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Décisions

Cass. com., 7 septembre 2022, n° 20-20.404

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Darbois

Avocats :

Me Bertrand, SCP Thomas-Raquin, Le Guerer, Bouniol-Brochier

Paris, du 13 mars 2020

13 mars 2020

Les dossiers ont été communiqués au procureur général.

Sur le rapport de Mme Bellino, conseiller référendaire, les observations de Me Bertrand, avocat de la société Europe et communication, de la SCP Thomas-Raquin, Le Guerer, Bouniol-Brochier, avocat de la société Enez Sun, agissant tant en son nom personnel qu'ès qualités, et de M. [H], et l'avis de M. Debacq, avocat général, après débats en l'audience publique du 31 mai 2022 où étaient présentes Mme Darbois, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Bellino, conseiller référendaire rapporteur, Mme Champalaune, conseiller, et Mme Labat, greffier de chambre,

la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Jonction

1. En raison de leur connexité, les pourvois n° S 20-20.404 et N 20-20.538 sont joints.

Désistement partiel

2. Il est donné acte à la société Enez Sun, agissant en son nom personnel et venant aux droits de la société K-Pub, et à M. [H], du désistement de leur pourvoi n° N 20-20.538 en ce qu'il est dirigé contre la société Altikon, M. [U], la société Danhest Home, la société [N] [D] [K], représentée par M. [N], en sa qualité de liquidateur de la société Danhest Home, la société Ascagne AJ, représentée par Mme [M], en sa qualité d'administrateur judiciaire de la société K-Pub, et la société Mars, représentée par M. [Y], en sa qualité de mandataire judiciaire de la société K-Pub.

Faits et procédure

3. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 13 mars 2020) et les productions, la société Europe et communication, dont l'associé unique et gérant est titulaire d'un brevet portant sur un bungalow monté sur châssis rigide autoporté, a pour activité la conception, la réalisation et la commercialisation de bureaux de vente destinés à la promotion immobilière. M. [H], directeur commercial de cette société, a démissionné le 27 novembre 2007 et créé, le 28 février 2008, la société Enez Sun, laquelle exerce une activité concurrente de bureaux de vente et services associés pour l'immobilier, en partenariat avec les sociétés Danhest Home et K-Pub, et la société Altikon, dont M. [U] est le gérant.

4. Reprochant aux sociétés Enez Sun, K-Pub, Danhest Home, Altikon ainsi qu'à MM. [H] et [U] et à la société de promotion immobilière Icade promotion, des actes de concurrence déloyale par détournement d'informations confidentielles et de clients ainsi que par débauchage de son personnel et sous-traitance illicite, la société Europe et communication, après avoir, sur autorisation d'un président de tribunal de commerce par une ordonnance du 22 décembre 2011, fait procéder à des procès-verbaux de constat d'huissier de justice les 31 janvier et 2 février 2012, les a assignés devant un tribunal de commerce.

5. La société Enez Sun a fait l'objet de l'ouverture d'une procédure de sauvegarde par un jugement du 19 août 2014 et un plan de sauvegarde a été arrêté par jugement du 12 avril 2016.

6. La société Danhest Home a été mise en liquidation judiciaire par un jugement du 20 janvier 2015.

7. La société K-Pub a été placée en redressement judiciaire par un jugement du 16 février 2016. Par un jugement du 7 février 2017, un plan de sauvegarde a été arrêté, clôturé par un jugement du 29 novembre 2017. Le 30 juin 2017, elle a fait l'objet d'une fusion-absorption par la société Enez Sun. Elle a été radiée du registre du commerce et des sociétés le 19 octobre 2017.

