CA Bordeaux, ch. com., 20 septembre 2022, n° 21/06351
BORDEAUX
Arrêt
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Madame Nathalie PIGNON
Conseillers :
Madame Elisabeth FABRY, Madame Marie GOUMILLOUX
Par contrat du 12 avril 2016, Mme [M], M. [X] et Mme [U] ont donné à bail commercial à la société Chez Le Grand un local commercial situé à [Localité 12]. Le bail a été transféré à la société l'Esteve par un acte de cession du fonds de commerce du 02 octobre 2017.
Par jugement du 25 septembre 2019, le tribunal de commerce de Bordeaux a ouvert une procédure de liquidation judiciaire à l'égard de la société l'Esteve et désigné la SCP [B] [O] en qualité de liquidateur.
Les loyers d'octobre, novembre et décembre 2019 n'étant pas honorés, les bailleurs ont demandé la constatation de l'acquisition de la clause résolutoire.
Par ordonnance du 12 février 2020, le juge commissaire a autorisé la cession de gré à gré du fonds de commerce au profit de M. [I], futur gérant de la société La Guinguette du Coq au prix de 95 000 euros. Les bailleurs ont relevé appel de cette ordonnance.
Par actes des 05 et 07 février 2020, le liquidateur a assigné les bailleurs devant le juge des référés du tribunal judiciaire de Bordeaux afin de solliciter un délai de paiement pour le paiement des loyers en retard.
Par ordonnance du 13 mars 2020, le juge commissaire a sursis à statuer sur l'acquisition de la clause résolutoire jusqu'à la décision du président du tribunal judiciaire sur la demande de délais de paiement.
Par ordonnance de référé du 22 juin 2020, le président du tribunal judiciaire de Bordeaux a accordé un délai de paiement de 4 mois pour le paiement des loyers en retard. Les bailleurs ont relevé appel de cette ordonnance qui a été confirmée par arrêt du 10 mars 2021.
Par arrêt du 12 janvier 2021, la cour d'appel a infirmé l'ordonnance du juge commissaire du 12 février 2020 et prononcé un sursis à statuer sur la requête du liquidateur tendant à être autorisé à vendre le fonds de commerce au profit de M. [I], dans l'attente de la décision du juge commissaire sur l'acquisition de la clause résolutoire du contrat de bail commercial.
Par ordonnance du 05 mai 2021, statuant au fond sur la demande des bailleurs de voir constater l'acquisition de la clause résolutoire, le juge commissaire a rejeté leur demande, constaté que l'acte de cession était passé, constaté le règlement des loyers et charges dus postérieurement à l'ouverture de la procédure de liquidation judiciaire, et le règlement des loyers par la société Guinguette du Coq à compter de l'acte de cession.
Les bailleurs ont formé opposition à l'encontre de cette ordonnance et demandé au tribunal de constater la résiliation du bail commercial de plein droit au 26 décembre 2019 pour défaut de paiement des loyers et charges afférentes.
Par jugement réputé contradictoire du 08 novembre 2021, le tribunal de commerce de Bordeaux a :
- confirmé l'ordonnance du 05 mai 2021,
- débouté Mmes [U] et [M] et M. [X] de leur demande de voir constater la résiliation du bail commercial,
- débouté Mmes [U] et [M] et M. [X] du surplus de leurs demandes,
- condamné solidairement Mmes [U] et [M] et M. [X] à payer à la SCP [B] [O] ès qualités la somme 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- les a condamnés aux dépens.
Mme [M], M. [X] et Mme [U] ont relevé appel du jugement par déclaration du 19 novembre 2021 énonçant les chefs du jugement expressément critiqués, intimant la société l'Esteve, la SCP [W] ès qualités, Mme [V] [M], M. [Y], M. [I] et la société La Guinguette du Coq.
