cas échéant, estime, dans le cadre du contrôle global qui lui incombe, que le plan de sauvegarde de l'emploi est suffisant, eu égard aux moyens de l'entreprise.
4. Par suite, en jugeant, sans, au surplus, opérer le contrôle global qui lui incombait quant au caractère suffisant du plan de sauvegarde au égard des moyens de l'entreprise, que l'autorité administrative n'avait pu légalement homologuer le document unilatéral portant plan de sauvegarde de l'emploi de la société Alliage Assurances au motif que la liste des postes de reclassement annexée au plan de sauvegarde de l'emploi était incomplète, faute pour une des entreprises du groupe d'avoir fait savoir, avant la décision de l'administration, s'il existait des postes de reclassement sur le territoire national en son sein, la cour administrative d'appel de Paris a commis une erreur de droit. Dès lors, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de leurs pourvois, les requérants sont fondés à demander l'annulation de l'arrêt qu'ils attaquent.
Sur le règlement au fond :
5. Le délai de trois mois imparti à la cour administrative d'appel pour statuer par les dispositions de l'article L. 1235-7-1 du code du travail étant expiré, il y a lieu pour le Conseil d'Etat, en application des mêmes dispositions, de statuer immédiatement sur l'appel formé par la Fédération CFDT des banques et assurances et autres contre le jugement du 5 mars 2019 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté leur demande tendant à l'annulation de la décision d'homologation du 12 octobre 2018.
6. En premier lieu, il y a lieu, par adoption des motifs retenus par les premiers juges au point 3 de leur jugement, d'écarter les moyens tirés de ce que, à titre principal, la société Alliage Management doit être regardée comme co-employeur des salariés de la société Alliage Assurances et, à titre subsidiaire, la décision attaquée est irrégulière en ce qu'elle a été prise sur la demande de la société Alliage Assurances, alors que cette demande aurait dû être présentée par la société Alliage Management dès lors qu'elle doit être regardée comme le véritable employeur de ces salariés.
7. En deuxième lieu, aux termes de l'article L. 2313-8 du même code : " Lorsqu'une unité économique et sociale regroupant au moins onze salariés est reconnue par accord collectif ou par décision de justice entre plusieurs entreprises juridiquement distinctes, un comité social et économique commun est mis en place (...) ". Il ressort des pièces du dossier que le plan de sauvegarde de l'emploi litigieux, qui concerne la seule société Alliance Assurances, n'a pas été décidé au niveau de l'unité économique et sociale constituée entre les sociétés Alliage Assurances et Alliage Management. Par suite, le moyen tiré de ce que la procédure d'information et de consultation des représentants du personnel était irrégulière faute de consultation du comité central d'entreprise de cette unité économique et sociale sur le contenu du plan de sauvegarde de l'emploi doit être écarté.
8. En troisième lieu, il résulte des dispositions du code du travail citées au point 2 que lorsque l'administration est saisie d'une demande d'homologation d'un document élaboré en application de l'article L. 1233-24-4 du code du travail, il lui appartient, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, de vérifier, dans le cas des entreprises en redressement ou en liquidation judiciaires, d'une part, que l'administrateur, le liquidateur ou l'employeur a recherché, pour l'établissement du plan de sauvegarde de l'emploi, les moyens dont disposent l'unité économique et sociale et le groupe auquel l'entreprise appartient et, d'autre part, que le plan de sauvegarde de l'emploi n'est pas insuffisant au regard des seuls moyens dont dispose l'entreprise.
9. Sur le premier point, il ressort des pièces du dossier que les liquidateurs ont, contrairement à ce qui est soutenu, sollicité les entreprises du groupe en vue qu'elles abondent le plan de sauvegarde de l'emploi.
10. Sur le second point, il ressort des pièces du dossier que la société Alliage Assurances présentait, à la date du jugement la plaçant en liquidation judiciaire sans poursuite d'activité, un passif de plus de 2,8 millions d'euros pour un actif disponible de 941 018 euros, et était dans l'incapacité de payer les salaires de ses employés depuis plusieurs semaines, de sorte qu'elle n'était pas en mesure d'abonder financièrement le plan de sauvegarde de l'emploi litigieux. En outre, si le plan de reclassement qu'il comporte n'identifie, s'agissant du reclassement interne des salariés, aucun poste de reclassement, une telle circonstance est dûe à la cessation totale et définitive d'activité de la société Alliage Assurances et à l'absence de propositions de reclassement alors formulées par les autres entreprises du groupe. Il indique toutefois que les éventuelles propositions de reclassement faites ultérieurement par les entreprises du groupe seront mentionnées dans une liste annexée au plan de sauvegarde de l'emploi. A cet égard, si les requérants font valoir que ce n'est que le 8 octobre 2018 que les liquidateurs judiciaires ont adressé par voie postale un courrier à la société Alliage Management, seule entreprise du groupe qui disposait d'un établissement sur le territoire national, lui demandant si elle disposait de postes de reclassement et que ce courrier n'a été réceptionné que le 12 octobre suivant, soit à la date à laquelle l'autorité administrative a homologué le document unilatéral portant plan de sauvegarde de l'entreprise, ce dont ils déduisent que les liquidateurs n'avaient pas utilement sollicité cette entreprise, il ressort des pièces du dossier que cette société rencontrait elle-même des difficultés financières de nature à faire obstacle à ce qu'elle procède à des recrutements et qu'elle a indiqué le 15 octobre suivant n'avoir aucun poste de reclassement. Dans ces circonstances très particulières, la circonstance que les liquidateurs aient tardé à saisir la société Alliage Management en vue de l'identification de postes de reclassement a été en l'espèce sans influence sur le caractère sérieux de la recherche de reclassement interne qu'ils ont opérée et sur le contenu du plan de reclassement figurant au plan de sauvegarde de l'emploi de la société Alliage Assurances. Enfin, le document unilatéral comporte diverses mesures, correspondant à des dispositifs légaux ou financés sur fonds publics, quant au reclassement externe des salariés. Au vu de l'ensemble de ces éléments, et notamment de ceux relatifs au plan de reclassement, les requérants ne sont pas fondés à soutenir que l'administration ne pouvait légalement homologuer le document unilatéral arrêtant ce plan de sauvegarde de l'emploi au motif qu'il était insuffisant au regard des moyens de l'entreprise.
11. Il résulte de ce qui précède que la Fédération CFDT des banques et assurances et autres ne sont pas fondés à se plaindre de ce que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté leur demande tendant à l'annulation de la décision du 12 octobre 2018.
12. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions présentées par la SELAFA MJA et la SELARL FIDES à l'encontre de la Fédération CFDT des banques et assurances et autres au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Ces dispositions font obstacle à ce qu'il soit fait droit aux conclusions présentées au même titre par la Fédération CFDT des banques et assurances et autres.
DECIDE :
Article 1er : L'arrêt du 4 juillet 2019 de la cour administrative d'appel de Paris est annulé.
Article 2 : La requête de la Fédération CFDT des banques et assurances, de Mme D... B..., Mme M... O..., Mme L... H..., Mme J... A..., Mme G... I... et M. K... C... est rejetée, ainsi que leurs conclusions présentées en cassation au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Les conclusions présentées par la SELAFA MJA et par la SELARL FIDES au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la SELAFA MJA et à la SELARL FIDES, en leur qualité de liquidateurs judiciaires de la société Alliage Assurances, au ministre du travail, du plein emploi et de l'insertion et à la Fédération CFDT des banques et assurances, première défenderesse dénommée.