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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 21 septembre 2022, n° 20/14713

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

La Maison Bleue (SAS)

Défendeur :

Iles de France Développement (Sasu)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Dallery

Conseillers :

Mme Depelley, Mme Lignières

Avocats :

Me Liger , Me Bouhouita Guermech

T. com. Paris, du 27 juill. 2020, n° 201…

27 juillet 2020

La société S.A.S. La Maison Bleue (ci-après dénommée "La Maison Bleue") a pour activité l'accueil de jeunes enfants en crèche.

La société S.A.S.U. Société Iles de France Développement (ci-après dénommée "IDF DEV") a développé trois activités distinctes, à savoir la commercialisation de produits métallurgiques, la commercialisation d'équipements de mesure destinés à l'aviation, la commercialisation de produits pour les collectivités (mobiliers, textiles, produits d'entretien et dérivés).

Les deux sociétés entretiennent une relation commerciale depuis 2006, aucun contrat écrit n'ayant été formalisé.

Par courrier (LRAR) du 2 mars 2017, la société La Maison Bleue écrit à la société IDF DEV qu'elle lui confirme sa volonté de mettre fin aux relations commerciales.

S'estimant victime d'une rupture brutale des relations commerciales, la société IDF DEV sollicite une indemnisation en réparation de son préjudice ainsi que le règlement de factures impayées en cours.

Par acte du 27 février 2018 la société IDF DEV a assigné la société La Maison Bleue pour solliciter le paiement de factures et la réparation de la rupture brutale des relations commerciales devant le tribunal de commerce de Paris.

Par jugement du 27 juillet 2020, le tribunal de commerce de Paris a :

Condamné la SAS La Maison Bleue à payer à la SAS à associé unique Société Iles de France Développement la somme de 77.910,25 € en deniers ou quittances et déboute les parties du surplus de leurs demandes au titre des factures dues,

Condamné la SAS La Maison Bleue à payer à la SAS à associé unique Société Iles de France Développement la somme de 127.241 € à titre de dommages et intérêts, la déboutant du surplus de sa demande à ce titre,

Débouté la SAS à associé unique Société Iles de France Développement au titre des coûts de licenciement,

Rejeté comme inopérantes ou mal fondées toutes conclusions plus amples ou contraires au présent jugement et en déboute respectivement les parties,

Condamné la SAS La Maison Bleue à payer à la SAS à associé unique Société Iles de France Développement la somme de 5.000 € sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile et la déboute du surplus de sa demande à ce titre,

Ordonné l'exécution provisoire du présent dispositif,

Condamné la SAS La Maison Bleue aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 78,36 € dont 12,85 € de TVA.

Le 15 octobre 2020, la Cour est saisie de l'appel interjeté par la société La Maison Bleue du jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris en date du 27 juillet 2020.

Vu les dernières conclusions de la société La Maison Bleue, appelante, déposées et notifiées le 13 juillet 2021 par lesquelles il est demandé à la Cour de :

Infirmer le jugement du 27 juillet 2020 sauf en ce que le Tribunal de commerce de Paris a débouté la société IDF Développement au titre des coûts de licenciement ;

Et statuant à nouveau :

Débouter la société IDF Développement de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions, précisément celle formulée pour la première fois en cause d'appel ;

Condamner la société IDF Développement à payer à la société La Maison Bleue la somme de 33.467,22 € au titre du trop-perçu ;

Condamner la société IDF Développement à payer à la société La Maison Bleue la somme de 10.000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Condamner la société IDF Développement aux entiers dépens.

Vu les dernières conclusions de la société IDF DEV, intimée, déposées et notifiées le 13 avril 2021 par lesquelles il est demandé à la Cour de :

Vu les articles L. 442-6 et D. 442-3 du Code de commerce.

Vu l'article L. 441-6 du Code de commerce.

Dire et juger la société Iles De France Développement recevable et bien fondée en son action à l'encontre de la société La Maison Bleue ;

Y faisant droit,

Constater que les sociétés Iles De France Développement et La Maison Bleue entretenaient des relations commerciales établies depuis la fin de l'année 2006 ;

Constater que la société La Maison Bleue s'est rendue coupable d'une rupture brutale des relations commerciales établies.

En conséquence,

Condamner la société La Maison Bleue à payer à la société Iles De France Développement la somme de 193 561,74 € à titre de dommages et intérêts pour rupture brutale des relations commerciales établies ;

Condamner la société La Maison Bleue à payer à la société Iles De France Développement la somme de 20 298,3 euros à titre d'indemnisation pour les investissements réalisés par cette dernière et dédiés à la société La Maison Bleue ;

Condamner la société La Maison Bleue à payer à la société Iles De France Développement la somme de 36 292,06 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du coût des licenciements supportés par la société Iles De France Développement ;

Condamner la société La Maison Bleue à payer à la société Iles De France Développement la somme de 77.910,25 euros au titre des factures impayées ;

Condamner la société La Maison Bleue à payer à la société IDF Développement la somme de 8 334,5 euros au titre des pénalités de retard dues sur les factures impayées, ce montant devant être parfait au jour du paiement effectif ;

Condamner la société La Maison Bleue à payer à la société IDF Développement la somme de 2 913,5 euros au titre des intérêts de retard dus entre la date du jugement du 27 juillet 2020 et la date du 30 juin 2021, ce montant devant être parfait au jour du paiement effectif ;

Condamner la société La Maison Bleue à payer à la société IDF Développement la somme de 6 680 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de recouvrement de 40 euros ;

Condamner la société La Maison Bleue à payer à la société Iles De France Développement la somme de 10.000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Condamner la société La Maison Bleue aux entiers dépens de l'instance.

