CJUE, 8e ch., 6 octobre 2022, n° C-433/21
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Agenzia delle Entrate
Défendeur :
Contship Italia SpA
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Jääskinen (rapporteur)
Juges :
M. Safjan , M. Piçarra
Avocat général :
Mme Medina
Avocat :
Me d’Ayala Valva
LA COUR (huitième chambre),
1 Les demandes de décision préjudicielle portent sur l’interprétation de l’article 18 TFUE, lu en combinaison avec le principe de liberté d’établissement consacré à l’article 49 TFUE.
2 Ces demandes ont été présentées dans le cadre de deux litiges, dont les faits sont identiques à l’exception des exercices fiscaux concernés, à savoir l’exercice 2005 dans l’affaire C 433/21 et l’exercice 2004 dans l’affaire C 434/21, opposant Contship Italia SpA (ci-après « Contship »), en tant que société absorbante et ayant droit de Borgo Supermercati Srl, à l’Agenzia delle Entrate (administration fiscale, Italie), au sujet de l’application du régime fiscal anti-évasion pour les sociétés-écrans.
Le cadre juridique
3 L’article 30, paragraphe 1, de la legge n. 724 – Misure di razionalizzazione della finanza pubblica (loi no 724 relative à des mesures de rationalisation des finances publiques), du 23 décembre 1994 (supplément ordinaire à la GURI no 304, du 30 décembre 1994), dans sa version applicable aux litiges au principal (ci-après la « loi no 724/1994 »), énonçait :
« Les sociétés par actions, en commandite par actions, à responsabilité limitée, en nom collectif et en commandite simple, ainsi que les sociétés et les entités de tout type non résidentes, ayant un établissement stable sur le territoire national, sont considérées, sous réserve de la preuve contraire, comme des sociétés-écrans si le montant total des recettes, des augmentations des reliquats et des produits, à l’exclusion de ceux qui sont extraordinaires, résultant du compte de résultat, lorsque celui-ci est obligatoire, est inférieur à la somme des montants obtenus en appliquant : a) 1 % à la valeur des biens indiqués à l’article 53, paragraphe 1, sous c), du decreto del Presidente della Repubblica n. 917 – Approvazione del testo unico delle imposte sui redditi (décret no 917 du président de la République, portant approbation du texte unique relatif aux impôts sur les revenus), du 22 décembre 1986 (supplément ordinaire à la GURI no 302, du 31 décembre 1986), même s’ils constituent des immobilisations financières, majorée de la valeur des crédits ; b) 4 % à la valeur des immobilisations constituées par des biens immobiliers et des biens indiqués à l’article 8 bis, paragraphe 1, sous a), du decreto del Presidente della Repubblica n. 633 – Istituzione e disciplina dell’imposta sul valore aggiunto (décret no 633 du président de la République portant établissement et réglementation de la taxe sur la valeur ajoutée), du 26 octobre 1972 (supplément ordinaire à la GURI no 292, du 11 novembre 1972, p. 2), dans sa rédaction modifiée, y compris en crédit-bail ; c) 15 % à la valeur des autres immobilisations, y compris en crédit-bail.
[...]
Les dispositions énoncées ci-dessus ne s’appliquent pas : [...]
5) aux sociétés et entités dont les titres sont négociés sur des marchés réglementés italiens [...] »
4 L’article 1er, paragraphe 109, de la legge n. 296 – Disposizioni per la formazione del bilancio annuale e pluriennale dello Stato (legge finanziaria 2007) [loi no 296 portant dispositions en vue de la formation du budget annuel et pluriannuel de l’État (loi de finances 2007)], du 27 décembre 2006 (supplément ordinaire à la GURI no 299, du 27 décembre 2006), dans sa version applicable aux litiges au principal (ci-après la « loi no 296/2006 »), a, avec effet à partir de l’exercice fiscal en cours au 4 juillet 2006, élargi le champ d’application de l’exclusion prévue à l’article 30, paragraphe 1, point 5, de la loi no 724/1994, « aux sociétés et entités qui contrôlent des sociétés et entités dont les titres sont négociés sur des marchés réglementés italiens et étrangers, ainsi qu’aux sociétés et entités elles-mêmes cotées et aux sociétés qu’elles contrôlent, même indirectement ».
