CA Paris, Pôle 5 ch. 2, 22 mars 2019, n° 17/21767
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Mme Karida S.
Défendeur :
S.A. AIR AUSTRAL, S.A.S. EWA AIR
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Anne-Marie GABER
Conseillers :
Mme Laurence LEHMANN, Mme Françoise BARUTEL
Avocats :
SELARL CABINET CHRISTIAN D. & ASSOCIES, SELARL 2H AVOCATS, SELAS LEXINGTON AVOCATS
ARRET :
Contradictoire
Par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile
Signé par Mme Anne-Marie GABER, Présidente, et par Mme Carole TREJAUT, Greffière, à laquelle la minute du présent arrêt a été remise par la magistrate signataire.
Vu le jugement contradictoire du 10 novembre 2017 rendu par le tribunal de grande instance de Paris,
Vu l'appel interjeté le 27 novembre 2017 par Mme S.,
Vu les dernières conclusions (n°2) remises au greffe, et notifiées, par voie électronique, le 30 janvier 2019 de l'appelante,
Vu les conclusions en défense (n°1) remises au greffe, et notifiées, par voie électronique, le 12 décembre 2018 des sociétés Ewa Air et Air Austral, intimées et incidemment appelantes,
Vu l'ordonnance de clôture du 6 février 2019,
Vu la note d'audience du 6 février 2019 relavant contradictoirement que la cour observe que dans le dispositif de ses écritures Mme S. ne formule aucune prétention au titre de la concurrence déloyale et que cette demande est réputée abandonnée,
Il est expressément renvoyé, pour un exposé complet des faits de la cause et de la procédure, à la décision entreprise et aux écritures précédemment visées des parties.
Il sera simplement rappelé que Mme S. se prévaut de droits d'auteur en particulier sur deux croquis au crayon montrant chacun une robe de couleur unie, l'une claire, l'autre foncée, avec des galons et un foulard de même motif, présentant des fleurs en étoile à longs pétales (dont il n'est pas discuté qu il s'agit de la fleur d'Ylang) sur fond clair pour la robe foncée et sur fond foncé pour la robe claire, présentés comme suit :
Ayant constaté que des uniformes confectionnés sur la base de ses croquis étaient devenus les uniformes officiels des hôtesses de l'air de la société Ewa Air, filiale mahoraise de la société Air Austral, qui communiquait sur ces créations, sans, selon elle, qu'aucun accord n'ait été conclu ni aucune offre de rémunération faite, elle a adressé les 5 et 9 juin 2015 une mise en demeure aux sociétés Ewa Air et Air Austral afin d'obtenir notamment le paiement de 50 000 euros au titre de la rémunération de son travail et de la réparation des préjudices résultant des atteintes à ses droits d'auteur.
Les sociétés Ewa Air et Air Austral n'ayant pas donné suite à ses demandes elle les a, selon la décision entreprise, faites assigner les 24 juillet et 10 août 2015 devant le tribunal de grande instance de Nanterre, lequel s'est déclaré incompétent le 14 janvier 2016 au profit du tribunal de grande instance de Paris.
Le juge de la mise en état a, par ordonnance du 25 novembre 2016, déclaré irrecevable l'exception de nullité de l'assignation et fait injonction à Mme S. de déterminer l'oeuvre ou les oeuvres qu'elle revendique, de caractériser les éléments d'originalité invoqués et d'établir la matérialité de la contrefaçon alléguée.
Par jugement dont appel, les premiers juges ont, entre autres dispositions, dit que les croquis réalisés par Mme S. ne bénéficient pas de la protection par le droit d'auteur, la condamnant à payer aux sociétés Air Austral et Ewa Air 2 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, et débouté ces sociétés de leurs demandes pour procédure abusive.
Mme S., appelante, maintient avoir créé en octobre 2013 une 'uvre originale et n'avoir pas donné son accord à son exploitation, réitérant ses demandes en paiement d'une somme de 40 000 euros pour atteinte à ses droits patrimoniaux d'auteur et de 10 000 euros pour préjudice moral subi, sollicitant par ailleurs le paiement de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Les sociétés Ewa Air et Air Austral, appelantes incidentes, renouvellent leur demande en paiement de la somme de 10 000 euros pour procédure abusive et réclament 25 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Les fins de non recevoir opposées en première instance par les sociétés Air austral et Ewa Air ne sont pas reprises et les demandes de Mme S. fondées sur l'article 1240 du code civil sont, ainsi que relevé contradictoirement à l'audience, réputées abandonnées.
Pour combattre le grief de contrefaçon les sociétés Air Austral et Ewa Air font valoir, en premier lieu, que les croquis revendiqués sont dénués de l'originalité requise pour prétendre accéder à une protection au titre du droit d'auteur et, en second lieu, que Mme S. a consenti sans équivoque à leur exploitation.
Il n'est pas dénié que l'auteur d'une oeuvre de l'esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous qui comporte des attributs d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d'ordre patrimonial, que ce droit est conféré à l'auteur de toute oeuvre de l'esprit, quels qu'en soient le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination et qu'il s'en déduit le principe de la protection d'une oeuvre, sans formalité, du seul fait de la création d'une forme originale.