La clôture a été prononcée en date du 19 avril 2022.

MOTIVATION

Sur la rupture des relations commerciales.

La société La Maison Bleue soutient qu'elle a informé la société IDF DEV par courriel du 5 décembre 2016 de « l'arrêt des commandes de consommables (') étalé progressivement », représentant une partie des produits livrés par cette dernière. Elle fait valoir qu'il n'est pas contesté par la société IDF DEV que ce n'est qu'à compter de juin 2017 que certaines commandes ont diminué et que le terme définitif des relations commerciales est intervenu à l'issue du mois de décembre 2017. Elle relève que pendant 7 mois, de décembre 2016 à juin 2017, aucune baisse des commandes n'est intervenue et que pendant 6 mois, de juillet 2017 à décembre 2017, les commandes ont été exclusivement réduites mais ont perduré. Selon elle, la société IDF DEV ne peut valablement lui reprocher une quelconque situation de dépendance économique ou ses difficultés à se repositionner sur le marché, étant donné que celle-ci n'est qu'un simple intermédiaire dans le secteur du commerce de gros ne réalisant qu'une partie de son chiffre d'affaires avec la société La Maison Bleue.

La société IDF DEV réplique que les relations commerciales étaient, depuis 2006, stables, habituelles et durables, et doivent être qualifiées de « relations commerciales établies » au sens de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce. Selon elle, la fin des relations commerciales lui a été notifiée par LRAR en date du 2 mars 2017 et si les parties ont tenté de trouver une issue amiable à la fin de la relation commerciale par réunion du 4 mai 2017, elles n'ont pas été en mesure de s'accorder sur le délai de préavis minimum à respecter. Elle affirme que la société La Maison Bleue est revenue sur sa décision de rupture totale des relations à fin avril 2017, optant pour une baisse des commandes, ce qui s'apparente à une rupture partielle des relations. A compter d'octobre 2017, la société La Maison aurait décidé de laisser uniquement les commandes de vêtements de travail à la société IDF DEV. L'intimée sollicite le bénéfice d'un préavis de 12 mois. Elle relève qu'en 2016, elle réalisait 65 % de son chiffre d'affaires avec l'appelante et qu'elle se trouvait dans une situation de dépendance économique vis-à-vis de son client.

Réponse de la Cour,

L'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce dans sa version antérieure à l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 applicable au litige, dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.

*Sur le caractère établi de la relation.

Il est constant que les parties ont entretenu une relation commerciale établie de 2006 jusqu'en 2017, soit plus de 10 années.

*Sur la brutalité de la rupture.

Le texte précité vise à sanctionner, non la rupture elle-même, mais sa brutalité caractérisée par l'absence de préavis écrit ou l'insuffisance de préavis.

Le courriel du 5 décembre 2016 adressé par la société La Maison Bleue à la société IDF DEV indiquant notamment : « Concernant l'arrêt des commandes de consommables, nous avons décidé de l'étaler progressivement : fin février en province et fin avril pour la région parisienne » ne peut constituer un écrit informant sans ambiguïté son partenaire de la cessation de la relation et notifiant un délai de préavis avant rupture. Seul le courrier par LRAR du 7 mars 2017 ayant comme objet « Confirmation Résiliation relation commerciale » adressé par la société La Maison Bleue à la société IDF DEV indiquant : « nous vous confirmons notre souhait de mettre progressivement fin à nos relations commerciales. (') Nous souhaiterions trouver une solution amiable à cette fin de partenariat. Aussi nous vous proposons une rencontre le 9 mars à 11h afin de mettre en place les éléments d'un compromis acceptable pour nos deux sociétés » informe clairement de la volonté d'une cessation prochaine de la relation. Aucun accord sur le délai et les modalités de préavis n'est prouvé. Il est démontré que la relation a cessé totalement fin décembre 2017 et non contesté que le flux d'affaires n'a pas été maintenu de manière stable entre mars 2017 (date de l'annonce de la prochaine rupture) et fin décembre 2017 (date de la cessation totale de la relation).

A défaut de notification de la rupture assorti d'un délai de préavis précis et du maintien d'un flux d'affaires stable pendant le préavis de fait sur la période de début mai 2017 à fin décembre 2017, il est démontré une rupture brutale imputable à la société La Maison Bleue.

Le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée, de la nature et des spécificités de la relation commerciale établie, du produit ou du service concerné.