Par conclusions déposées en dernier lieu par le RPVA le 06 janvier 2022 auxquelles il convient de se reporter pour plus ample exposé de leurs moyens et prétentions, Mme [M], M. [X] et Mme [U] demandent à la cour de :
- accueillir leur appel régulièrement formé,
- le déclarer recevable en la forme,
- réformer dans toutes ses dispositions le jugement déféré,
- statuant à nouveau,
- constater la résiliation de plein droit, au 26 décembre 2019, du bail commercial du 12 avril 2016 pour défaut de paiement des loyers et charges afférents à une occupation postérieure au jugement de liquidation judiciaire du 25 septembre 2019,
- débouter la SCP [B] BaujetT ès qualités, la société La Guinguette du Coq et M. [I] de toutes leurs demandes fins et conclusions,
- condamner in solidum la SCP [B] [O] es-qualités, la société La Guinguette du Coq et M. [I] à payer à chacun des trois requérants la somme de 12 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- inscrire les dépens de l'instance en frais privilégiés de procédure.
Mme [M], M. [X] et Mme [U] font notamment valoir qu'en application de l'article L.641-12 3° du code de commerce, qui renvoient à celles de l'article L.622-14, la résiliation du bail est acquise depuis le 26 décembre 2019 ; qu'ils sont fondés à solliciter le constat de la résiliation, d'autant que la créance est certaine, liquide et exigible ; que pour les débouter, le tribunal a considéré, de manière erronée, que l'ordonnance du 05 mai 2021 avait été confirmée par l'arrêt de la cour du 05 mars 2021 ; que l'ordonnance de référé est sans incidence sur l'acquisition de la résiliation ; qu'il en est de même de la cession du fonds de commerce; qu'ils contestent avoir encaissé les loyers, les sommes encaissées l'ayant été au titre d'indemnités d'occupation.
Par conclusions déposées en dernier lieu par le RPVA le 1er avril 2022 auxquelles il convient de se reporter pour plus ample exposé de leurs moyens et prétentions, la société Guinguette du Coq et M. [I] demandent à la cour de :
- confirmer le jugement en toutes ses dispositions,
- en conséquence,
- déclarer recevable mais mal fondé le recours des consorts [U], [M] et [X],
- débouter les consorts [U], [M] et [X] de l'intégralité de leurs demandes, fins et prétentions,
- condamner solidairement les consorts [U], [M] et [X] à leur payer la somme de 6 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.
La société Guinguette du Coq et M. [I] font valoir qu'il au juge de statuer sur la demande de résiliation pour qu'elle puisse produire l'intégralité de ses effets ; que la cour d'appel confirmé que dès lors que le juge commissaire n'avait pas constaté la résiliation du bail lorsque le juge des référés a statué, rien n'empêchait ce dernier d'accorder des délais de paiement ; que âce aux délais de paiement accordés par le président, dont la décision a été confirmée par arrêt du 10 mars 2021, la liquidation a pu s'acquitter des loyers impayés ; que la demande de résolution du bail devient sans objet et la cession valable ; que les bailleurs peuvent d'autant moins soutenir la résiliation que M. [I], depuis son entrée en jouissance, a toujours pris soin d'adresser en LRAR le paiement du loyer aux bailleurs ; qu'en encaissant les loyers, les bailleurs ont accepté le principe de la continuité du bail ; enfin, qu'en application de l'article L.143-2 du code de commerce, les bailleurs auraient dû notifier leur demande de résiliation aux créanciers inscrits sur le fonds, ce qu'ils n'ont fait qu'en mars 2021.
Par conclusions déposées en dernier lieu par le RPVA le 16 mars 2022 auxquelles il convient de se reporter pour plus ample exposé de ses moyens et prétentions, la SCP [B] [O] ès qualités demande à la cour de :
- déclarer recevable mais mal fondé le recours des consorts [U], [M] et [X],
- les en débouter,
- les condamner avec solidarité à payer la somme de 9 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.
La SCP [B] [O] ès qualités fait valoir que les appelants font une interprétation erronée des articles L.641-12 3° et L.622-14 ; qu'une compétence liée serait d'ailleurs contraire aux objectifs de l'article L.631-1 du code de commerce qui rappelle que la procédure de redressement judiciaire est destinée à permettre la poursuite de l'activité de l'entreprise, le maintien de l'emploi et l'apurement du passif ; enfin, qu'il se déduit des dispositions de l'article R.641-21 alinéa 2 du code de commerce qu'il appartient au juge commissaire de fixer la date de la résiliation, de sorte qu'elle n'est pas automatique et peut être fixée à diverses dates.
