CA Versailles, 13e ch., 18 juillet 2013, n° 13/00980
VERSAILLES
Arrêt
Infirmation partielle
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Besse
Conseillers :
Mme Beauvois, Mme Vaissette
Avocats :
Me Gutin, Me Desnos, Me Jullien, Me Borysewicz, Me Ferchaux-Lallement
Le 10 avril 2007, la société Compagnie internationale d'engineering pour la construction (CIEC) a conclu avec la société Carlson Anse Marcel SNC (Carlson) un contrat de conception-construction pour la rénovation d'un hôtel situé [...].
Un litige est survenu quant à l'exécution de ce contrat et Carlson a déposé une requête en arbitrage auprès de la Cour internationale d'arbitrage de la chambre de commerce internationale (CCI) le 11 décembre 2009.
Par sentence du 25 avril 2012, complétée et rectifiée le 28 juin 2012 par 'addendum', le tribunal arbitral a notamment et après compensation, condamné CIEC à payer à Carlson les sommes de :
-10 113 494, 64 euros en principal dont 9 000 170, 62 euros au titre des travaux de reprise de l'installation de climatisation de l'hôtel, somme limitée à 6 664 660, 64 euros par l'addendum du 28 juin 2012,
-28 511, 11 euros valant participation aux frais d'avocat,
-151 804, 64 euros au titre du remboursement de l'avance sur la provision pour frais d'arbitrage.
Entre les 4 et 14 mai 2012, Carlson a pratiqué diverses saisies conservatoires converties en saisies-attributions pour les créances et en saisies-vente pour les droits d'associés et les valeurs mobilières le 6 juillet 2012.
Une ordonnance du président du tribunal de grande instance de Paris du 16 mai 2012 a conféré l'exequatur à la sentence du 25 avril précédent et une seconde ordonnance du 26 juillet 2012 a conféré force exécutoire à l'addendum du 28 juin .
Une ordonnance du premier président de la cour d'appel de Paris du 13 juillet 2012 a débouté CIEC de sa demande d'arrêt de l'exécution provisoire de la sentence.
Le 2 août 2012, CIEC a déclaré la cessation de ses paiements et, par jugement du 7 août 2012, le tribunal de commerce de Nanterre l'a mise en redressement judiciaire, a fixé provisoirement la date de cessation des paiements au 1er mai 2012, a désigné la Selarl FHB, en la personne de Me Bourbouloux, administrateur judiciaire, et la SCP Ouizille de Keating mandataire judiciaire.
Par acte des 12 et 13 septembre 2012, CIEC et Me Bourbouloux, ès qualités, ont assigné Carlson et la SCP Ouizille de Keating ès qualités afin d'obtenir l'annulation des saisies conservatoires et saisies-attributions pratiquées en période suspecte, en connaissance de la cessation des paiements.
Par jugement du 17 janvier 2013, le tribunal de commerce de Nanterre a :
-débouté CIEC et Me Bourbouloux ès qualités de toutes leurs demandes,
-débouté Carlson de toutes ses demandes,
-dit que les dépens seront employés en frais privilégiés de procédure collective.