Au vu de la durée de la relation (plus de 10 ans) et de son intensité (65 % de son flux d'affaires) sans qu'une situation de dépendance économique ait été imposée par la société La Maison Bleue, la société IDF DEV avait besoin d'un délai de 10 mois pour se réorganiser, c'est à dire de mai 2017 à fin février 2018.

- l'évaluation du gain manqué du fait d'un préavis insuffisant :

Le préjudice résultant du caractère brutal de la rupture est constitué par la perte de la marge dont la victime pouvait escompter bénéficier pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé. La référence à retenir est la marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture.

En l'espèce, au vu des pièces comptables produites par la société IDF DEV et des explications des parties, le chiffre d'affaires moyen annuel de la société IDF DEV tirée de sa relation avec la société La Maison Bleue, sur les 3 années précédant la rupture soit de 2014 à 2016, est de 582k euros, soit une moyenne mensuelle de 48.500 euros. Le chiffre d'affaires réalisé avec la société IDF DEV sur la période de mai 2017 à fin décembre 2017 ayant été de 253.651 euros, il en ressort une perte de 134.349 euros (8 x 48.500 - 253.651).

Il convient d'y ajouter les 2 mois de préavis manquant, sans aucune commande, soit 48.500 x 2 mois : 97.000 euros.

A défaut d'éléments sur la marge à coût variables, il sera retenu le taux de marge brute moyenne sur les années 2014 à 2016 réalisé par la société IDF DEV concernant les « produits collectivités » évalué par l'expert-comptable de la société IDF DEV à 58,95 % (attestation en pièce 2 de la société IDF DEV), ce taux n'étant pas contesté utilement par la société La Maison Bleue, celle-ci se contentant d'affirmer que ce taux ne correspond pas à la réalité.

Le préjudice pour gain manqué dû à la rupture brutale doit donc être fixé à 58,95 % de 134.349 +97.000 euros, soit à la somme arrondie de 136.426 euros.

Le jugement de première instance sera confirmé en ce qu'il a caractérisé une rupture brutale imputable à la société La Maison Bleue mais sera infirmé quant au quantum alloué pour l'indemnisation de la société IDF DEV pour gain manqué.

- les autres postes de préjudice : investissements et licenciements.

La société IDF DEV sera déboutée du surplus de sa demande en indemnisation, et en particulier sur le préjudice annexe allégué relatif à ses investissements, à ses frais de restructuration et au coût de licenciement, le lien avec la brutalité de la rupture n'étant pas justifié.

Sur les factures impayées.

A défaut de contestation utile de la part de la société La Maison Bleue, la société IDF DEV justifie suffisamment par la production des factures, bons de commande et de ses livres compte client (pièces 35 et 36, 40 à 42 de la société IDF DEV) ainsi que par l'attestation de son expert-comptable en pièce 41 sur l'encours-créditeur de Maison Bleue, que les sommes demandées à hauteur de 77.910,25 euros au titre de factures impayées sont dues.

Le jugement qui a condamné la société La Maison Bleue au paiement des factures impayées sera confirmé de ce chef et la demande reconventionnelle de la société La Maison Bleue tendant au remboursement d'un trop perçu sera rejetée comme infondée du fait que cette dernière est débitrice des factures impayées.

Il conviendra d'ajouter, conformément aux mentions apposées sur les factures produites en pièces 40 et s. par le créancier, que la condamnation de la société La Maison Bleue au principal des factures impayées sera assorti des frais de recouvrement de 40 euros de pénalités de retard par facture et des intérêts de retard à 3 x le taux légal qui courront à compter de l'assignation du 27 février 2018 jusqu'au règlement des impayés.

Sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile.

Le jugement sera confirmé en ce qu'il a condamné la société La Maison Bleue aux dépens et aux frais de première instance.

La société La Maison Bleue, succombant pour l'essentiel, sera condamnée aux dépens d'appel.

En application de l'article 700 du code de procédure civile en appel, la société La Maison Bleue sera déboutée de sa demande et condamnée à payer à la société IDF DEV la somme de 6000 euros.

PAR CES MOTIFS

La Cour, statuant publiquement par mise à disposition au greffe, par arrêt contradictoire et en dernier ressort,

Confirme le jugement dans ses dispositions soumises à la Cour, sauf sur le quantum de l'indemnité au titre de la rupture brutale de la relation commerciale,

Statuant de nouveau du chef infirmé et y ajoutant,

Condamne la société La Maison Bleue à payer à la société Iles De France Développement la somme de 136.426 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi du fait de la rupture brutale de la relation commerciale,

Déboute la société Iles De France Développement du surplus de ses demandes en indemnisation pour rupture brutale,

Dit que la condamnation de la société La Maison Bleue au principal des factures impayées sera assorti des pénalités de retard de 40 euros par facture et des intérêts de retard à 3 x le taux légal qui courront à compter de l'assignation du 27 février 2018 jusqu'au règlement des impayés,

Condamne la société La Maison Bleue aux dépens d'appel,

Condamne la société La Maison Bleue à payer à la société Iles De France Développement la somme de 6000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.