Les litiges au principal et les questions préjudicielles
5 Borgo Supermercati était une société à responsabilité limitée de droit italien détenue à 100 % par Eurokai KGaA, cotée en bourse en Allemagne. Au cours des exercices fiscaux 2004 et 2005, Borgo Supermercati était une « holding pure », son activité consistant exclusivement dans la gestion de sa participation au capital de Mika Srl, dont elle était la seule actionnaire.
6 Par deux avis d’imposition, relatifs aux exercices fiscaux 2004 et 2005, l’administration fiscale a estimé, en application de l’article 30 de la loi no 724/1994, que Borgo Supermercati remplissait les critères pour pouvoir être considérée comme une société-écran et, conformément à cet article, a déterminé le revenu imposable aux fins de l’impôt sur le revenu des sociétés (IRES) de cette société, en le reconstituant à partir de la valeur du seul actif détenu par ladite société, à savoir la participation à 100 % au capital de Mika.
7 Borgo Supermercati a introduit deux recours contre ces deux avis d’imposition devant la Commissione tributaria provinciale di Genova (commission fiscale provinciale de Gênes, Italie), laquelle a rejeté ces deux recours dans leur intégralité.
8 Borgo Supermercati a interjeté deux appels des décisions de rejet de la commission fiscale provinciale de Gênes devant la Commissione tributaria regionale della Liguria (tribunal fiscal régional de Ligurie, Italie), qui a partiellement accueilli ces deux appels.
9 La Commissione tributaria regionale della Liguria (tribunal fiscal régional de Ligurie) a jugé que le fait que Borgo Supermercati était détenue par une société cotée en bourse en Allemagne, au cours de l’exercice fiscal concerné, permettait d’étendre à celle-ci le motif d’exclusion de l’application du régime fiscal anti-évasion pour les sociétés-écrans prévu à l’article 30, paragraphe 1, point 5, de la loi no 724/1994, dont le champ d’application était limité à la date des faits en cause au principal aux sociétés directement cotées sur le marché réglementé italien. Cette interprétation extensive s’imposerait en vertu du principe selon lequel il est raisonnable et opportun d’interpréter le motif d’exclusion relatif à la cotation en bourse conformément au principe de non-discrimination, alors même que le législateur n’aurait prévu une telle extension du champ d’application de l’article 30, paragraphe 1, point 5, de la loi no 724/1994 qu’à la suite de la réforme introduite par la loi no 296/2006.
10 L’administration fiscale et Contship, qui avait entretemps absorbé Borgo Supermercati, ont formé un pourvoi contre les décisions de la Commissione tributaria regionale della Liguria (tribunal fiscal régional de Ligurie) devant la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation, Italie), qui est la juridiction de renvoi.
11 Au soutien de ses pourvois, Contship fait valoir, en substance, que la société de droit allemand actionnaire à 100 % de Borgo Supermercati aurait dû, sur la base d’une interprétation cohérente du corpus législatif, être assimilée aux « sociétés et entités dont les titres sont négociés sur des marchés réglementés italiens », mentionnées à l’article 30, paragraphe 1, point 5, de la loi no 724/1994, dans sa version applicable ratione temporis aux faits en cause au principal, et, partant, la filiale de cette société de droit allemand aurait dû échapper ex lege à l’application du régime fiscal anti-évasion pour les sociétés-écrans. En effet, selon Contship, une interprétation de l’article 30, paragraphe 1, point 5, de la loi no 724/1994, dans sa rédaction antérieure à la loi no 296/2006, qui ne suivrait pas l’approche décrite susmentionnée, entraînerait une discrimination fondée sur la nationalité de l’entité de contrôle et porterait atteinte à la liberté d’établissement ainsi qu’à la liberté d’initiative économique et commerciale au sein de l’Union européenne.