La société l'Esteve, Mme Bauxis Garrabe et M. [Y], à qui la déclaration d'appel et les conclusions ont été régulièrement signifiées, n'ont pas constitué avocat.
La clôture de la procédure a été prononcée par ordonnance du 31 mai 2022 et l'audience fixée au 21 juin 2022.
MOTIFS :
sur la demande principale :
Aux termes des dispositions de l'article L.641-12 3° du code de commerce, qui renvoient à celles de l'article L.622-14, bailleur peut demander la résiliation judiciaire ou faire constater la résiliation de plein droit du bail pour défaut de paiement des loyers et charges afférents à une occupation postérieure au jugement de liquidation judiciaire le paiement des sommes dues n'est pas intervenue dans le délai de trois mois à compter du jugement. Si le paiement des sommes dues intervient avant l'expiration de ce délai, il n'y a pas lieu à résiliation.
Il en ressort que si le liquidateur n'a pas payé les loyers pendant les trois mois suivant le jugement d'ouverture de la liquidation alors que la société en liquidation judiciaire a continué d'occuper les lieux, le bailleur peut agir en résiliation du bail.
En l'espèce, la liquidation judiciaire de a société l'Estève a été prononcée par jugement du 25 septembre 2019. Les loyers d'octobre à décembre 2019 n'ayant pas été payés, c'est à bon droit, et dans le strict respect des délais énoncés plus haut, que les appelants ont saisi le juge commissaire, le 20 janvier 2020, d'une demande de constat de résiliation du bail.
Les appelants soutiennent que la résiliation du bail est acquise depuis le 26 décembre 2019 ; que s'agissant d'un constat, le juge a compétence liée et n'a aucun pouvoir d'appréciation ; que la cession a donc été autorisée à la fois en fraude de leurs droits, puisqu'elle vise à leur imposer un nouvel occupant de surcroît sans droit, et en portant atteinte à leur droit de propriété. ; que pour les débouter, le tribunal a considéré, de manière erronée, que l'ordonnance du 05 mai 2021 avait été confirmée par l'arrêt de la cour du 05 mars 2021 ; que l'ordonnance de référé est sans incidence sur l'acquisition de la résiliation ; qu'il en est de même de la cession du fonds de commerce ; qu'ils contestent avoir encaissé les loyers, les sommes encaissées l'ayant été au titre d'indemnités d'occupation.
La SCP [B] [O] ès qualités fait valoir que les appelants font une interprétation erronée des articles L.641-12 3° et L.622-14 ; que le fait qu'ils mentionnent le terme « constat » ne signifie pas que le juge a compétence liée ; qu'il manque le verbe « doit » ; qu'une compétence liée serait d'ailleurs contraire aux objectifs de l'article L.631-1 du code de commerce qui rappelle que la procédure de redressement judiciaire est destinée à permettre la poursuite de l'activité de l'entreprise, le maintien de l'emploi et l'apurement du passif ; enfin, qu'il se déduit des dispositions de l'article R.641-21 alinéa 2 du code de commerce (« le juge commissaire constate, sur la demande de tout intéressé, la résiliation de plein droit des contrats dans les cas prévus aux articles 3 de l'article L.641-11-1 et à l'article L.641-12 ainsi que la date de cette résiliation »), qu'il appartient au juge commissaire de fixer la date de la résiliation, de sorte qu'elle n'est pas automatique et peut être fixée à diverses dates.
C'est cependant à bon droit que les appelants opposent que même à reconnaître à l'ordonnance de référé l'autorité de la chose jugée, elle n'a d'incidence que sur l'exigibilité de la dette et non sur la résiliation du bail, l'octroi de délais n'étant pas inconciliable avec le constat, et la mise en oeuvre, de la résiliation. C'est par une interprétation des dispositions de l'article L.641-12 3° du code de commerce qui ne peut qu'être validée par la cour qu'ils soutiennent qu'en l'absence de paiement des loyers d'octobre à décembre 2019, ils sont fondés à solliciter du juge le constat pur et simple de la résiliation, constat qui s'impose au juge.
La SCP Silvestri Baujet se prévaut par ailleurs des dispositions de l'article R.641-21 alinéa 2 qui prévoit que 'le juge commissaire constate, sur la demande de tout intéressé, la résiliation de plein droit des contrats dans les cas prévus au III de l'article L.641-11-1 et à l'article L.641-12 ainsi que la date de cette résiliation'.