Il incombe toutefois à celui qui entend se prévaloir des droits de l'auteur, de caractériser l'originalité de cette création, le bien fondé de l'action en contrefaçon étant subordonné au fait que la création, objet de cette action, soit une oeuvre de l'esprit protégeable au sens de la loi, c'est à dire originale.
Pour conclure à l'originalité des deux croquis en cause (reproduits en pièce 18 des intimées), envoyés à la société Air Austral les 7 et 9 octobre 2013, Mme S. soutient, sans prétendre s'approprier un genre, qu'elle procède de la combinaison des éléments caractéristiques suivants :
un foulard orné de motifs représentant les fleurs emblématiques de Mayotte, attaché et disposé d'une manière particulière, le foulard tombant comme un châle, couvrant une épaule remontant le long du cou et venant s'attacher sur l'arrière de la coiffure à l'aide d'une broche, évoquant une tenue traditionnelle mahoraise, avec une robe fourreau moderne présentant une encolure décolletée droite finissant en V dont la fausse ceinture, ainsi que les galons aux manches et au bas de la robe reprennent le motif traditionnel mahorais.
Il sera relevé que si une responsable 'carrière et recrutement' de la société Air Austral indique avoir oralement transmis à la soeur de Mme S. un 'cahier des charges', celle-ci ne fournit que des indications générales laissant une large liberté d'agencement et de création : paréo mahorais pouvant être revu en châle, étole ou foulard dans le même esprit que la Compagnie Emirates, fleurs d'Ylang ou toutes fleurs reflétant l'île, couleurs du logo d'Ewa Air, 'tenue classique sans fioriture afin de garder le confort attendu d'un vêtement de travail', et il n'est même pas mentionné que cette tenue doit être constituée d'une robe.
Pour contester l'originalité prétendue des deux croquis en cause, les sociétés Ewa Air et Air Austral font valoir qu'ils s'inscrivent dans l'univers des uniformes d'autres compagnies aériennes associant un foulard en référence à l'identité d'un pays ou de ses traditions, et qu'ils reprennent des éléments connus, de galons et de motifs de fleurs, de robes d'hôtesses de l'air.
Mais il ressort de l'examen auquel la cour s'est livrée, que les uniformes préexistants opposés par les intimées, ne présentent que l'un ou l'autre des éléments revendiqués et non pas tous les éléments dans une combinaison identique. Ainsi notamment aucune des robes unies ornées de galons (pièces 23 des intimées) ne place ces derniers à la fois au bas des manches, au niveau de la ceinture et au bas de la robe, les robes avec des motifs de fleurs (pièce 24) montrent des volants et ne sont pas associées à un foulard, et les tenues comportant un foulard présentent celui-ci attaché à un chapeau (pièce 22 des intimées concernant la compagnie Emirates), ou porté à la manière d'un collier ou encore couvrant la chevelure (pièce 30 des intimées), ce qui génère une toute autre impression visuelle que celle résultant des croquis de Mme S..
Force est de constater, au terme de cet examen, que si certains des éléments qui composent ces croquis sont effectivement connus (robe unie avec galons ou fleurs, foulard pouvant être fleuri) et que, pris séparément, ils appartiennent au fonds commun de l'univers de l'uniforme des compagnies aériennes (vêtement confortable présentant des éléments d'identification notamment d'une culture ou d'un pays), en revanche, leur combinaison telle que revendiquée, dès lors que l'appréciation de la cour doit s'effectuer de manière globale, en fonction de l'aspect d'ensemble produit par l'agencement des différents éléments et non par l'examen de chacun d'eux pris individuellement, confère à ces croquis une physionomie d'alliance de modernité et de tradition particulière qui les distingue des autres uniformes du même genre et qui traduit un parti-pris esthétique empreint de la personnalité de son auteur.
Par voie de conséquence, les croquis sont dignes d'accéder à la protection instituée au titre du droit d'auteur et le jugement entrepris sera infirmé de ce chef.
Il n'est pas sérieusement discuté que les uniformes de la compagnie Ewa Air ont été réalisés au vu des croquis revendiqués, même si les intimées ont choisi les couleurs, ainsi que les tissus.
Il ressort en particulier des photographies d'articles de presse, que les intimées reproduisent dans leurs conclusions (page 23), que les uniformes qu'elles exploitent donnent à voir, à l'instar des croquis, et partant de la création originale opposée, deux robes de coupe droite, en deux coloris unis différents, présentant des galons, aux manches, au bas de la robe et à la taille, dont le motif floral sur fond contrasté par rapport au coloris de la robe (fond clair sur robe foncée et inversement) est identique à celui du voile qui y est associé, lequel part de la chevelure, est passé le long du cou et couvre l'épaule.
Ces uniformes ainsi exploités constituent, par voie de conséquence, une reprise, dans la même combinaison, des éléments caractéristiques des deux croquis invoqués, produisant au demeurant une telle impression de ressemblance que Mme S. est fondée à conclure purement et simplement à leur reproduction.
Il n'est pas discuté qu'aucun accord écrit d'exploitation de ces croquis n'a été régularisé.