12 De l’avis de Contship, son interprétation est confirmée par la modification apportée à l’article 30, paragraphe 1, point 5, de la loi no 724/1994, par la loi no 296/2006, qui aurait, en quelque sorte, mis en conformité la réglementation nationale concernée avec les principes inhérents à l’ordre juridique de l’Union.
13 À titre liminaire, la juridiction de renvoi fait observer que le régime fiscal anti-évasion pour les sociétés-écrans, prévu à l’article 30 de la loi no 724/1994, vise à décourager le recours à une forme juridique déterminée à des fins autres que celles qui animent la dynamique normale des entités collectives commerciales. Cette juridiction précise que ce régime fiscal s’applique uniquement aux sociétés commerciales à but lucratif, y compris les établissements stables de sociétés étrangères et les sociétés dites « extraterritoriales ».
14 Ladite juridiction relève que l’identification des sociétés soumises audit régime fiscal s’effectue au moyen de l’application d’un test dit du « caractère opérationnel » qui repose sur une évaluation de la productivité des actifs détenus par ces sociétés par rapport à des paramètres de revenu minimum prédéterminés par la loi. Ainsi, lorsqu’une société déclare pour l’exercice fiscal concerné un revenu inférieur à la somme qui résulterait de l’application de ces paramètres de revenu minimum, l’absence de caractère opérationnel de cette société est présumée et cela conduit à la détermination du revenu imposable sur la base du revenu minimum présumé par la loi.
15 La juridiction de renvoi ajoute que l’article 30 de la loi no 724/1994 prévoit également des motifs d’exclusion de l’application du même régime fiscal. Parmi ces motifs d’exclusion figure celui prévu à l’article 30, paragraphe 1, point 5, de la loi no 724/1994 qui, dans sa version applicable ratione temporis aux faits en cause au principal, prévoyait que le régime anti-évasion pour les sociétés-écrans ne s’appliquait pas « aux sociétés et entités dont les titres sont négociés sur des marchés réglementés italiens ».
16 Cette juridiction souligne que le champ d’application de l’article 30, paragraphe 1, point 5, de la loi no 724/1994 a été étendu par la loi no 296/2006, avec effet à compter de l’exercice fiscal en cours le 4 juillet 2006, « aux sociétés et entités qui contrôlent des sociétés et entités dont les titres sont négociés sur des marchés réglementés italiens et étrangers, ainsi qu’aux sociétés et entités elles-mêmes cotées et aux sociétés qu’elles contrôlent, même indirectement ». La Corte suprema di cassazione (Cour de cassation) considère toutefois que cette modification n’est pas applicable ratione temporis aux faits en cause au principal et que le libellé de l’article 30, paragraphe 1, point 5, de la loi no 724/1994 tel qu’il existait antérieurement à cette modification ne permettait pas d’adopter une interprétation selon laquelle l’extension du champ d’application du motif d’exclusion correspondant aux filiales des sociétés cotées, en Italie ou à l’étranger, aurait pu être applicable déjà à l’époque de ces faits.
17 Dans ce cadre, la juridiction de renvoi s’interroge sur la compatibilité de l’article 30, paragraphe 1, point 5, de la loi no 724/1994, dans sa version applicable aux faits en cause au principal, avec le principe de non-discrimination, lu en combinaison avec le principe de liberté d’établissement, consacrés respectivement à l’article 18 et à l’article 49 TFUE.
18 En effet, selon cette juridiction, d’une part, l’article 30, paragraphe 1, point 5, de la loi no 724/1994 est susceptible d’entraîner une discrimination, au sens strict, entre les sociétés émettant des titres négociés sur les marchés réglementés italiens et les sociétés cotées sur des marchés étrangers. D’autre part, l’absence d’extension du motif d’exclusion concerné, qui est potentiellement porteur d’un avantage fiscal, aux sociétés mères cotées sur des marchés réglementés italiens et étrangers serait susceptible de produire une restriction à la liberté d’établissement, avec l’effet dissuasif qui en résulte pour les sociétés qui, bien que non-résidentes et sans établissements stables, ont néanmoins l’intention d’exercer la liberté d’établissement secondaire en Italie en contrôlant des sociétés résidentes de ce pays.