Examen des moyens

Sur les deuxième et quatrième moyens du pourvoi n° N 20-20.538 et les deuxième, troisième, quatrième et cinquième moyens du pourvoi n° S 20-20.404, ci-après annexés

8. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le premier moyen du pourvoi n° N 20-20.538

Enoncé du moyen

9. La société Enez Sun et M. [H] font grief à l'arrêt de confirmer le jugement en ce qu'il a rejeté leur demande d'annulation des constats diligentés les 31 janvier et 2 février 2012 dans leurs locaux, alors « que la mesure d'instruction in futurum, qui n'est pas circonscrite dans son objet et dans le temps, est disproportionnée au but poursuivi, porte une atteinte excessive aux intérêts légitimes de la personne qui la subit et constitue en conséquence une mesure d'investigation générale portant sur l'ensemble de l'activité de la personne visée qui n'est pas légalement admissible ; que tel est le cas de la mesure qui vise l'ensemble des marchés qui ont pu être conclus par une société dans son domaine d'activité et autorise la saisie de tous documents contractuels et commerciaux se rapportant auxdits marchés, ainsi qu'à l'ensemble des contrats de fourniture ou de sous-traitance y afférents ; qu'en l'espèce, les ordonnances sur requête des 22 décembre 2011 et 27 janvier 2012 donnaient pour mission à l'huissier d'interroger tout sachant sur les treize principaux marchés conclus par les sociétés Enez Sun et K-Pub avec leur clientèle et également "sur l'existence d'autre marchés conclus par" les sociétés Enez Sun et K-Pub "avec tous autres clients, portant sur la réalisation de bureaux de vente", de prendre en copie "l'appel d'offres, les documents contractuels et commerciaux (?) se rapportant à chacun des marchés visés", de se faire communiquer les coordonnées de tous les partenaires et/ou sous-traitants avec lesquels les sociétés Enez Sun et K-Pub ont collaboré pour la fabrication et l'offre des bureaux de vente et de prendre en copie "tous documents contractuels et commerciaux (?) se rapportant à chacun de ces contrats", ce que l'huissier a fait comme cela ressort des procès-verbaux des 31 janvier et 2 février 2012 ; qu'en retenant cependant, pour écarter l'exception de nullité de ces procès-verbaux, que "les marchés et les clients ont été précisément et expressément listés conformément auxdites ordonnances" et que les mesures litigieuses "portaient uniquement sur l'activité commerciale des deux sociétés avec une désignation précise de leurs marchés et de leurs clients", cependant qu'il résultait tant des termes de l'ordonnance que de ceux des procès-verbaux que les mesures avaient porté sur l'ensemble des marchés conclus par les sociétés Enez Sun et K-Pub et que des documents relatifs à leur activité économique globale avaient en conséquence été saisis, la cour d'appel a violé l'article 145 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

10. L'arrêt relève qu'il résulte des procès-verbaux de constat des 31 janvier 2012 et 2 février 2012 dans les locaux des sociétés Enez Sun et K-Pub que la mission d'investigation effectuée par l'huissier de justice, qui s'est borné à recueillir les éléments mentionnés dans les ordonnances du 22 décembre 2011 le désignant, a été circonscrite aux faits de concurrence déloyale et parasitaire dénoncés par la société Europe et communication dont pouvait dépendre la solution du litige et que les marchés et les clients ont été précisément et expressément listés conformément aux dites ordonnances. De ces constatations et appréciations, dont il résulte que les mesures ne portaient pas sur l'ensemble des marchés conclus par les sociétés Enez Sun et K-Pub et les documents relatifs à leur activité économique globale mais seulement sur l'activité de réalisation de bureaux de vente montés sur un châssis rigide autoporté, la cour d'appel a pu déduire que la mesure d'instruction ne s'analysait pas en une mission générale d'investigation mais se limitait à la recherche de preuves en rapport direct avec les faits dénoncés et qu'elle était donc légalement admissible.