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CIEC et la Selarl FHB, ès qualités, ont relevé appel de ce jugement le 4 février 2013 et, par dernières conclusions du 18 avril 2013, demandent à la cour :
-d'infirmer le jugement en toutes ses dispositions,
-de déclarer nuls tous les actes de saisies conservatoires de titres et tous les actes de conversion subséquents pratiqués par Carlson entre les mains des tiers saisis qu'ils énumèrent dans le dispositif de leurs écritures,
-de déclarer nuls tous les actes de saisies conservatoires de créances et tous les actes de conversion subséquents pratiqués par Carlson entre les mains des tiers saisis qu'ils énumèrent dans le dispositif de leurs écritures,
-annuler tous les actes de saisies-attributions pratiqués par Carlson entre les mains des tiers saisis qu'ils énumèrent dans le dispositif de leurs écritures,
-condamner Carlson à leur payer une somme de 10 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Les appelantes font essentiellement valoir :
-que le tribunal a procédé à un amalgame entre les saisies-ventes d'une part et les saisies conservatoires de créances converties en saisies-attributions d'autre part,
-que doivent être annulés de plein droit en application de l'article L. 632-1, 7° du code de commerce tous les actes pratiqués, exceptés les saisies conservatoires portant sur des créances ayant été converties en saisies-attributions, qui n'auraient pas fait l'objet d'une conversion avant le début de la période suspecte soit avant le 1er mai 2012, et non pas 'avant la date du jugement déclaratif prononcé le 7 août 2012", comme l'a retenu à tort le tribunal ; qu'en effet, la seule conversion en saisie-vente n'emporte pas effet attributif immédiat , la vente n'allant pas à son terme, de sorte qu'en l'absence de vente effective des biens avant la mise en redressement judiciaire , les biens saisis ne sont pas sortis du patrimoine de CIEC,
-que les saisies conservatoires de créances et les actes de conversion en saisies-attributions ainsi que les saisies-attributions directement pratiquées doivent être annulés en application de l'article L. 632-2, alinéa 2, du code de commerce puisque tous ces actes ont été pratiqués par Carlson après la date de la cessation des paiements et en parfaite connaissance de celle-ci a minima dès le 15 mai 2012,
-que pour pratiquer les mesures conservatoires et voies d'exécution litigieuses, Carlson a nécessairement relevé les comptes consolidés de CIEC publiés au registre du commerce sur lesquels figurent toutes ses filiales et participations et ne pouvait douter de la cessation des paiements de cette dernière au regard des pertes affichées s'élevant à 1 466 099 euros et de la condamnation contenue dans la sentence arbitrale,
-que le conseil de CIEC a écrit à celui de Carlson pour indiquer que CIEC ne pourrait faire face à la condamnation et que 'la loi imposait donc dans un délai rapide et, sauf accord avec Carlson, l'ouverture d'un redressement judiciaire[...]exclusive d'un règlement rapide de la créance',
-qu'il en résulte que Carlson a été informée dès le 15 mai 2012 de l'existence de l'état de cessation des paiements du simple fait du caractère exécutoire de la sentence arbitrale, qu'en outre, une réunion s'est tenue entre les parties le 30 mai 2012 afin d'aboutir à un règlement négocié au cours de laquelle le détail exact de la situation de CIEC a été donné à Carlson,
-qu'en refusant toute issue amiable et en procédant concomitamment à des vagues de saisies à hauteur de plus de 11 millions d'euros, Carlson a sciemment décidé de provoquer elle-même la cessation des paiements de sa débitrice,
-que l'intégralité des actes de conversion des saisies conservatoires de créances et des saisies-attributions diligentées étant intervenue le 6 juillet 2012 et entre le 29 juin et le 13 juillet 2012, il y a lieu de les annuler pour avoir été pratiqués en connaissance de la cessation des paiements -que les annulations qui doivent être prononcées sont de nature à reconstituer l'actif du redressement judiciaire.
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Par conclusions du 7 avril 2013, la SCP Ouizille de Keating ès qualités s'est associée aux demandes et conclusions de CIEC et de l'administrateur judiciaire.
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Carlson a conclu le 15 avril 2013 pour demander :
-la confirmation du jugement, sauf en ce qu'il a dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile,
-la condamnation de CIEC à lui payer la somme de 90 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens.