19 Dans ces conditions, la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour, tant dans l’affaire C 433/21 que dans l’affaire C 434/21, la question préjudicielle suivante :
« Les articles 18 (ex-article 12 CE) et 49 (ex-article 43 CE) TFUE s’opposent-ils à une règle du droit national, telle que l’article 30, paragraphe 1, point 5, de la [loi no 724/1994], dans sa version, applicable ratione temporis, antérieure aux modifications apportées par la [loi no 296/2006 ], qui exclut du champ d’application du régime fiscal anti-évasion pour les sociétés-écrans – fondé sur la fixation de normes minimales en matière de recettes et de produits qui sont liées à la valeur de certains actifs d’une société, la circonstance que ces minimums ne soient pas atteints étant un indice du fait que la société concernée est une société-écran et conduisant à la détermination du revenu imposable sur la base de présomptions – uniquement les sociétés et entités dont les titres sont négociés sur des marchés réglementés italiens et non les sociétés et entités dont les titres sont négociés sur des marchés réglementés étrangers, ainsi que les sociétés qui contrôlent ou sont contrôlées, même indirectement, par ces sociétés et entités cotées ? »
20 Par la décision du président de la Cour du 3 septembre 2021, les présentes affaires ont été jointes aux fins des phases écrite et orale de la procédure ainsi que de la décision de la Cour.
Sur la recevabilité des demandes de décision préjudicielle
21 Le gouvernement italien excipe de l’irrecevabilité des demandes de décision préjudicielle en raison du caractère hypothétique de la question posée dans chacune des affaires jointes.
22 Ce gouvernement fait valoir que le motif d’exclusion de l’application du régime fiscal anti-évasion pour les sociétés-écrans, prévu à l’article 30, paragraphe 1, point 5, de la loi no 724/1994, ne s’appliquait, à la date des faits en cause au principal, qu’aux sociétés et entités dont les titres sont négociés sur les marchés réglementés italiens et que, par conséquent, dès lors que Contship n’a jamais émis de titres, ni sur le marché italien ni sur un marché étranger, elle ne peut pas faire valoir que la réglementation nationale en cause au principal constituait une discrimination à son égard.
23 À cet égard, il y a lieu de rappeler qu’il appartient aux seules juridictions nationales qui sont saisies du litige au principal et qui doivent assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir d’apprécier, au regard des particularités de chaque affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre leur jugement que la pertinence des questions qu’elles posent à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer (arrêts du 18 octobre 1990, Dzodzi, C 297/88 et C 197/89, EU:C:1990:360, points 34 et 35 ; du 13 novembre 2018, Levola Hengelo, C 310/17, EU:C:2018:899, point 27 et jurisprudence citée, ainsi que du 28 avril 2022, Caruter, C 642/20, EU:C:2022:308, point 28).
24 En effet, selon une jurisprudence constante, les questions relatives à l’interprétation du droit de l’Union posées par le juge national dans le cadre réglementaire et factuel qu’il définit sous sa responsabilité, et dont il n’appartient pas à la Cour de vérifier l’exactitude, bénéficient d’une présomption de pertinence. Le refus de la Cour de statuer sur une demande formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas d’éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (arrêts du 5 décembre 2006, Cipolla e.a., C 94/04 et C 202/04, EU:C:2006:758, point 25 ; du 13 novembre 2018, Levola Hengelo, C 310/17, EU:C:2018:899, point 28 et jurisprudence citée, et du 28 avril 2022, Caruter, C 642/20, EU:C:2022:308, point 29 ainsi que jurisprudence citée).