Il résulte des dispositions de l'article L.641-11-1 - II et - III - 2° que le liquidateur a seul la faculté d'exiger l'exécution du contrat en fournissant la prestation promise au cocontractant du débiteur, et qu'à défaut de paiement, et d'accord du cocontractant pour poursuivre les relations contractuelles, le contrat en cours est résilié de plein droit.
Cette situation est précisément celle de l'espèce, le liquidateur ayant omis de payer les loyers dus, et les bailleurs ayant clairement exprimé leur désaccord à la poursuite des relations contractuelles.
Or la rédaction de l'article R.641-21 alinéa 2 telle que rappelée plus haut n'ouvre pas au juge la possibilité de fixer la date. Il en résulte que la résiliation du bail est acquise depuis le 26 décembre 2019, sans que la cession intervenue en fraude des droits des bailleur, ni l'octroi de délais, ne puissent avoir le moindre effet sur cette résiliation.
C'est de manière inopérante que le liquidateur fait valoir qu'une compétence liée serait contraire aux objectifs de l'article L.631-1 du code de commerce dans la mesure où cette résiliation est intervenue sous l'empire non pas d'un redressement judiciaire tel qu'envisagé par ce texte, mais d'une liquidation judiciaire, qui poursuit d'autres objectifs.
Tout aussi inopérante est l'argumentation selon laquelle les bailleurs auraient dû délivrer un commandement de payer préalable conformément à l'article L.145-41 du code de commerce, et notifier leur intention aux créanciers inscrits conformément à l'article L.143-2, alors qu'il ne s'agit pas ici de sanctionner un manquement de l'actuel exploitant, mais de remettre en cause la légitimité de son occupation, sur le fondement d'un texte spécifique qui ne souffre guère d'interprétation.
Quant à l'argumentation selon laquelle, en acceptant les loyers, les bailleurs auraient accepté la continuité du bail, perdant ainsi le droit de réclamer la résiliation, il est contredit par les pièces produites aux débats par les appelants, qui justifient au contraire avoir écrit au cessionnaire le 04 mars 2021 suite à l'arrêt du 12 janvier 2021 pour lui demander de quitter les lieux, et avoir refusé, motif pris de la résiliation, le chèque qui leur a été adressé le 15 septembre 2021 en paiement des loyers dûs du 26 septembre 2019 au 18 août 2020 (leurs pièces 18 et 19) avant d'accepter l'encaissement des sommes en précisant qu'elles étaient dues à titre d'indemnités d'occupation (leurs pièces 16 et 17).
Le souci de préserver les intérêts des créanciers de la société l'Estève ne pouvant justifier la violation des droits des bailleurs, consacrés par des dispositions légales, il y a lieu d'infirmer le jugement, et de constater la résiliation de plein droit du bail au 26 décembre 2019.
sur les demandes accessoires :
Il apparaît inéquitable de laisser à la charge de M. [X], Mme [U] et Mme [M] les sommes exposées par eux dans le cadre de la procédure de première instance et d'appel et non comprises dans les dépens. Le jugement qui les a condamnés au paiement de frais irrépétibles sera infirmé, et la SCP [W] ès qualités sera condamnée à leur payer ensemble la somme de 8 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
La SCP [W] ès qualités sera condamnée aux entiers dépens, qui seront inscrits en frais privilégiés de procédure.
PAR CES MOTIFS :
La cour, statuant publiquement, par arrêt réputé contradictoire et en dernier ressort,
Infirme le jugement rendu le 08 novembre 2021 par le tribunal de commerce de Bordeaux
Statuant à nouveau,
Constate la résiliation de plein droit du bail au 26 décembre 2019
Déboute les parties de leurs demandes plus amples et contraires
Condamne la SCP [B] [O] en qualité de mandataire liquidateur de la société l'Estève à payer à Mmes [U] et [M] et M. [X] ensemble la somme de 8 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile
Condamne la SCP [B] [O] en qualité de mandataire liquidateur de la société l'Estève aux entiers dépens, qui seront inscrits en frais privilégiés de procédure.
Le présent arrêt a été signé par Mme Pignon, présidente, et par M.Goudot, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.