Carlson soutient en substance :
-que toutes les saisies conservatoires pratiquées ont été converties en saisies-attributions pour les mesures relatives aux créances ou en saisies-ventes s'agissant des mesures relatives aux droits d'associés et valeurs mobilières, antérieurement à l'ouverture du redressement judiciaire de CIEC le 6 juillet 2012,
-que la société SCCV Les diamants bleus listée par CIEC parmi les tiers saisis à titre conservatoire n'a en réalité pas fait l'objet d'une saisie conservatoire préalable, mais d'une saisie des droits d'associés ou valeurs mobilières pratiquée le 6 juillet 2012 sur le fondement de l'ordonnance d'exequatur du 16 mai 2012 valant titre exécutoire,
-qu'en conséquence, aucune des mesures en cause ne constitue 'une mesure conservatoire' au sens de l'article L. 632-1 I.7° ,
-que les saisies-ventes, si elles n'ont pas d'effet attributif de propriété au bénéfice de Carlson, et ne peuvent se poursuivre en vente forcée pendant le cours de la procédure collective, n'encourent en revanche aucune nullité, en l'absence de texte la prévoyant,
-qu'à supposer même , ce qui n'est pas établi, que CIEC ne soit pas au capital de la SCCV Les diamants bleus entre les mains de laquelle des droits d'associés et valeurs mobilières ont été saisis, CIEC n'aurait alors aucune qualité pour agir en nullité de la saisie et serait irrecevable en sa demande,
-que s'agissant des saisies-attributions pratiquées directement ou sur conversion de saisies conservatoires toutes diligentées entre le 6 et le 12 juillet 2012, la nullité facultative prévue par l'article L. 632-2 , alinéa 2, est une exception,
-que Carlson n'a bénéficié d'aucune information privilégiée par rapport à d'autres créanciers sur la situation financière et comptable de CIEC et n'a pas mis en oeuvre les mesures d'exécution en fonction de telles informations, mais seulement en fonction du titre exécutoire dont elle disposait à compter du 16 mai 2012 date de l'ordonnance d'exequatur de la sentence arbitrale,
-que les éléments de preuve qu'avance CIEC quant à la prétendue connaissance par Carlson de son état de cessation des paiements ne sont que des éléments que CIEC s'est sciemment préconstitués de manière déloyale,
-qu'ils sont de toute façon insuffisants pour établir une connaissance intime de la situation exacte de la CIEC,
-que la menace brandie par la CIEC de la cessation des paiements ne caractérise pas cette connaissance et qu'en tout état de cause, le rejet de la demande d'arrêt de l'exécution provisoire de la sentence par le premier président de la cour d'appel de Paris exempte Carlson de tout reproche quant aux mesures de saisies-attributions pratiquées.
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Le dossier a été transmis au Ministère public qui en a donné visa le 19 avril 2013 et a indiqué s'en rapporter.
Pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, la cour renvoie aux dernières conclusions signifiées conformément à l'article 455 du code de procédure civile.
DISCUSSION ET MOTIFS DE LA DÉCISION
-Sur les demandes d'annulation fondées sur l'article L.632-1 I, 7° du code de commerce
Ce texte prévoit la nullité de droit de toute mesure conservatoire intervenue depuis la date de cessation des paiements , à moins que l'inscription ou l'acte de saisie ne soit antérieur à la date de cessation des paiements. Il est applicable en cas de liquidation judiciaire par renvoi de l'article L. 641-14, alinéa 1, du code de commerce.
CIEC et son administrateur ne sollicitent pas sur ce fondement l'annulation des saisies conservatoires de créances converties en saisies-attributions avant le jugement d'ouverture, et ne pourraient le faire dans la mesure où en cas de conversion de la saisie conservatoire en saisie-attribution effectuée avant le jugement d'ouverture de la procédure collective, la nullité encourue par la saisie conservatoire, n'entraîne pas, en vertu de l'effet attributif immédiat au saisissant, la nullité de la saisie-attribution.
La demande de CIEC et de son administrateur judiciaire fondée l'article L.632-1 I, 7° vise seulement les saisies conservatoires portant sur des titres (droits d'associés et valeurs mobilières) effectuées par Carlson entre le 4 mai et le 6 juillet 2012 et converties en saisies-ventes. Les appelantes font valoir que toutes ces saisies conservatoires n'ayant pas fait l'objet d'une conversion avant le début de la période suspecte, soit avant le 1er mai 2012, doivent être annulées de plein droit.
Carlson rétorque que les saisies conservatoires de droits d'associé et de valeurs mobilières ayant toutes été converties en saisies-ventes avant le jugement d'ouverture, elles ne peuvent tomber sous le coup de l'article L. 632-1 du code de commerce qui ne vise expressément que les saisies conservatoires. Carlson explique que si les saisies-ventes n'ont pas d'effet attributif de propriété à son profit, elle n'en demeure pas moins possesseur de biens rendus indisponibles en sa qualité de créancier saisissant et que l'intervention du jugement d'ouverture a pour seul effet d'empêcher la vente forcée mais ne permet pas d'annuler la saisie.
Il résulte de l'article L. 622-21 II du code de commerce que le jugement d'ouverture de la procédure collective arrête toute procédure d'exécution, tant sur les meubles que sur les immeubles, de la part de tous les créanciers dont la créance n'est pas mentionnée au I de l'article L. 622-17 du code de commerce et que l'arrêt des voies d'exécution implique la mainlevée d'une procédure de saisie-vente lorsque, à la date du jugement d'ouverture, cette procédure d'exécution n'a pas, par la vente, produit ses effets.