Les intimées font cependant valoir que Mme S. savait qu'ils seraient utilisés pour réaliser les uniformes du personnel de la compagnie Ewa Air et produisent un mail du 17 octobre 2013(pièce 11) indiquant qu'elle 'a, à notre demande et bénévolement imaginé et réalisé des croquis' .
Il sera toutefois relevé que dès le 15 octobre 2013 la soeur de Mme S. a demandé à la compagnie Air Austral, dont elle était alors employée, ce qui était proposé pour sa soeur indiquant 'il me semble qu'elle aura effectué un travail à titre gratuit, non rémunéré et avec aucune reconnaissance'.
Certes, ensuite, le 22 octobre 2013, la société Air Austral (pièce 13 des intimées) a remercié Mme S. pour avoir fait preuve de créativité, reconnaissant que les modèles de cette dernière avaient servi de base à la fabrication des uniformes pour le personnel de la compagnie et l'invitant à l'inauguration d'Ewa Air à Mayotte fin octobre 2013. Elle a fait bénéficier Mme S., qui demeurait en métropole, d'un billet d'avion Paris-Réunion-Mayotte A/R ayant permis à celle-ci d'y être présente, et la campagne de presse sur le lancement de la nouvelle compagnie a fait mention des créations de 'Karida S. Miss Mayotte 2006" et de sa qualité de dessinatrice des uniformes comme styliste.
Si ces éléments tendent à montrer que les intimées ont entendu, à cette occasion, associer Mme S. en à leur opération de communication pour la remercier de sa contribution, il n'est pas pour autant démontré que celle-ci a accepté l'utilisation de ses créations sans autre contrepartie, même si elle ne s'est pas opposée le 12 novembre 2013 à l'utilisation d'un visuel pour la campagne de la compagnie Ewa montrant les uniformes.
Au contraire, sa soeur indiquait le 23 décembre 2014 (pièces 16 et 17 des intimées) qu'elle 'a travaillé à titre gracieux', et qu'elle souhaitait pouvoir bénéficier de 'billets GP pour elle et son mari depuis Paris jusqu'à Mayotte' ,relevant par ailleurs qu'elle a 'bien travaillé avec Air Austral et aurait dunégocier une compensation car elle n'a en effet rien à voir avec Ewa Air ni Air Austral'.
Il ne peut en de telles circonstances être considéré que Mme S. a effectivement accepté l'absence de contrepartie ou de rémunération pour son travail, ni partant qu'elle a consenti sans équivoque à l'exploitation de ses croquis, telle que réalisée.
En revanche, il s'infère de ces observations que la contrefaçon, définie à l'article L 122-4 du Code de la propriété intellectuelle, par la représentation, la reproduction ou l'exploitation de l'oeuvre faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit est en l'espèce caractérisée à la charge des intimées.
Celles-ci ont indûment économisé le coût de la conception de croquis, que Mme S. indique avoir réalisé en 3 jours pour permettre la création d'uniformes féminins identifiant une nouvelle compagnie aérienne, lesquels ont été exploités par cette dernière. Le travail de Mme S. n'a pas été rémunéré autrement que par une participation à la promotion ponctuelle du lancement de cette compagnie issue de la société Air Austral. Par ailleurs, si lors du lancement de la compagnie Ewa Air le nom de Mme S. a été mis en avant, non pas seulement comme ancienne Miss Mayotte, mais également pour ses qualités de styliste, cette situation n'a pas perduré.
En l'état des conséquences économiques négatives en résultant pour Mme S., des économies indûment réalisées par les intimées, et du préjudice moral causé à Mme S. par les agissements retenus à l'encontre de ces dernières, la cour estime disposer d'éléments suffisants d'appréciation pour considérer que l'entier préjudice subi par l'intéressée, du fait des actes de contrefaçon, auquel chacune des sociétés Air Austral et Ewa Air a contribué, sera entièrement réparé par l'allocation d'une somme totale de 15 000 euros à titre de dommages et intérêts.
Il s'infère du sens du présent arrêt que la procédure initiée par Mme S. ne revêt aucun caractère abusif. La demande indemnitaire de ce chef ne peut donc qu'être rejetée et le jugement dont appel confirmé sur ce point.
Infirme la décision entreprise, sauf en ce qu'elle a débouté les sociétés Air Austral et Ewa Air de leurs demandes au titre de la procédure abusive ;
Et statuant à nouveau dans cette limite,
Dit que les croquis en cause réalisés par Mme S. bénéficient de la protection au titre du droit d'auteur ;
Condamne in solidum les sociétés Air Austral et Ewa Air à payer à Mme S. une somme totale de 15 000 euros à titre de dommages et intérêts pour contrefaçon de ses droits d'auteur ;
Rejette toutes autres demandes des parties contraires à la motivation ;
Condamne in solidum les sociétés Air Austral et Ewa Air aux dépens de première instance et d'appel qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile, et, vu l'article 700 du code de procédure civile, les condamne in solidum à payer à ce titre à Mme S. une somme de 5 000 euros au titre des frais irrépétibles d'appel.