25 En l’occurrence, il ressort des decisions de renvoi que, bien que Contship n’ait jamais émis de titres ni sur le marché italien ni sur un marché étranger, le caractère discriminatoire du motif d’exclusion prévu à l’article 30, paragraphe 1, point 5, de la loi no 724/1994 pourrait résulter d’une différence de traitement entre les sociétés filiales des sociétés dont les titres sont négociés sur les marchés réglementés italiens et les sociétés filiales des sociétés dont les titres sont négociés sur des marchés réglementés étrangers.
26 En outre, la juridiction de renvoi cherche, également, à savoir si la réglementation nationale en cause au principal aurait un effet dissuasif pour les sociétés cotées sur des marchés réglementés étrangers qui, bien que non-résidentes et sans établissements stables, ont néanmoins l’intention d’exercer leur liberté d’établissement secondaire en Italie en contrôlant des sociétés résidentes de ce pays.
27 Ainsi, il ne ressort pas de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet des litiges au principal.
28 Il découle de ce qui précède que les demandes de décision préjudicielle sont recevables.
Sur les questions préjudicielles
Observations liminaires
29 À titre liminaire, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, l’article 18 TFUE n’a vocation à s’appliquer de manière autonome que dans des situations régies par le droit de l’Union pour lesquelles le traité FUE ne prévoit pas de règles spécifiques de non-discrimination. Or, le principe de non-discrimination a été mis en œuvre, dans le domaine du droit d’établissement, à l’article 49 TFUE (arrêts du 29 février 1996, Skanavi et Chryssanthakopoulos, C 193/94, EU:C:1996:70, points 20 et 21, ainsi que du 5 février 2014, Hervis Sport- és Divatkereskedelmi, C 385/12, EU:C:2014:47, point 25, et ordonnance du 22 octobre 2021, O e.a., C 691/20, non publiée, EU:C:2021:895, points 20 et 21).
30 Ainsi, dès lors que les circonstances factuelles des affaires au principal concernent une société italienne contrôlée par une société établie dans un autre État membre, l’article 49 TFUE est la disposition pertinente pour apprécier la compatibilité de la réglementation nationale concernée avec le droit de l’Union (voir, par analogie, arrêts du 13 novembre 2012, Test Claimants in the FII Group Litigation, C 35/11, EU:C:2012:707, point 91, et du 3 mars 2020, Tesco-Global Áruházak, C 323/18, EU:C:2020:140, point 52).
31 Dès lors, il n’y a pas lieu de procéder à une interprétation de l’article 18 TFUE, mais exclusivement à une interprétation de l’article 49 TFUE.
Sur la liberté d’établissement
32 Par ses questions, la juridiction de renvoi demande, en substance, si la liberté d’établissement consacrée à l’article 49 TFUE s’oppose à une réglementation, telle que l’article 30, paragraphe 1, point 5, de la loi no 724/1994, dans sa version applicable aux faits en cause au principal, qui limite le bénéfice du motif d’exclusion de l’application du régime fiscal anti-évasion sur les sociétés-écrans aux seules sociétés dont les titres sont négociés sur les marchés réglementés nationaux, en écartant du champ d’application de ce motif d’exclusion les autres sociétés, nationales ou étrangères, dont les titres ne sont pas négociés sur les marchés réglementés nationaux, mais qui sont contrôlées par des sociétés et entités cotées sur des marchés réglementés étrangers.
33 En premier lieu, il convient de rappeler que l’article 49 TFUE impose la suppression des restrictions à la liberté d’établissement des ressortissants d’un État membre sur le territoire d’un autre État membre. Cette liberté comprend, conformément à l’article 54 TFUE, pour les sociétés constituées en conformité avec la législation d’un État membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l’intérieur de l’Union, le droit d’exercer leur activité dans d’autres États membres par l’intermédiaire d’une filiale, d’une succursale ou d’une agence (voir, en ce sens, arrêts du 21 septembre 1999, Saint-Gobain ZN, C 307/97, EU:C:1999:438, point 35, et du 20 janvier 2021, Lexel, C 484/19, EU:C:2021:34, point 33 et jurisprudence citée).