En l'espèce, il n'est pas contesté que les saisies conservatoires converties en saisies-ventes le 6 juillet 2012 n'ont donné lieu à aucune vente effective avant l'intervention du jugement d'ouverture du redressement judiciaire , de sorte qu'aucun effet attributif de la propriété des titres et valeurs saisis n'a joué au profit du saisissant Carlson avant l'ouverture du redressement judiciaire .
Il en résulte que la nullité encourue par les saisies conservatoires des titres et valeurs mobilières entraîne par voie de conséquence celle des saisies-ventes intervenues sur conversion dès lors que, faute de vente des biens saisis avant l'ouverture du redressement judiciaire , elles n'ont pu produire leur effet attributif au profit du saisissant.
-Sur les demandes d'annulation fondées sur l'article L. 632-2, alinéa 2, du code de commerce
Sont ici visées l'ensemble des saisies-attributions réalisées par Carlson soit sur conversion des saisies conservatoires de créances, soit directement.
Il n'est pas contesté que tous ces actes sont été diligentés en période suspecte entre les 29 juin et 13 juillet 2012.
La discussion porte sur le point de savoir si à cette période, Carlson avait ou non connaissance de l'état de cessation des paiements de CIEC.
Le fait que pour pratiquer les saisies, Carlson aurait nécessairement dû consulter les comptes consolidés publiés de CIEC ne peut caractériser sa connaissance de la cessation des paiements de sa débitrice ; en effet, le montant des pertes figurant sur ces comptes ajouté au montant de la condamnation prononcée à l'encontre de CIEC et au profit de Carlson est insuffisant pour établir l'état de cessation des paiements , faute notamment pour le créancier de savoir si CIEC pouvait disposer de réserves de crédit ou de moratoires.
S'agissant de l'information officielle quant à l'état de cessation des paiements de sa débitrice qui résulterait du courriel adressé par le conseil de CIEC à celui de Carlson le 15 mai 2012 et d'une réunion du 30 mai 2012, la perspective annoncée de l'ouverture d'un redressement judiciaire en cas d'exécution pure et simple de la sentence arbitrale a été utilisée par les conseils de CIEC comme une arme de négociation dans le but de parvenir à un règlement amiable des suites de l'arbitrage , le redressement judiciaire étant explicitement mentionné comme exclusif d'un recouvrement rapide de la créance de Carlson. La seule proclamation par CIEC et ses représentants de l'impossibilité pour elle
d'exécuter la sentence arbitrale et de son intention de déclarer la cessation des paiements si Carlson n'acceptait pas le règlement négocié suggéré, ne démontre que la connaissance d'un risque mais non la connaissance certaine de l'acquisition de la cessation des paiements de sa débitrice au jour où Carlson a fait pratiquer les saisies-attributions litigieuses, comme l'ont justement retenu les premiers juges.
CIEC et son administrateur ne rapportent donc pas la preuve que leur incombe de la connaissance de la cessation des paiements par le créancier saisissant.
L'ensemble des demandes d'annulation fondées sur l'article L. 632-2 du code de commerce doit donc être rejeté et le jugement sera confirmé sur ce point.
PAR CES MOTIFS
Statuant publiquement et contradictoirement,
Confirme le jugement rendu par le tribunal de commerce de Nanterre le 17 janvier 2013 en ce qu'il a rejeté les demandes d'annulation de tous les actes de saisies conservatoires convertis en saisies-attributions et de tous les actes de saisies-attributions,
L'infirme pour le surplus et statuant à nouveau,
Annule les actes de saisies conservatoires et en conséquence les actes de saisies-ventes pratiqués sur conversion des saisies conservatoires de titres et valeurs mobilières entre les mains de :
-SA Sofinfra,
-SCCV Les résidences Didier,
-SAS AD Ingienerie,
-Somerco,
-ECEP Polynésie,
- CIEC Pacific,
-ECEP Nouvelle Calédonie,
-SCCV Les émeraudes,
-SCCV Les diamants bleus,
Rejette les demandes fondées sur l'article 700 du code de procédure civile,
Dit que chaque partie conservera la charge de ses dépens et accorde aux avocats de la cause qui peuvent y prétendre, le droit de recouvrement conforme aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.