11. Le moyen n'est donc pas fondé.

Mais sur le troisième moyen du pourvoi n° N 20-20.538

Enoncé du moyen

12. La société Enez Sun fait grief à l'arrêt de la condamner à payer à la société Europe et communication la somme de 300 000 euros en réparation des préjudices financier et moral subis du fait des actes de concurrence déloyale, outre une somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, alors « que le jugement d'ouverture de la procédure de sauvegarde interrompt toute action en justice de la part des créanciers dont la créance n'est pas mentionnée au I de l'article L. 622-17 et tendant à la condamnation du débiteur au paiement d'une somme d'argent ; que l'instance interrompue reprend de plein droit lorsque le créancier a procédé à la déclaration de sa créance et appelé en la cause le mandataire judiciaire et, le cas échéant, l'administrateur judiciaire ou le commissaire à l'exécution du plan, mais peut uniquement tendre à la constatation des créances et à la fixation de leur montant, ce qui exclut donc toute condamnation au paiement d'une somme d'argent prononcée contre le débiteur en procédure de sauvegarde ; qu'en cas d'adoption d'un plan de sauvegarde, les poursuites qui ont été arrêtées par le jugement d'ouverture demeurent soumises aux mêmes règles, les créances déclarées au passif étant inscrites au plan afin d'être réglées dans le cadre de celui-ci ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a elle-même constaté que la créance indemnitaire alléguée par la société Europe et communication, afférente à des actes de concurrence déloyale prétendument commis en 2007 et 2008 et née avant le jugement d'ouverture de la procédure de sauvegarde de la société Enez Sun du 19 août 2014, a été déclarée au passif par la société Europe et communication ; qu'elle a également relevé que, par jugement du 12 avril 2016, la même juridiction a arrêté le plan de sauvegarde de la société exposante, le commissaire à l'exécution du plan, la société ML Conseils, ayant été dûment appelé à l'instance ; qu'il en résultait que l'action tendant au paiement de la créance déclarée au passif de la société Enez Sun par la société Europe et communication, en application du principe de l'interruption des poursuites, ne pouvait tendre qu'à la constatation éventuelle de son existence et à la fixation, le cas échéant, de son montant ; qu'en condamnant la société Enez Sun à payer à la société Europe et communication la somme de 300 000 euros en réparation de ses préjudices, cependant que cette somme ne pouvait qu'être fixée au passif de la société Enez Sun, la cour d'appel a violé les articles L. 622-21 et L. 622-22 du code de commerce. »

Réponse de la Cour

Recevabilité du moyen

13. La société Europe et communication conteste la recevabilité du moyen, soutenant qu'il est nouveau et mélangé de fait et de droit.

14. Cependant, le moyen tiré de la violation de la règle de l'arrêt des poursuites est de pur droit, la société Europe et communication ne se prévalant d'aucun fait qui n'ait été constaté par les juges du fond.

15. Le moyen est donc recevable.

Bien-fondé du moyen

Vu les articles L. 622-21 et L. 622-22 du code de commerce :

16. Selon le premier de ces textes, le jugement d'ouverture interrompt ou interdit toute action en justice de la part de tous les créanciers dont la créance n'est pas mentionnée au I de l'article L. 622-17 du code de commerce et tendant à la condamnation du débiteur au paiement d'une somme d'argent. Selon le second, les instances en cours sont interrompues jusqu'à ce que le créancier poursuivant ait procédé à la déclaration de sa créance ; elles sont alors reprises de plein droit, le mandataire judiciaire et, le cas échéant, l'administrateur ou le commissaire à l'exécution du plan dûment appelés, mais tendent uniquement à la constatation des créances et à la fixation de leur montant.