34 La liberté d’établissement vise à garantir le bénéfice du traitement national dans l’État membre d’accueil aux ressortissants d’autres États membres et aux sociétés visées à l’article 54 TFUE et interdit, pour ce qui concerne les sociétés, toute discrimination fondée sur le lieu du siège (arrêts du 12 décembre 2006, Test Claimants in Class IV of the ACT Group Litigation, C 374/04, EU:C:2006:773, point 43, ainsi que du 3 mars 2020, Tesco-Global Áruházak, C 323/18, EU:C:2020:140, point 59 et jurisprudence citée).
35 Sont, à cet égard, prohibées non seulement les discriminations ostensibles fondées sur le lieu du siège des sociétés, mais encore toutes formes dissimulées de discrimination qui, par application d’autres critères de distinction, aboutissent en fait au même résultat (arrêts du 5 février 2014, Hervis Sport- és Divatkereskedelmi, C 385/12, EU:C:2014:47, point 30 ; du 3 mars 2020, Tesco-Global Áruházak, C 323/18, EU:C:2020:140, point 62, et du 25 février 2021, Novo Banco, C 712/19, EU:C:2021:137, point 31).
36 Une réglementation nationale qui opère, aux fins de la détermination du revenu imposable, une distinction selon le lieu de négociation des titres concernés est susceptible de relever d’une telle prohibition.
37 Toutefois, en l’occurrence, conformément à l’article 30, paragraphe 1, point 5, de la loi no 724/1994, dans sa version applicable ratione temporis aux faits en cause au principal, bénéficient du motif d’exclusion de l’application du régime fiscal anti-évasion pour les sociétés-écrans uniquement les « sociétés et entités dont les titres sont négociés sur des marchés réglementés italiens ».
38 Dès lors, compte tenu du champ d’application de cette disposition, force est de constater qu’aucune différence de traitement entre une société détenue par une société mère cotée en Allemagne, telle que Contship, et une société détenue par une société mère cotée en Italie ne résulte de la réglementation nationale en cause au principal. En effet, dès lors que cette réglementation n’octroie le bénéfice du motif d’exclusion de l’application du régime fiscal anti-évasion pour les sociétés-écrans, prévu à l’article 30, paragraphe 1, point 5, de la loi no 724/1994, qu’aux sociétés qui sont elles-mêmes cotées sur le marché réglementé italien, le fait qu’une société soit la filiale d’une société mère cotée en Italie ou à l’étranger est sans incidence.
39 En revanche, il ressort des informations dont dispose la Cour que Contship n’avait jamais émis de titres sur le marché réglementé italien et, pour cette raison, elle ne bénéficiait pas du motif d’exclusion de l’application du régime fiscal anti-évasion pour les sociétés-écrans, prévu à l’article 30, paragraphe 1, point 5, de la loi no 724/1994, à l’instar de toute autre société italienne non cotée. Partant, si Contship, au lieu d’être contrôlée par une société cotée en Allemagne, avait été contrôlée par une société cotée en Italie, elle n’aurait pas non plus pu se prévaloir du motif d’exclusion prévu à cette disposition.
40 Dans ces conditions, aucune différence de traitement ne saurait résulter de l’application de l’article 30, paragraphe 1, point 5, de la loi no 724/1994 entre une société détenue par une société mère cotée sur un marché étranger et une société détenue par une société mère cotée sur le marché italien.
41 En second lieu, il ressort d’une jurisprudence constante que l’article 49 TFUE s’oppose à toute mesure nationale qui, même applicable sans distinction tenant à la nationalité, est susceptible de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice, par les citoyens de l’Union, de la liberté d’établissement garantie par le traité FUE et que de tels effets restrictifs peuvent se produire notamment lorsque, en raison d’une réglementation nationale, une société peut être dissuadée de créer des entités subordonnées, telles qu’un établissement stable, dans d’autres États membres et d’exercer ses activités par l’intermédiaire de telles entités (arrêt du 3 septembre 2020, Vivendi, C 719/18, EU:C:2020:627, point 51, ainsi que ordonnance du 22 octobre 2021, O e.a., C 691/20, non publiée, EU:C:2021:895, point 23).
42 À cet égard, il y a lieu de souligner que, en vertu du principe de l’autonomie fiscale des États membres, en l’absence de mesures d’harmonisation prises au niveau de l’Union, il appartient à ces derniers de déterminer le régime fiscal applicable aux sociétés-écrans présumées. Toutefois, une telle compétence doit être exercée dans le respect du droit de l’Union et, notamment, des dispositions du traité FUE en matière de liberté d’établissement (voir, par analogie, arrêts du 30 juin 2011, Meilicke e.a., C 262/09, EU:C:2011:438, points 37 et 38, ainsi que du 19 décembre 2019, Brussels Securities, C 389/18, EU:C:2019:1132, point 48 et jurisprudence citée).
43 En l’occurrence, toutefois, il ressort de la réglementation en cause au principal que, lorsqu’une société mère est cotée sur le marché réglementé italien, sa filiale ne peut bénéficier du motif d’exclusion de l’application du régime fiscal anti-évasion pour les sociétés-écrans, prévu à l’article 30, paragraphe 1, point 5, de la loi no 724/1994, si cette filiale n’est pas elle-même cotée.
44 Il en découle qu’aucun traitement fiscal avantageux pour les filiales n’est soumis à la condition que les sociétés mères soient cotées sur le marché boursier national.
45 Ainsi, la réglementation en cause au principal ne favorisant pas les sociétés détenues par des sociétés mères cotées sur le marché réglementé national, souhaitant bénéficier du motif d’exclusion de l’application du régime fiscal anti-évasion pour les sociétés-écrans, aucun effet dissuasif ne saurait résulter de cette réglementation pour les sociétés mères cotées sur des marchés étrangers.
46 Par ailleurs, il convient de relever, à l’instar de la Commission européenne, que le motif d’exclusion prévu à l’article 30, paragraphe 1, point 5, de la loi no 724/1994 ne s’appliquait qu’aux sociétés-écrans présumées dont les titres étaient négociés sur des marchés réglementés italiens et excluait ainsi les sociétés-écrans cotées sur des marchés étrangers, y compris ceux des États membres autres que la République italienne. Toutefois, cette dernière situation n’est pas celle qui ressort des circonstances des affaires au principal et, partant, une réponse de la Cour au point de savoir si une telle différenciation devrait être considérée comme une discrimination en ce qui concerne la liberté d’établissement irait au-delà des questions posées et ne serait pas utile à la juridiction de renvoi pour déterminer la solution des litiges au principal.
47 Par conséquent, une limitation du champ d’application personnel du motif d’exclusion de l’application du régime fiscal anti-évasion pour les sociétés-écrans, prévu à l’article 30, paragraphe 1, point 5, de la loi no 724/1994, telle que celle en cause au principal, n’est pas de nature à gêner ou à rendre moins attrayant l’établissement, sur le territoire italien, d’une société mère cotée sur un marché règlementé étranger.
48 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre aux questions posées que l’article 49 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui limite l’application du motif d’exclusion de l’application du régime fiscal anti-évasion pour les sociétés-écrans aux sociétés dont les titres sont négociés sur les marchés réglementés nationaux en écartant du champ d’application de ce motif d’exclusion les autres sociétés, nationales ou étrangères, dont les titres ne sont pas négociés sur les marchés réglementés nationaux, mais qui sont contrôlées par des sociétés et entités cotées sur des marchés réglementés étrangers.
Sur les dépens
49 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (huitième chambre) dit pour droit :
L’article 49 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui limite l’application du motif d’exclusion de l’application du régime fiscal anti-évasion pour les sociétés-écrans aux sociétés dont les titres sont négociés sur les marchés réglementés nationaux en écartant du champ d’application de ce motif d’exclusion les autres sociétés, nationales ou étrangères, dont les titres ne sont pas négociés sur les marchés réglementés nationaux, mais qui sont contrôlées par des sociétés et entités cotées sur des marchés réglementés étrangers.