17. Après avoir relevé que la société Enez Sun avait fait l'objet de l'ouverture d'une procédure de sauvegarde le 19 août 2014 par le tribunal de commerce de Versailles, ayant donné lieu à une déclaration de créance de la société Europe et communication le 9 septembre 2014 et que par jugement du même tribunal du 12 avril 2016, un plan de sauvegarde avait été arrêté à l'égard de la société Enez Sun, la cour d'appel a condamné cette dernière à payer à la société Europe et communication la somme de 300 000 euros en réparation des préjudices financier et moral subis du fait des actes de concurrence déloyale, outre la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

18. En statuant ainsi, alors que la créance indemnitaire de la société Europe et communication était née antérieurement au jugement d'ouverture et que la décision arrêtant le plan de sauvegarde ne met pas fin à la suspension des poursuites individuelles, de sorte qu'elle devait se borner à fixer le montant de la créance sans pouvoir condamner le débiteur à payer celle-ci, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Et sur le premier moyen, pris en sa deuxième branche, du pourvoi n° S 20-20.404

Enoncé du moyen

19. La société Europe et communication fait grief à l'arrêt de rejeter toutes ses demandes à l'encontre de M. [H], alors « qu'engage sa responsabilité personnelle le dirigeant qui commet intentionnellement une faute d'une particulière gravité incompatible avec l'exercice normal des fonctions sociales ; que constitue une telle faute le fait, pour un ancien salarié, de créer une société dont il s'attribue le poste de gérant, à seule fin de concurrencer la société dont il a démissionné en utilisant illicitement les données commerciales de celle-ci et en détournant sa clientèle au moyen d'acte déloyaux ; qu'en l'espèce, M. [H], ancien salarié de la société Europe et communication, a créé une société concurrente dénommée Enez Sun dont il a pris la direction et qui, ainsi que l'a constaté la cour d'appel, a bénéficié de la part de M. [H] d'un détournement illicite d'informations et de clientèle, déjà constaté et sanctionné par le juge prud'homal ; qu'en considérant pourtant que la faute personnelle de M. [H], dans son activité de gérant de la société Enez Sun, n'était pas avérée, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations et a violé l'article 1382, devenu 1240, du code civil, ainsi que l'article L. 223-22 du code de commerce. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 1382, devenu 1240, du code civil et L. 223-22 du code de commerce :

20. Aux termes du premier de ces textes, tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. Il résulte du second que la responsabilité personnelle d'un dirigeant à l'égard des tiers ne peut être retenue que s'il a commis une faute séparable de ses fonctions et qu'il en est ainsi lorsque le dirigeant commet intentionnellement une faute d'une particulière gravité, incompatible avec l'exercice normal des fonctions sociales.

21. Pour rejeter les demandes de la société Europe et communication à l'encontre de M. [H], l'arrêt retient que la responsabilité de ce dernier ne peut pas être retenue au titre des faits allégués postérieurs à son départ de la société Europe et communication, cependant qu'il n'est pas justifié à compter de 2008 d'actes détachables de ses fonctions, incompatibles avec l'exercice normal de ses fonctions de gérant de la société Enez Sun, de nature à engager sa responsabilité personnelle, ni de détournement à son profit.

22. En statuant ainsi, alors qu'elle avait constaté que M. [H] était à l'origine du détournement déloyal d'informations confidentielles relatives à l'activité de la société Europe et communication dont il était antérieurement salarié, et que ce détournement avait été opéré au profit de la société Enez Sun, qu'il avait créée en février 2008 à la suite de son départ de la société Europe et communication, faisant ainsi ressortir la commission intentionnelle d'une faute d'une particulière gravité, incompatible avec l'exercice normal des fonctions sociales, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé les textes susvisés.

Mise hors de cause

23. En application de l'article 625 du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de mettre hors de cause M. [H] et la société Enez sun, dont la présence est nécessaire devant la cour d'appel de renvoi.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne la société Enez Sun à payer à la société Europe et communication les sommes de 300 000 euros en réparation des préjudices financier et moral subis du fait des actes de concurrence déloyale et de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et en ce qu'il rejette les demandes formées par la société Europe et communication à l'encontre de M. [H], l'arrêt rendu le 13 mars 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;

Dit n'y avoir lieu de mettre hors de cause M. [H] et la société Enez Sun.